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Le Tramway (2001)

lundi 28 avril 2025, par Christine Genin

Le Tramway. Notice

par Anne-Lise BLANC et Joëlle GLEIZE

Résumé

Le Tramway est le récit d’un homme qui se souvient. Il relate « l’histoire d’un jeune garçon grandi dans un milieu provincial et bourgeois et qui se retrouve, vers la fin de sa vie, vieillard, et malade sur le lit [d’un] hôpital ». Partant du tramway de son enfance, qui reliait « une ville de province » où il était collégien à la « plage mondaine » et dont un arrêt se situait près de la résidence d’été où sa famille restait jusqu’au « jour des Morts », le narrateur se rappelle avec précision le poste de pilotage près duquel il aimait alors se tenir. Puis il évoque l’allure du wattman, et, sur le parcours de l’engin, le monument aux morts puis l’Allée des marronniers, fréquentée par de terrifiants « hommes-troncs ». Ainsi est-ce au gré des réminiscences qu’éveille le souvenir de ces trajets que le narrateur se remémore les lieux qu’il traversait : ceux, familiers, où il passait son existence, et ceux, fascinants, qui lui étaient interdits, mais aussi des figures connues ou seulement rencontrées, des spectacles magiques ou cruels et des jeux de l’enfance ; des images souvent joyeuses mais aussi obscurcies par des images de mort inspirées par la figure sombre d’une bonne capable d’une inquiétante cruauté, par la perte de Gaguy, l’ami d’enfance, dont il est resté sans nouvelles après que la guerre les a fait se croiser furtivement, et plus encore par la lente agonie d’une mère décharnée par la maladie et dont l’enfant a été tenu à distance jusqu’après sa disparition (« on avait refermé le cercueil avant mon arrivée »), une mère dont le souvenir, dès lors, ne cesse de le hanter et dont le manque se fait sentir dans tout le récit.
Le narrateur se remémore aussi les circonstances de son récent séjour à l’hôpital où, cloué au lit, embrumé par la fièvre, inquiété ou intrigué par un monde qu’il peine à s’expliquer, il tente de le comprendre : la salle d’attente, le box des urgences, la chambre et les couloirs de l’hôpital sont tantôt le théâtre de scènes entr’aperçues qu’il cherche à élucider et tantôt des postes d’observation de personnages énigmatiques, grotesques ou émouvants, comme son voisin de chambre dont il suit le manège.
Évoquant tour à tour, et comme par à-coups, des souvenirs provenant essentiellement de ces deux périodes qui bornent son existence (quelques souvenirs d’autres périodes s’y greffent aussi parfois, comme portés par l’émotion), le narrateur semble les entrelacer au gré de leurs résurgences à la surface de sa mémoire. Les scènes remémorées sont souvent précises mais fragmentaires, et leurs contours un peu flous les rendent conductrices : elles inspirent au narrateur d’autres réminiscences ou l’inclinent, pour pallier les lacunes de la mémoire, à hasarder des conjectures. Les unes et les autres se mêlent dans un récit qui, allant et venant du monde familier d’une époque lointaine aux souvenirs récents d’un univers hospitalier où tout paraît étrange, tisse et figure la trame ajourée d’une existence.

Analyse

Portrait d’une ville de province de l’entre-deux guerres

Dernier roman de Claude Simon, Le Tramway présente un point d’aboutissement et d’accomplissement de ses romans « à base de vécu ». Claude Simon va très loin, ici, dans la référence à une réalité historiquement et géographiquement située. Rien de « balzacien » dans ses descriptions, cependant. Mais, par bribes, dans l’évocation des groupes sociaux, de leurs comportements et de leurs rituels, celle des lieux où ils évoluent, de la ville à la plage, s’esquisse une sociologie de la ville de province de l’entre-deux guerres, de ses transformations architecturales ou culturelles. Même si elle n’est pas nommée, Perpignan, la ville natale de l’écrivain, est identifiable et les traces de la Grande Guerre y sont fortement visibles : dans le monument aux morts, pôle citadin et récurrent du trajet du tramway, avec ses « interminables colonnes de noms » et ses personnages « comme sortis du royaume des morts », et dans la présence, frappante pour l’enfant et pour sa mère veuve de guerre, des mutilés, les « hommes-troncs ». Les clivages sociaux entre les ouvriers ou les pêcheurs et les bourgeois sont aussi très marqués, comme l’est la séparation entre leurs loisirs : le cinéma, la « plage mondaine », ou la fête des vendanges jouissent de l’aura des activités interdites aux yeux des enfants de « bonne » famille. À ces loisirs populaires, s’opposent les rituels de la bourgeoisie, la migration estivale vers la mer, l’usage des « abris » de plage comme de « salons » ou les soirées musicales autour du piano. Dans cette société pourtant « des plus collet monté », le narrateur note que certaines fractures sont minimisées voire déniées, comme la judéité, et que l’homosexualité est tolérée quand elle concerne l’un des leurs, comme ce poète qui nourrit les potins de ses frasques. Il souligne également avec ironie le mélange de mépris et d’envie que cette bonne « société », fière de sa naissance, porte aux riches héritiers d’un producteur de « vinasse » dont les invitations, dans une ostentatoire demeure à l’imitation d’un château de la Loire, sont néanmoins prisées.
Dans les séquences les plus contemporaines du temps de l’écriture, les marqueurs sociaux sont déplacés et plus subtils : l’hôpital les neutralise, formant un monde à part, qui laisse surtout subsister des écarts culturels dont témoigne le regard affligé du narrateur malade sur son compagnon de chambre. C’est aussi un narrateur narquois qui analyse l’évolution architecturale de la ville qui, après une première modernisation, renie son premier reniement au profit d’un style « propre à satisfaire à la fois la fierté locale et les appétits touristiques d’exotisme méditerranéen ». Ce regard ironique porté sur son milieu d’origine se combine avec la mélancolie du souvenir.

