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Triptyque (1973)

jeudi 18 septembre 2025, par Christine Genin

Triptyque. Notice

par Romain BILLET

Résumé

Triptyque ne raconte pas une histoire mais trois. Et il les raconte, en quelque façon, simultanément. Pour obtenir cet effet de simultanéité : le narrateur suit tantôt tel fil narratif, tantôt tel autre, de manière à former comme une tresse avec trois histoires différentes. Ces histoires se distinguent nettement les unes des autres par leur ancrage dans des lieux spécifiques, et par la réapparition sciemment calculée de certains motifs : personnages, éléments de décor, micro-événements, paroles au discours direct, et jusqu’aux plus infimes détails comme une couleur, une forme géométrique, un parfum.

Parmi les histoires entrelacées, l’une se passe dans une banlieue industrielle, une autre dans une campagne boisée, la troisième enfin dans une station balnéaire. Un principe d’organisation géographique sous-jacent, explicité par Simon dans ses manuscrits ou dans ses prises de parole publiques, associe chaque intrigue à un point cardinal : le Nord pour la banlieue industrielle, le Sud pour la station balnéaire, le Centre pour l’univers rural. À ces variations de latitude correspondent des différences de climats qui donnent à chaque espace son atmosphère particulière : pluvieuse au Nord, ensoleillée avec quelques nuages au Centre, le Sud se caractérisant par son « ciel d’un bleu léger et uniforme, sans un nuage ». La récurrence de ces notations météorologiques, et leur association constante aux mêmes espaces, ne sont pas sans rappeler l’application que mettrait un peintre paysagiste à singulariser différents extérieurs. Ces notations restituent de façon sensorielle le passage du temps, et facilitent la reconstitution des événements narrés.

Volontairement, Simon a cherché à mêler les faits les plus ordinaires qui soient, afin que le roman ne séduise pas le lecteur par le contenu, mais le fascine par sa forme même. Aussi les intrigues sont-elles assez maigres, et peuvent-elles être rapidement résumées. La banlieue industrielle sert de cadre à un récit d’adultère : un jeune marié trompe sa femme le jour de leurs noces, après une fête arrosée dans un « estaminet » en compagnie de quelques camarades. Un rapide échange de regard suffit au marié et à la serveuse du « bar » (peut-être une ancienne connaissance) pour s’entendre et se retrouver, dans une « impasse » attenante. On voit ensuite le marié aviné, soutenu par son épouse et vomissant dans le caniveau. On le retrouve plus tard, visage tuméfié et vêtement souillé, qui rentre chez lui. Cette histoire s’achève dans la chambre à coucher où, au bruit des ronflements du mari, l’épouse observe son corps nu dans une glace.

La campagne verdoyante décrite dans le roman accueille d’autres scènes : un jeune vacher promène son troupeau, deux autres garçons observent une truite dans la rivière, puis vont plonger du haut d’une cascade ; une vieille femme vêtue de noir tue un lapin pour préparer un civet – elle recueille son sang dans un bol. Mais l’essentiel ici semble lié à ce qui se passe dans une grange, lieu de rendez-vous galant entre une jeune domestique et un motard. Toute à ses ébats, la domestique néglige la surveillance d’une petite fille dont elle a la garde et celle-ci se noie accidentellement dans la rivière. Le récit se clôt pudiquement sur quelques allusions aux recherches nocturnes, à la lampe torche, le long de la rivière, de l’enfant disparue et sur l’évocation des pleurs de la jeune femme.

La troisième histoire a pour cadre une station balnéaire du Sud de la France qui ressemble, à s’y méprendre, à Nice. Comme pour les autres séries toutefois, aucun nom de lieu n’est jamais donné qui permettrait de faire une lecture « réaliste » de Triptyque. Il s’agit aussi, par-là, d’éviter la particularisation et de faire en sorte que les faits rapportés, si triviaux soient-ils, se prêtent à une signification plus large. Avec ses « hauts palmiers, la digue, la plage avec ses galets », et même un palace rappelant l’hôtel Negresco, le Sud balnéaire, au-delà de l’anecdote circonstanciée, est emblématique de l’univers du luxe. L’intrigue qui s’y joue est justement liée à l’argent et au pouvoir : une femme, jadis courtisée par un soupirant qu’elle avait alors éconduit et qui, entre-temps, est devenu un homme politique local, le sollicite pour éviter à son fils des ennuis judiciaires. L’homme en profite pour prendre sa revanche sur la femme qu’il a aimée sans succès : à condition qu’elle couche avec lui, il accepte d’aider le jeune homme, inculpé dans une affaire de trafic de drogue.

