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L’Invitation (1987)
jeudi 18 septembre 2025, par
L’Invitation . Notice
par Sophie GUERMÈS

Résumé
Ce livre bref (moins de cent pages), est d’autant plus difficile à classer (« journal de voyage », « récit-pamphlet » ?) que Claude Simon, évoquant « simplement quelques impressions de voyage », n’a guère aidé à en identifier la nature. Il relate la rencontre de plusieurs écrivains et artistes de renommée mondiale avec Tchinguiz Aïtmatov, écrivain originaire du Kirghizistan, où la réunion a lieu, puis avec Mikhaïl Gorbatchev, à Moscou en 1986, dans le contexte de la glasnost (transparence) et de la perestroïka (réforme de l’URSS permettant notamment une ouverture à l’Occident). C’est Gorbatchev, devenu en mars 1985 Secrétaire général du Comité central du Parti communiste de l’Union soviétique et qui devait recevoir en 1990 le prix Nobel de la paix, qui avait voulu ces rencontres. Claude Simon, ayant reçu le prix Nobel de Littérature en 1985, avait acquis une notoriété internationale qui lui avait valu une telle invitation.
Dans le récit, aucun des invités, qui viennent de pays divers, n’est nommé, pas plus que ne le sont Gorbatchev, l’écrivain chargé d’inviter, les autres hommes politiques ou artistes évoqués, et les différents lieux ; mais plusieurs sont décrits, et l’un des plaisirs des lecteurs de ce livre consiste à rassembler les indices pour deviner l’identité des participants qui ont retenu l’attention de Claude Simon.
Les seize invités et leurs interprètes attendent durant trois heures le départ d’un avion et quittent Moscou pour effectuer un vol de nuit. Ils arrivent à l’aube dans une région lointaine, où alternent petites maisons campagnardes et constructions urbaines récentes. Ils sont logés dans un vaste hôtel situé près d’un torrent de montagne. Tous s’habituent à attendre, à se croiser sans s’étonner davantage de leurs différences, et à écouter une multitude de discours provenant des hôtes comme d’eux-mêmes, certains invités étant particulièrement loquaces, contrairement à Claude Simon qui observe en silence. On les photographie en train de faire semblant de planter chacun un arbre dans la ville de Frounzé nouvellement aménagée, dont ils deviennent, au terme d’une cérémonie, citoyens d’honneur ; on les emmène au bord de l’immense lac Issyk Kul. Enfin, de retour à Moscou, ils écoutent en traduction simultanée un discours du Secrétaire général, contemplent les joyaux des tsars, assistent à un ballet au Bolchoï, défilent devant le mausolée de Lénine et vont visiter le monastère de Zagorsk.
Analyse
Un rendez-vous avec l’Histoire ?
Les invités ont passé dix jours en Union soviétique, à une période décisive, pendant laquelle se préparait l’un des plus grands événements géopolitiques du XXe siècle, survenu trois ans plus tard : la chute du mur de Berlin et l’éclatement du bloc de l’Est. Le Forum proprement dit s’est tenu du 14 au 17 octobre 1986. Mikhaïl Gorbatchev venait de participer au sommet de Reykjavik, les 11 et 12 octobre 1986, où il avait rencontré pour la deuxième fois Ronald Reagan, après une première entrevue au sommet de Genève les 19 et 20 novembre 1985. Il est plusieurs fois question dans le récit du président des États-Unis, qui effectuait alors son second mandat.
Le récit revient sur des moments plus ou moins lointains de l’histoire de l’URSS, le plus ancien étant la mort de Beria, un lieutenant de Staline qui l’égalait en cruauté, le plus récent, la mort du Secrétaire général du PC, Tchernenko, dont les funérailles sont décrites. On y aperçoit, aux côtés de Gorbatchev qui allait succéder à l’ancien dirigeant, Andreï Gromyko, qui présidait alors le Soviet suprême.
Même si la rencontre avec Gorbatchev n’a lieu qu’après le Forum, la présence du Secrétaire général est disséminée tout au long du récit, qui bouleverse comme de coutume l’ordre chronologique. On le voit au début saluer chaque invité, puis une longue séquence lui est consacrée au centre du livre au cours de laquelle il est physiquement décrit pendant qu’il prononce un long discours que les invités écoutent en traduction simultanée ; enfin, trois séquences dans les dernières pages du livre relatent la fin de son discours. Bien qu’il prône l’ouverture, que Claude Simon le présente comme « étonnamment jeune », et reconnaisse qu’on l’aurait fusillé s’il avait tenu de tels propos quelques années plus tôt, il ne s’inscrit pas moins dans une longue tradition qui enferme encore les invités dans des logements gardés par la police, et des limousines officielles. Tout reste encore en suspens. L’écrivain, observateur sceptique, sent bien toutefois que Gorbatchev, menacé à la fois par les USA et par les pesantes structures de son pays, a mis en mouvement un processus qu’il ne contrôle déjà plus.