Une écriture « par tableaux détachés »

Même s’il est moins affiché que dans Le Jardin des plantes, le caractère discontinu du texte frappe d’entrée : l’alternance entre les fragments relevant des deux séries provoque des interruptions, des ruptures parfois longues ou soulignées par des points de suspension. Le lecteur est ainsi amené à lier les fragments entre eux, par-delà les coupures : il est guidé par la cohérence de chacun des espaces-temps, et de chacun des trajets, de l’enfance à la perte de la mère, de l’hospitalisation au début de la guérison. Il est aidé par des contrastes très marqués entre ces deux séries : à l’univers coloré, bruyant, mobile et parfois dramatique de l’enfance, où les lieux et les personnes ont souvent des noms et des fonctions, s’oppose un monde uniformément blanc ou gris, aseptisé, anonyme, où les perceptions sont voilées par la fièvre comme par un écran. Les souvenirs disent la fragilité de la vie autant que l’ardente volonté de vivre ; ils sont lacunaires et dispersés mais la récurrence de certains motifs leur donne cohérence et force. Car des rapprochements et des superpositions s’opèrent, par le biais de ressemblances, comme celle du profil « acéré » du voisin de chambre d’hôpital avec celui de la mère, émacié par la souffrance que rappelle aussi douloureusement la vision d’une jeune malade (ou d’une morte) gisant sur son lit d’hôpital. Une vision qui par contraste, cette fois, ramène à la terrifiante image de la mère dans son cercueil : une image qu’il n’a pas vue, qu’il ne peut que s’inventer et qui hante tout le récit.
L’évocation de l’enfance comme celle de l’hospitalisation de l’adulte témoignent du même désir intense de noter les sensations, les perceptions mais c’est un désir que les circonstances entravent. Les images de l’enfance font resurgir avec précision une topographie ancienne sur le trajet du tramway entre la ville et la mer mais la remémoration à la première personne adopte un point de vue limité, celui de l’enfant, porté par une attention aigüe au monde mystérieux des adultes, avec ses fascinations et ses tabous : la cabine du wattman, les « criardes affiches » du cinéma, l’entrée interdite du musée Dupuytren avec ses « Mystères de la Femme », les non-dits compris tardivement (la judéité de Gaguy). Toutes réminiscences qui s’articulent discrètement autour d’une image charnière, celle douloureuse et effrayante de la mère morte, une image d’autant plus obsédante qu’elle est absente : soucieuse de préserver l’enfant, la famille qui l’entoure l’a privé de cette dernière image puis éloigné des lieux de la disparition maternelle, le collégien allait désormais être pensionnaire à Paris.
Les notations sur l’hôpital sont plus encore réduites aux perceptions du malade, d’abord brouillées par la fièvre, puis limitées par l’immobilité forcée. Ce sont des scènes entrevues, parfois énigmatiques, baignées d’un « gris blafard » d’où se détachent le masque rose d’une femme alitée, ou le pyjama rouge de son voisin de chambre, un vieillard en qui il voit à la fois sa propre caricature, et un double de sa mère en raison de son « tragique visage au bec de rapace ».