Analyse

L’énigme de la quatrième série

On ne donnerait pas du roman un aperçu complet si l’on ne mentionnait pour finir une quatrième série de scènes. Elles remettraient en cause le projet ternaire du triptyque, si plusieurs caractéristiques ne les mettaient fondamentalement à part des trois autres séries, plus homogènes entre elles. D’abord, ces scènes couvrent une quantité moindre de texte. En outre, elles représentent des personnages, un décor et des actions en décalage manifeste avec les trois séries. Première différence, et non des moindres, l’espace est intégralement intérieur : c’est le chapiteau d’un cirque, autrement dit un espace insituable sur l’axe Nord-Centre-Sud puisqu’à aucun moment nous ne « sortons » du chapiteau qui ne s’inscrit donc pas dans une aire géographique identifiable mais peut appartenir aux trois autres séries.

Le deuxième effet décalé de cette série tient à ses personnages : alors que toutes les séries mettent en scène des individus confrontés à des situations « réelles », le cirque représente un spectacle : une suite de situations factices. Quant aux personnages, ils se réduisent à deux clowns aux rôles nettement déterminés. Ils forment le duo traditionnel du « clown blanc », digne, sérieux et maître de la piste, et de l’« auguste », reconnaissable à son nez rouge, à ses chaussures immenses et à sa maladresse. Chacun tient le rôle que lui prescrit la tradition : le clown au visage blanc tourne en ridicule le clown rouge avec la complicité du public, dont le narrateur mentionne, à intervalle régulier, les rires.

Sans doute la série des clowns remplit-elle une fonction de mise en abyme dans le dispositif romanesque de Triptyque. L’impossibilité de lui assigner un lieu souligne son irréalité et sa disponibilité : elle peut être rattachée à n’importe laquelle des autres séries, dont elle offre une sorte de miroir. Le jeu des clowns reflète peut-être celui des fictions ; la cruauté du clown blanc vis-à-vis de l’auguste, et la connivence des spectateurs hilares, rappellent aussi la violence de certains rapports entre hommes et femmes dans les autres séries, et, plus largement, tout ce qui, dans les autres séries, fait spectacle.

Un texte à la fois unitaire et multiple

Si dissemblables soient-elles quant aux lieux ou aux personnages évoqués, les trois histoires ont plusieurs points communs, révélateurs du jeu textuel que met en place Simon et qui vise à fabriquer un « triptyque » unitaire à partir de « panneaux » distincts. Tout l’art du romancier consistera ainsi à opérer des choix formels contradictoires, les uns concourant à dissocier les trois récits entrelacés, les autres, au contraire, à réintroduire de l’homogénéité dans un matériau narratif hétérogène. L’hétérogénéité sémantique qui permet de distinguer les séries narratives est en effet tempérée par l’homogénéisation du texte. Si le roman est divisé en trois parties, celles-ci ne sont distinguées les unes des autres ni par un titre, ni même par un numéro : rien n’explicite le principe de division. En outre, les trois récits se retrouvent en proportions quasi égales dans les trois parties : aucune histoire n’est plus développée que les autres, et aucune partie n’est quantitativement dominante. Enfin, chaque partie est constituée d’un unique paragraphe, formant un « bloc » parfaitement soudé sur plusieurs dizaines de pages. Cette rupture avec l’organisation conventionnelle du texte, en paragraphes clairement signalés par un saut de ligne et un alinéa, suggère que toute la matière verbale de Triptyque se trouve sur le même plan, que tout y a une importance rigoureusement égale et que le texte, malgré la pluralité des intrigues, doit être appréhendé comme un tout.

Enfin, un certain nombre de mises en abyme viennent souder les différentes séries. En plus du cirque précédemment évoqué et superposable aux trois autres séries, Simon pratique un système de « capture » et de « libération » destiné à imbriquer les récits les uns dans les autres. Il y a capture lorsque ce qui semblait de prime abord la description d’un paysage « réel », avec ses décors et ses personnages, est tout à coup désigné comme une photo de carte postale, une affiche, un écran de cinéma, etc. Le lecteur comprend alors que ce dont il lisait la description, c’était, pour ainsi dire depuis le début, la description d’une représentation de paysage, et non la description « directe » d’un paysage. La libération est le procédé inverse : Simon décrit ce qu’il a indiqué être une image, mais petit à petit les éléments de l’image « agissent », comme si l’image cessait d’être fixe et se substituait à la « réalité » même. Le texte se poursuit alors, en décrivant les faits et gestes de figures qui, pourtant inanimées au départ, se meuvent comme si l’image avait pris vie.

