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Orion aveugle (1970). Notice

vendredi 3 octobre 2025, par Christine Genin

Orion aveugle. Notice

Par Joëlle GLEIZE

NB : La notice d’Orion aveugle est conçue comme complémentaire de celle des Corps conducteurs, qu’il est recommandé de lire d’abord.

Résumé

Orion aveugle ne se donne pas pour un roman : le livre est illustré d’images très diverses, et il s’ouvre sur le dessin d’une main écrivant, puis sur une préface manuscrite. Claude Simon y évoque le cheminement de son écriture : « pas à pas, c’est-à-dire mot après mot ». Un cheminement qui « tourne et retourne sur lui-même », se recoupe fréquemment, sans commencement ni fin. De nombreuses reproductions scandent le texte, sur lesquelles cette notice insistera pour se différencier de celle du roman qui en est issu, Les Corps conducteurs, qu’elle complète.

Le texte, bien que d’un seul tenant et sans paragraphe, est fait de l’assemblage de fragments descriptifs et narratifs formant des séries entrelacées. Sept séries thématiques apparaissent tour à tour : Orion, le géant aveugle de l’œuvre de Poussin figurant en couverture, une rue bordée de gratte-ciel que suit un homme malade en marche vers son hôtel, le même consultant un médecin, le passager d’un avion survolant le continent américain, un groupe de guerriers dans la forêt vierge, un homme cherchant à rencontrer une femme aimée, un participant à un congrès d’écrivains. Toutes évoquent des cheminements qui sont pénibles et semblent sans fin. De fait, à la fin de ce livre, l’homme malade continue péniblement à avancer, comme la colonne d’hommes dans la forêt, comme le congrès d’écrivains et Orion marche toujours vers l’aube et le moment de sa disparition. Le récit-description continu s’achève ou s’interrompt sur des représentations : après la description d’une gravure ancienne sur la fondation d’une ville, ce sont des reproductions du tableau de Poussin, puis deux montages qui illustrent analogiquement le travail de l’écrivain, tandis que la dernière gravure, celle de l’appareil oculaire où viennent s’inscrire les multiples « images du monde », en indique le matériau. Le travail de montage se montre en cours et à poursuivre, avec la même lenteur et la même issue incertaine : ce sera un roman intitulé Les Corps conducteurs, sans illustration ni préface.

Analyse

L’écrivain « voyageur égaré dans une forêt »

Dans la préface, un écrivain en train d’écrire, comme le souligne la « Main écrivant » du frontispice, énonce en première personne sa conception de l’écriture et du chemin enchevêtré qu’elle emprunte : elle est guidée par les « mots-carrefours » qui ouvrent de nouvelles perspectives, par les images que ces mots appellent ou les associations qu’ils suscitent. Pas d’autre but ici que l’avancée, tâtonnante mais confiante, dans « ce prodigieux pouvoir » qu’ont les mots « de rapprocher et de confronter ce qui, sans eux, resterait épars ». Outre cette préface, la différence essentielle entre le texte narratif-descriptif des deux livres tient à sa longueur variable puisque l’un (Les Corps conducteurs) reprend l’autre en le prolongeant fortement. Cependant, s’il s’agit des mêmes séries et des mêmes thématiques, leur importance relative est légèrement différente.