Les mouvements et les intermittences de la mémoire

Ce qui remonte du passé, ce sont d’abord des images, comme dans l’incipit avec le tableau de bord du tramway ou la palette de couleurs pastel des tickets, mais souvent ces images s’animent, donnant une présence saisissante à ce qui est remémoré : « Il me semblait voir cela, y être [...] ». C’est avec la scène silencieuse et muette d’un duo qui s’encadre dans sa fenêtre, et que le malade regarde inlassablement se répéter, que se clôt la série des fragments à l’hôpital et que s’annonce sa guérison : l’avidité de voir est avidité de vivre. Pour Claude Simon, le passé ne peut se retrouver mais l’effet de reviviscence d’une écriture de la mémoire, l’importance des lieux (tramway ou chambres) et le primat des sensations, témoignent, dans son récit, d’un dialogue étroit – quoique parfois critique – avec l’héritage proustien.
Dans Le Tramway, qu’ils soient proches ou lointains, les souvenirs suivent la logique associative de la mémoire, évoquant ce qui disparaît, les êtres, les usages, les choses, mais aussi ce qui s’acharne à vivre, à durer. L’alternance des séquences de ce passé lointain ou proche souligne combien celui-là, déjà – avec les « hommes-troncs » victimes de la guerre, les rats ou les jeunes chats tués par la bonne sous les yeux horrifiés des enfants, avec l’agonie lente de la mère – était marqué par la blessure et par la mort. Toutefois, la dernière phrase du roman associe à la mort la survie du souvenir : tout en évoquant l’agonie de l’été, Simon compare le voile de poussière qui recouvre le jardin à « l’impalpable et protecteur brouillard de la mémoire ».
Les deux trajets mémoriels se superposent grâce à des images, à des formes, à des objets, comme ceux qui permettent le transport : d’une part, le tramway, la « baladeuse » de l’été ou « la charrette chargée de comportes » des vendanges, mais aussi les « voiturettes » des « hommes-troncs » et la liseuse dans laquelle on transporte la mère jusqu’au jardin et dont la disparition signalera celle de son occupante, d’autre part l’ambulance, les lits et les fauteuils roulants de l’hôpital. Tous disent le mouvement mais aussi le passage (le premier titre envisagé pour ce récit était « Transit ou le Tramway »), celui du temps, celui de la vie à la mort.
Le passage d’un temps à l’autre mime ainsi le fonctionnement de la mémoire, lorsque le « gris blafard » qui entoure le malade lui rappelle la couleur de l’entrée du Musée Dupuytren et fait se confondre les deux temps ; de même, la chevelure du vieillard de l’hôpital fait surgir le souvenir de la perruque maternelle puis la comparaison avec une marionnette, celle d’un supplicié du camp de prisonniers de guerre. Les « images-carrefours » font bifurquer la mémoire d’une strate à l’autre du passé, et le montage des fragments-images opère des courts-circuits où se devine la souffrance. On comprend dès lors la richesse métaphorique du tramway, métaphore des allers et venues de la mémoire, mais aussi du chemin de la vie autant que de l’écriture, qui s’enroule autour du souvenir de la perte de la mère sans faire monument, et qui avance en juxtaposant et reliant les souvenirs-images, les espaces sociaux et les temps.

Repères

  • Le Tramway. Paris : Minuit, mars 2001, 141 p.
  • Réédition Paris : Minuit (Double ; 49), 2007, 142 p. Avec une postface de Patrick LONGUET
  • Repris dans les Œuvres. tome II. Éditées par Alastair B. DUNCAN, avec la collaboration de David ZEMMOUR et Bérénice BONHOMME. Paris : Gallimard, février 2013, p. 1211-1317. (Bibliothèque de la Pléiade ; 586)

Articles

  • ALEXANDRE (Didier) « Du Tricheur au Tramway, d’un événement l’autre ? ». Claude Simon : Allées et venues. Cahiers de l’Université de Perpignan (Perpignan : Presses Universitaires), n°34, 2004, p. 243-262
  • CLÉMENT-PERRIER (Annie) « Un si “fatidique” tramway. À propos du roman de Claude Simon ». Poétique, n°136, 2003, p. 469-486
  • DUNCAN B. (Alastair), Notice sur Le Tramway. Dans Claude Simon. Œuvres, tome II, Paris : Gallimard, 2013, p. 1596-1615
  • HOUPPERMANS (Sjef) Notice sur Le Tramway. Dictionnaire Claude Simon, tome II, sous la direction de Michel BERTRAND. Paris : Honoré Champion, 2013, p. 596-602
  • JOOS (Vincent) « La critique sociale dans Le Tramway de Claude Simon ». Roman 20-50 : Revue d’étude du Roman du XXe siècle, n°37, juin 2004, p. 125-136
  • REGGIANI (Christelle) « Simplicité du Tramway ». Claude Simon, une expérience de la complexité. Paris : Classiques Garnier, 2020, p. 191-205

Ouvrages collectifs

  • Claude Simon et Le Tramway. Études réunies par Anne-Lise BLANC. Littératures, n°46, (Toulouse : Presses Universitaires du Mirail), 2002
  • Claude Simon : Allées et venues. Actes du colloque international de Perpignan (14 et 15 mars 2003). Études réunies par Jean-Yves LAURICHESSE. Cahiers de l’Université de Perpignan (Perpignan : Presses Universitaires de Perpignan), 2004

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Mots-clés

Le Tramway  Mémoire  Perpignan