Loin de constituer des tours de passe-passe isolés et épars dans le texte, ces procédés participent en commun à un jeu virtuose, où les scènes de chaque série sont capturées par des images appartenant au décor des autres séries. La station balnéaire est ainsi représentée, dès le début du texte, sur une carte postale posée sur une table de cuisine, dans la série du Centre. Lorsque « le film se coinc[e] […] dans l’appareil de projection » et que les amants qui s’accouplent dans la grange se trouvent « soudain figés », le lecteur assiste à l’incorporation, sous forme de film, de la série du Centre dans la série du Nord. Dans Triptyque, Simon pratique toutes les combinaisons d’emboîtement possibles, de manière à ne donner de supériorité à aucun des fils narratifs. Les mises en abyme visent donc, là encore, à homogénéiser et à unifier le texte en conjurant la tendance à la dispersion induite par la coexistence de séries distinctes.

La dimension érotique du texte

Au-delà de leurs différences, les séries narratives sont également unifiées au niveau thématique. Toutes les trois contiennent des scènes érotiques, et dans chaque cas l’acte sexuel est lié à une forme de drame : tractation sordide pour secourir un fils délinquant (Sud), rendez-vous clandestin durant lequel, une enfant laissée sans surveillance se noie (Centre), adultère dans les heures qui suivent un mariage (Nord). Triptyque pourtant n’est pas un roman moralisant dans lequel Simon représenterait la sexualité comme un dérèglement des sens aux conséquences néfastes. Il ne s’agit pas ici de condamner, mais de constater : l’anthropologie suggérée par le roman, est une anthropologie du désir et de la pulsion. Soumis à ses appétits sexuels, l’être humain cherche à les assouvir dans des situations clandestines : la domestique et son « Rital » se rencontrent en secret dans un lieu isolé, les enfants se cachent pour les épier à travers des planches mal jointes, la mère qui veut aider son fils accepte une relation tarifée et officieuse avec un politique, un écolier, profitant d’être seul à son bureau, contemple une pellicule de film pornographique représentant une femme nue, le marié rejoint son amante dans une impasse, etc. Tout cela renvoie aussi à une forme de censure sociale, à une norme culturelle qui consiste à cacher les choses du sexe et que Triptyque, par son contenu même, fait voler en éclats.

Plusieurs scènes représentant la sexualité font ainsi apparaître un vocabulaire explicite qui nomme crûment les parties du corps (« pénis », « gland », « vulve », « anus ») et des scènes de pénétration, de fellation ou de cunnilinctus sont évoquées de manière directe et répétée comme pour balayer tout réflexe de honte, ou de fausse pudeur. Mais si les tabous sur la sexualité ou les normes de bienséance culturelle sont ainsi spectaculairement transgressées, le roman n’en devient pas pour autant pornographique. C’est bien plutôt qu’il se situe dans la ligne émancipatrice et provocatrice de mai 68. Cette thématique est aussi liée à l’intérêt suscité par la psychanalyse, ou aux théories visant à contester la culture traditionnelle en montrant son caractère construit et relatif. C’est dans ce contexte qu’il faut resituer l’articulation pratiquée dans Triptyque entre l’érotisme, la cruauté et le thème de la mort. L’exhibition érotique, déjà pratiquée par Simon dans d’autres textes, constitue aussi un petit brevet de modernité, et participe d’un positionnement esthétique et matérialiste au sein du monde des lettres. Quant à la liaison établie par Simon avec la cruauté ou la mort, et quoique Simon ait toujours affirmé ne défendre aucune thèse, elle invite à l’interroger à la lumière des sciences de la psyché.

Repères

  • Triptyque. Paris : Minuit, 1973, 225 p.
  • Repris dans les Œuvres, 1. Édition établie par Alastair B. Duncan, avec la collaboration de Jean H. Duffy. Paris : Gallimard, février 2006. (Bibliothèque de la Pléiade ; 522) pages

Bibliographie critique

Mots-clés

Triptyque