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Les Corps conducteurs (1971)

vendredi 3 octobre 2025, par Christine Genin

Les Corps conducteurs . Notice

par Joëlle GLEIZE

NB : La notice d’Orion aveugle est conçue comme complémentaire de celle des Corps conducteurs, qu’il est recommandé de lire d’abord.

Résumé

Dans ce récit, un personnage anonyme progresse avec difficulté. C’est tour à tour un « homme malade » en marche vers son hôtel ; le même, consultant un médecin ; le passager d’un avion ; un groupe de guerriers dans la forêt ; un homme qui cherche à retrouver son amante ; le participant à un congrès d’écrivains ; enfin Orion, le géant aveugle de la mythologie, peint par Nicolas Poussin. Plutôt que raconté, le cheminement de chaque personnage est décrit par fragments entremêlés, sous un regard intense, avide de précision. Car l’important n’est pas le but du chemin, mais ce qui est donné à voir et à lire avant qu’il ne s’arrête. À la fin du roman, l’interminable congrès s’étire jusqu’à l’aube ; tous sont épuisés, sauf un couple qui amorce une idylle (en contraste, les amants se séparent avec peine à la fin de la nuit) ; la colonne de guerriers, exténuée, indifférente à tout, dangers ou merveilles, poursuit sa marche dans la forêt ; le long vol en avion semble suspendu au-dessus des nuages. Seules deux marches s’achèvent, celle d’Orion qui disparaît au lever du soleil ; celle du malade qui quitte le médecin et qui parvient à rejoindre sa chambre d’hôtel où, pris de vertige, il tombe « à quatre pattes ». Dans l’histoire, toutes les avancées sont entravées et semblent dérisoires. Morcelée, la narration est remplacée par une multitude d’images, de visions fragmentées, de perspectives changeantes : vues d’avion du continent américain, falaises des gratte-ciel vues du sol, et tout autour, des passants et des images, celles des vitrines et de leurs reflets, celles d’inscriptions sur les palissades, d’enseignes, de pages de magazines, et d’images d’images. C’est un continent saisi par un regard qui isole des détails, saute ou glisse de l’un à l’autre, fait jouer similitudes et contrastes, harmonies de couleurs et de lignes. Un continent en morceaux détachés, assemblés en constellations par les filets de l’écriture.

Analyse

Une vision en éclats de l’Amérique

Comme Orion aveugle, dont il reprend le texte avec quelques modifications tout en le prolongeant, Les Corps conducteurs tente de restituer une vision de l’Amérique et de New York : des images qui ont profondément marqué Simon lors de ses premiers voyages – aux États-Unis à l’automne 1968 et au Chili en 1969 lorsqu’il est invité à un congrès d’écrivains. Il en parle comme d’un choc esthétique exaltant, aussi bien devant le paysage urbain des gratte-ciel de Manhattan, de ses rues et de leurs vitrines, que devant les œuvres d’artistes comme Rauschenberg (dont l’œuvre intitulée Charlene l’avait bouleversé). Des œuvres faites de l’assemblage et du montage d’éléments multiples, exprimant à ses yeux, par un mélange de rigueur, d’exubérance et de verve, la « grandeur » de la ville et du continent.

Ces impressions visuelles puissantes et mêlées fournissent matière à de nombreuses descriptions : les rues de New York (non nommée, la ville prend valeur générique) vues comme des tranchées, les juxtapositions d’images hétéroclites dans les vitrines, la haute taille des passants, le mouvement de la ville et de ses chantiers, les échappées souterraines vers un bar ou vers le métro avec ses grondements réguliers. Les objets et pratiques d’un quotidien banal acquièrent une présence saisissante : images de magazines, cabines téléphoniques, vitrines, palissades, salle d’attente de médecin ou bar, mais aussi collages de slogans publicitaires ou politiques ou d’annonces de journaux. Cette vision éclatée amalgame aussi des images du passé, récent ou ancien. À celles d’un quotidien saisi sur le vif, se combinent des représentations de toutes sortes : photographies (telles celles de l’assassinat de J. F. Kennedy en 1963, dans une vitrine), ou gravures (comme celle des premiers Occidentaux découvrant le continent, ses indigènes et ses forêts). Les citations des débats au congrès de Santiago du Chili (non nommé) documentent, par bribes dispersées, les questions politiques qui agitent ces années 1968-1969 : l’écrivain doit-il se définir politiquement ? Être au service de la société ? On sait, par son Discours de Stockholm comme par L’Invitation, combien Claude Simon s’oppose à tout engagement de la littérature… Les citations en espagnol (toutes ne sont pas traduites), témoignent quant à elles de la diversité culturelle du continent. Cependant ces fugitives références à des situations historiques ou géographiques peuvent être brouillées : ainsi la colonne en marche dans la forêt devient parfois contemporaine, quand un avion la survole, et les conquérants anciens se muent en guerilleros modernes ; la rue que l’on situe à Manhattan laisse entrevoir parfois un lac évoquant Chicago. De même que pour le vol et ses escales, une référence précise importe peu. Seules importent ces images qui s’attirent les unes les autres, se superposent, s’entrechoquent ou se mêlent dans un montage dynamique.