Le texte d’Orion aveugle s’ouvre et se ferme sur le géant Orion, allégorie de l’écrivain, et la toile de Nicolas Poussin. L’écrivain s’efface ensuite derrière un narrateur, des personnages anonymes et des descriptions impersonnelles. Néanmoins, un corps est mis en avant, celui du géant au bras tâtonnant, puis des corps plus ou moins entravés, qui deviennent peu à peu le fil qui relie les séries, celle de la colonne en marche dans la forêt se distinguant par le pluriel. Un « il » anonyme, « homme malade », consulte un médecin, ne parvient pas à joindre son amante au téléphone, progresse difficilement vers son hôtel dont on ne sait s’il l’atteindra. Son corps souffrant consonne avec les corps représentés sur trois planches anatomiques disposées en divers endroits qui, à trois reprises, en exposent les organes internes. Ces corps détaillés, découpés et manipulés par la science contrastent à leur tour avec les corps emmêlés des amants nés des figures des constellations. C’est le plus souvent à partir des corps que se brouille la frontière entre la réalité et sa représentation, entre l’animé et l’inanimé, et que le lecteur s’égare. La description des corps représentés les met soudain en mouvement : les figures des constellations et le corps en plastique de l’écorché s’animent comme les corps désirants des amants. À la fin du texte d’Orion aveugle, tout se mêle, le corps anatomique et le corps amoureux, les buildings vus du ciel et ceux vus du trottoir, l’avion en maquette et celui qui survole les nuages. De même que les lettres et les dessins des enseignes se brouillent aux yeux de l’homme malade, ils « se superposent, s’oblitèrent et se mélangent ». Comme l’avancée de celui-ci, ou comme celle du géant aveugle, le texte est suspendu, inachevé. Produit d’un travail d’écriture qui peut s’interrompre et se reprendre, il se poursuivra, sur le même mode sinueux, dans un autre livre.

Écrire comme un peintre

Tout en étant son point de départ, Orion aveugle diffère des Corps conducteurs par la vingtaine d’illustrations dispersées dans le texte et qui en infléchissent la lecture. Pour la première fois, Claude Simon répond à une commande, pour la collection illustrée « Les Sentiers de la création ». Celle-ci, dirigée par Gaëtan Picon, éditée par Albert Skira, est innovante et ambitieuse : il est demandé à un écrivain (ou artiste) d’éclairer le processus d’élaboration de son œuvre. Simon, à condition d’avoir toute liberté, accepte d’écrire « quelque chose » à partir d’une œuvre de Rauschenberg qui l’a fortement impressionné. Cette fiction, faite de fragments descriptifs et narratifs entrelacés, forme avec les illustrations choisies un ensemble visiblement hétérogène mais dont les éléments se répondent et s’harmonisent thématiquement et formellement. Deux œuvres y jouent un rôle primordial, Charlene de Robert Rauschenberg, et Paysage avec Orion aveugle de Nicolas Poussin.

Aux dires de Claude Simon, Charlene, a fait surgir des images, en particulier des images de New York et du continent américain, les aimantant autour de lui, fonctionnant comme stimulus, mais aussi comme modélisateur par « la composition, la combinaison de ces matériaux “bruts”, des bouts de tissus, la peinture dégoulinante, des photos ou des reproductions commerciales d’œuvres d’art ». Charlene a fourni au texte un modèle formel : choix de matériaux hétéroclites, construction par assemblage et composition d’une unité, grâce à une trame qui met tout sur le même plan. Une des illustrations reproduit la partie droite du tableau, où de nombreux matériaux disparates sont unifiés par la forme rectangle et par une harmonie chromatique. Comme le peintre, l’écrivain harmonise le disparate, et opère un transfert d’objet de la réalité à l’art, ou inversement : ainsi le condor empaillé visible dans l’image du tableau de Rauschenberg devient, dans le texte, un oiseau aperçu au cours du vol en avion. Cette œuvre attire enfin à elle d’autres collages ou montages dont les images illustrent le livre : ceux de Louise Nevelson, de Fernandez Arman, ou de George Brecht procèdent aussi par assemblage dans des compositions tendues entre diversité et unité.