Un récit désabusé et satirique
Conscient des changements qui s’amorcent, comme le signale le choix de l’épigraphe empruntée à Bismarck (« Le seul facteur permanent de l’Histoire, c’est la géographie »), Claude Simon ne croit pas comme son homologue kirghize que l’union de quelques hommes de culture soit utile à la mise en place d’un nouvel ordre politique. Son seul engagement (il l’a exprimé maintes fois dans son œuvre comme dans son discours de réception du prix Nobel), c’est la littérature, hors de toute forme d’idéologie. Aussi assiste-t-il au Forum moins en participant qu’en observateur. Il en rapportera en France un carnet de grotesques qui font de L’Invitation son texte le plus continûment comique et le plus railleur.
Sur les quinze autres invités, six lui ont inspiré des caricatures : James Baldwin et son frère David ; Aferwek Tekle « le peintre décoré comme un général », ou encore le « gladiateur nubien » vêtu de bleu ciel ; l’acteur Peter Ustinov, « Néron habillé par les tailleurs de Saville Road » ;le diplomate Federico Mayor, élégant et mondain ; Arthur Miller, simplement désigné comme « le mari de la plus belle femme du monde », ou comme « Américain d’Hollywood », ce qui minimise d’emblée son importance littéraire. Il en va de même pour Tchinguiz Aïtmatov, ironiquement surnommé « le Tolstoï d’Asie centrale ». Baldwin est encore plus nettement caricaturé : inséparable de son frère David, qui était acteur, il n’est jamais présenté comme un écrivain mais comme un pasteur – profession à laquelle il s’était destiné –maniéré, à la « démarche dansante », « balançant avec grâce son poignet noué d’un foulard de soie ».
Le traitement réservé à la ballerine – en l’occurrence Maïa Plissetskaïa – est particulièrement cruel : une « naine presque […] tellement vieille […] terrifiante et décharnée ». Elle représente à elle seule une nation à bout de souffle. Ronald Reagan, pour sa part, est devenu maître de la première puissance mondiale « non en vertu de capacités ou de connaissances spéciales, mais à force de galoper sur un cheval, coiffé d’un chapeau de cow-boy et souriant de toutes ses dents, dans des films de troisième catégorie ». Quant à l’évocation imaginée de l’assassinat de Beria, lui-même commanditaire de l’achèvement d’un Staline déjà malade, elle produit un burlesque inquiétant, « les hommes à têtes de rats, d’hippopotames ou de chacals » entourant, après l’avoir mis en pièces, le corps du « tueur du bandit séminariste » – le registre ironico-religieux se poursuit dans le récit avec l’« apostasie » de Gorbatchev puis la visite du monastère, signe que l’ancienne religion va reprendre l’ascendant sur les dogmes laïques instaurés soixante-dix ans plus tôt.
Le détachement
Bien qu’il s’agisse du récit d’une expérience vécue, Claude Simon ne s’exprime pas à la première personne, préférant se fondre dans la masse du « on » qui apparaît dès la première phrase du livre. La froideur qui se dégage de ce mode impersonnel contraste avec l’excès des caricatures sans pour autant le tempérer. Elle souligne encore le détachement de l’auteur.
Le choix de la focalisation externe accentue non seulement la prise de distance de l’écrivain, mais aussi l’impression générale d’absurdité, l’une étant la conséquence de l’autre : quel sens y a-t-il à rassembler des invités sans les présenter les uns aux autres, à les faire aller et venir de Moscou en Kirghizie soviétique, à leur faire écouter des discours traduits à la hâte par des interprètes et voir en accéléré ce qui reste des tsars et d’un communisme déclinant ? La « composition hétéroclite du groupe », le « burlesque échantillonnage de professions et de races sélectionné par [l]es conseillers » de Gorbatchev renforce le sentiment permanent de non-sens.
Une telle réunion ne pouvait déboucher que sur l’échec de la communication, du moins pour Claude Simon qui refusa de signer la première version de la déclaration commune rédigée à la fin de la rencontre ; il reviendra sur cet épisode dans quelques pages du Jardin des Plantes publié en 1997.
Repères
- L’Invitation. Paris : Minuit, 1987, 94 p.
- Repris dans Œuvres, II. Paris : Gallimard. 1712 p. (Bibliothèque de la Pléiade ; 586). Édition établie par Alastair B. Duncan, avec Bérénice Bonhomme et David Zemmour.
Bibliographie critique
- BUDINI (Paolo). « Le Réel et l’écriture dans L’Invitation de Claude Simon », Bologne, Francofonia, XI, 17, 1989, p. 3-20.
- FROIDEVAUX (Alain). « Is an informal meeting thinkable ? », Cahiers Claude Simon, n° 7, 2011, p. 141-164.
- GUERMÈS (Sophie). « De l’incohérence événementielle à la nécessité poétique : la glasnost selon Claude Simon », Cahiers Claude Simon, n° 7, 2011, p. 119-139.
- LAURICHESSE (Jean-Yves). « Le rire du voyageur : Claude Simon en URSS », Le Rire européen, sous la direction d’Anne CHAMAYOU et Alastair DUNCAN, Presses Universitaires de Perpignan, 2010, p. 275-291.
- VISNHNYAKOV (Alexey). Notice sur L’Invitation. Dictionnaire Claude Simon, tome II, sous la direction de Michel BERTRAND. Paris : Honoré Champion, 2013, p. 538-543.