Ce dynamisme est fait aussi d’une tension entre des visions subjectives et des images objectives. Les vues d’avion sont parfois cadrées par un hublot ; la salle du congrès est perçue par le regard ironique d’un écrivain qui, dans tel orateur, voit un jeune premier de carte postale, dans tel autre un proconsul romain. Les marcheurs exténués, aux yeux « envahis de pus ou troublés par le manque de sommeil », ne distinguent plus les oiseaux des papillons ni les perceptions des hallucinations. Est subjective aussi la vision des éléments urbains que croise au cours de sa marche l’homme malade : vus en contreplongée, les gratte-ciel deviennent des falaises et les passants des géants. En contraste, les emprunts nombreux à des ouvrages documentaires très divers, (encyclopédies, guides de voyage, ouvrages anatomiques) mêlent à ces visions des descriptions objectives.
Dans cette image partielle et éclatée de l’Amérique, aucune perspective ne domine, pas même celle de l’homme malade. Car ce « portrait » est fait du montage d’impressions visuelles avec d’autres images qu’elles attirent ou rappellent au moment présent de l’écriture. Le texte place tout sur le même plan : souvenirs et représentations, œuvres d’art et images triviales. Et, corps conducteurs, les mots, avec les images qu’ils évoquent, permettent de glisser de l’une à l’autre, recomposant des ensembles toujours renouvelés, loin de toute vision unitaire et figée.

Corps souffrant et corps anatomique

Le corps, avec ses perceptions et ses sensations, est essentiel pour le matérialiste qu’est Claude Simon, soucieux de revenir à l’élémentaire, et tout particulièrement dans ces deux livres dont les titres disent à la fois le pouvoir (conducteur) du corps et sa possible défaillance (aveugle). Son écriture se fait avec le corps – la « Main écrivant », en exergue d’Orion aveugle – et avec les cinq sens, mais aussi sur le corps, le sien et celui d’autres, et elle requiert le souvenir d’impressions sensorielles pour résonner. Le roman s’ouvre sur des jambes de femmes en plastique, levées et alignées dans une vitrine, sectionnées à l’aine : objets érotisés (par la publicité) ou fonctionnels (prothèses médicales). Deux visions s’opposent, l’une est fantasmatique, l’autre anatomique. Plusieurs séries se déploient ainsi autour du corps érotique et du corps malade : celle de la rencontre des amants, celle d’Orion aveugle et celles de corps affaiblis par la souffrance et entravés dans leur cheminement. Ennui et fatigue des congressistes, corps en détresse de la troupe dans la forêt, douleurs et vertiges d’intensité variable de l’homme malade. L’étirement du temps et les malaises de cet homme se métaphorisent dans le motif récurrent de l’avalanche de matière grisâtre qui envahit l’espace alentour et qui, décrite comme une perception, matérialise son angoisse. Le texte leur associe la description méthodique de planches anatomiques ou des investigations du médecin. À la perception du corps interne s’oppose le regard médical qui l’analyse, le morcèle, en dénomme et liste les parties avec une neutralité scientifique. Le jeu entre ce regard désincarné et la perception interne du sujet souffrant souligne l’inquiétude du malade : la fascination pour le corps anatomique pourrait être le corollaire du regard du sujet sur son propre corps, prenant conscience, à travers son malaise, de son fonctionnement. Les moments d’épanouissement érotique des couples, mythologiques ou non, font aussi contrepoids à la prédominance des corps entravés. Le corps érotique apparaît dans quelques fragments évoquant la nuit des amants mais aussi dans les fragments consacrés à Orion et aux constellations. Cette association d’Orion et d’Éros tient sans doute au mythe : le géant a été puni et aveuglé pour avoir commis un viol. C’est à une eau-forte érotique de Picasso que Simon associe les figures mythologiques dessinées par les constellations dans Orion aveugle.