La toile de Poussin, Paysage avec Orion aveugle, quant à elle, fournit son axe à l’essai-fiction préfaciel sur l’écriture, une thématique récurrente au récit-description et une réponse à la commande : elle devient ici une allégorie de la démarche de l’écrivain, cherchant son chemin dans la forêt du langage, parmi tous les possibles offerts par les mots et les images. Simon fait du tableau une description précise, et une lecture qui souligne une représentation contradictoire de l’espace. L’usage de la perspective donne une illusion de volume tout en montrant Orion « collé au décor » et en l’assimilant à un bas-relief. L’effacement de la différence entre les plans contrevient ainsi à l’effet réaliste et souligne pour Simon la matière picturale du tableau. Cet écrasement de la perspective autour d’Orion le rapproche de l’homme malade, qui, dans le texte, se sent « englué dans une espèce de pâte tiède et visqueuse dont il ne parvient pas à se détacher ». À la fois personnage mythologique et constellation parmi les signes du zodiaque, Orion se métamorphose encore quand sa description se mêle à celle du couple d’amants, illustrée par la gravure érotique de Picasso. La présence récurrente d’Orion, au début et surtout à la fin du texte, souligne l’importance de cette figure reflet de l’écrivain dans un ouvrage où Simon ne cesse de s’interroger sur son art.

Un réseau de mots autour d’images hétérogènes

À ces deux œuvres qui génèrent en priorité l’écriture du texte, d’autres images viennent s’ajouter, aimantées (analogiquement) par elles ou par l’écriture. Contrairement à l’iconographie très homogène des autres livres de la collection de Skira, elles sont très diverses : reproductions d’œuvres d’art (des montages), documents anatomiques, photographies, gravures, et un dessin liminaire de Claude Simon. Aucune hiérarchie entre ces illustrations documentaires et artistiques aux yeux de Simon. Ce refus de la hiérarchie des valeurs est une des raisons de son admiration pour Dürer. On le voit également fasciné par les pratiques de collage ou de montage qui permettent de jouer sur la tension entre diversité et recherche d’unité.

Les illustrations d’Orion aveugle témoignent de ces principes esthétiques. Les œuvres d’art, en outre, exemplifient ces pratiques qui assemblent l’hétérogène : celles de Rauschenberg, George Brecht, Louise Nevelson, mais aussi celles de Brassaï, Arman, ou Dubuffet, plus homogènes. Par ailleurs nombre d’illustrations donnent à voir des fragments : d’œuvres, de documents ou de corps. Les illustrations miment ainsi les choix d’écriture du texte, en en donnant un équivalent formel. Elles donnent ainsi moins à voir les référents que les principes esthétiques du texte. Et quand certaines images semblent illustratives (photos de l’Amazone, du téléphone mural ou planches anatomiques), elles illustrent surtout une forme récurrente (le S décrit par le fleuve, par la ficelle que tire l’enfant, ou par le boa de la vieille dame), ou renvoient à une thématique large comme celle du corps (malade ou érotisé). D’ailleurs, à l’exception du tableau de Poussin, le texte ne décrit les images que de loin : un décalage plus ou moins sensible est toujours ménagé avec le référent supposé, comme si le texte se refusait à doubler l’image (ou inversement). Le montage photographique en double page, qui mêle les portraits par Andy Warhol de deux figures emblématiques des années 1960, Marilyn Monroe et Che Guevara, à des photogrammes de l’assassinat de J.F. Kennedy et des publicités pour le whisky et le coca-cola, fournit une sorte de condensé de cette période, avec ses stars ; c’est un autre portrait de l’Amérique, en contraste avec le quotidien urbain banal décrit par le texte et dont la forme est analogue à celle du livre. Deux images, enfin, thématisent l’acte de création, le dessin de Simon et l’eau-forte de Picasso : une main écrivant et un peintre de scène érotique ; quant à la dernière planche anatomique, elle montre l’organe essentiel qu’est l’œil, dont les perceptions, sont (d)écrites par la main sur laquelle s’ouvre le livre et qui écrit la préface manuscrite. Car c’est essentiellement « dans et par l’écriture » que l’écrivain découvre à tâtons les « images du monde », interminablement.

Repères

  • Orion aveugle, Paris, Genève : Skira (« Les Sentiers de la création »), 1970, 150 p., 21 illustrations.

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