Simon est un écrivain du regard, pour qui « voir » n’est pas seulement percevoir, mais vivre une expérience primordiale. Il aimait ces mots de Dostoïevski : « L’important n’est pas l’objet, c’est l’œil ; avez-vous un œil, l’objet sera trouvé. » Dans ce livre où le rapport au corps est problématique, l’œil est omniprésent, dans de nombreuses représentations notamment. C’est avant tout l’organe qui les rend possibles – et sur lequel se clôt Orion aveugle – « avec son iris, son cristallin, son corps vitreux, et la fine membrane de la rétine sur laquelle les images du monde viennent se plaquer, glisser, l’une prenant la place de l’autre ». Que Simon fasse du géant aveugle une allégorie du créateur tâtonnant dans « la forêt des signes » dit assez combien la vue, l’écriture et la vie sont inséparables pour lui qui est avide de voir et de vivre. De même que le désir de vivre est exacerbé en présence du danger de mort – ce que Simon appelle « mélancolie » dans Le Jardin des plantes – de même le désir de « regarder avidement » s’exacerbe quand la vue est empêchée.

La forme d’une vision

La forme très singulière du texte, un montage de descriptions fragmentaires très variées, frappe d’entrée et justifie que l’on parle de formalisme. On peut être dérouté par ce « roman » où se juxtaposent et se succèdent d’une seule coulée des fragments descriptifs de plusieurs ordres de réalités. Claude Simon a dit lui-même combien cette forme s’est imposée, déterminée par « une certaine vision de l’Amérique et de New York », « cette espèce d’ensemble très vertical, de plans, d’angles, de choses très dures, nettes, sans fioritures ». Il s’agit non d’une recherche formelle délibérée mais du désir de restituer une vision singulière ; des images fragmentaires se succèdent en se heurtant malgré la continuité des pages et des paragraphes. Chaque série se présente comme éclatée en pièces détachées – aussi bien des représentations (photographies, gravures ou dessins, affiches) que des éléments du réel. Ainsi la première série, « rue de grande ville », décrit des vues fragmentaires d’une vitrine, de la rue où « il » avance, de l’immeuble au pied duquel « il » s’assied, d’une inscription, des buildings le surplombant. Et cela est entrelacé avec des fragments de deux autres séries (la visite chez le médecin et la vue d’avion). Plus loin, on découvre ces vues fragmentaires de la ville rassemblées dans la vitrine où elles se reflètent.

La continuité de cette prose sans alinéas contraste avec l’hétérogénéité des fragments qu’elle assemble. Hétéroclites par l’objet des descriptions, les fragments le sont aussi sur la page : ils intègrent différentes typographies et différentes langues, anglais, espagnol ou latin (un document est même reproduit avec sa mise en page). Le texte est émaillé de nombreuses citations du quotidien (journal ou affiche, étiquettes ou timbres) ; cette hétérogénéité des matériaux et l’abondance des citations empêchent que s’installe une unité de style. La phrase ample, au rythme puissant, allongée par des incises et des parenthèses de La Route des Flandres ou d’Histoire, fait place ici à des phrases courtes, glissant d’une description à une autre, unifiées par l’usage constant du présent. Les variations de point de vue sont incessantes : vues d’en haut ou de près, vue mobile. S’y ajoutent celles du statut de l’objet regardé, tantôt objet réel, tantôt objet représenté, un corps gravé s’animant ou inversement, un autre se figeant en une image. Ces variations, voire ces contrastes, accentuent l’effet d’hétérogénéité obtenu par l’assemblage d’éléments hétéroclites. Le texte répond à une esthétique du collage et de la combinatoire comparable à celle des combine paintings de Rauschenberg, dont Simon transpose dans l’écriture la composition à la fois disparate et harmonieuse. En menant un travail de suture ou de tuilage, il joue avec la fragmentation et les multiples coupures pour établir une continuité et composer un ensemble structuré. La combinatoire et l’articulation des fragments sont assurées par les glissements, reprises, échos, ressemblances ou contrastes entre eux. Les « corps conducteurs » sont les mots, et les formes ou les couleurs qu’ils convoquent : ainsi le passage d’une série à une autre peut être signalé par la reprise d’un mot (avion, forêt, ou buildings, etc.) ; d’un motif narratif : des regards qui se croisent (dans le bar et dans la salle d’attente), la brume (du tableau de Poussin et de la rue), des lambeaux (de viande ou d’affiches) ; ou encore de formes : les rectangles (ceux des illustrations du journal d’un congressiste, ceux des buildings ou celui de la porte de la salle de bain des amants). Ainsi l’écrivain poursuit-il son rêve de rapprocher peinture et écriture, en pliant celle-ci à des « nécessités plastiques », pour une harmonie thématique autant que formelle. Dans ce roman où la référence à la peinture est majeure, comme la recherche d’une correspondance picturale des couleurs, des motifs et des lignes, Claude Simon va plus loin que jamais dans la quête d’une prose « simultanée » rivalisant avec la composition d’un tableau.

Repères

  • Les Corps conducteurs. Paris : Minuit, 1971, 226 p.
  • Repris dans les Œuvres, 1. Édition établie par Alastair B. Duncan, avec la collaboration de Jean H. Duffy. Paris : Gallimard, février 2006. (Bibliothèque de la Pléiade ; 522)

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