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Yann Étienne. « La liaison dangereuse et son envers romanesque : « La Charge de Reichshoffen », un court-circuit narratif de la Leçon de Choses ». Article proposé pour le troisième séminaire des jeunes chercheurs, annulé en 2020
Leçon de Choses, treizième roman de Claude Simon, n’a pas la place qu’il mérite dans sa bibliographie. Il se situe à un moment charnière de son œuvre : entre les romans où s’affirme la poétique simonienne et ceux qui la renouvellent, prend place une période dite formaliste, éminemment problématique dans son appellation, qui recouperait La Bataille de Pharsale, Les Corps Conducteurs, Triptyque et enfin Leçon de Choses. L’appellation « formaliste » peut se justifier – par l’attention accentuée sur la construction narrative et scripturale de ces livres – tout en présentant rapidement ses limites – l’Herbe, la Route des Flandres, le Jardin des Plantes n’affichent-ils pas des constructions narratives tout aussi complexes ? Que serait ce formalisme sur un sujet non biographique et non romanesque, sinon un exercice de style, dont l’appellation douteuse est déjà un acte de réception biaisé en soi ? Simon défend d’ailleurs son livre auprès de Jérôme Lindon, qui, semble-t-il, ne l’avait pas accueilli comme il faut : « je ne considère pas du tout ce livre comme une œuvre marginale (ainsi que vous me le disiez au cours de notre conversation téléphonique après votre première lecture) mais tout au contraire comme l’aboutissement d’une longue recherche » [1].
Cette longue recherche témoigne d’abord d’un processus d’écriture qui n’a cessé de se transformer, un peu à la manière des Corps Conducteurs : le livre commence d’abord comme un « placard » poétique à la demande de Jacques Dupin, et qu’illustrera Alechinsky. Le texte sera repris par Simon et finalisé en février 1975 sous le titre de Chutes, et ce en même temps que s’élabore les Géorgiques, néanmoins resté « en panne » pendant l’écriture de Leçon de Choses. Cette période est surtout caractérisée par la mise en œuvre de l’auto-engendrement du texte, qui préside aussi la construction des Corps Conducteurs. Pourtant, si le texte est refaçonné par Simon, le temps d’écriture semble relativement bref, surtout lorsqu’on le compare au livre qui le suivra, ces mêmes Géorgiques qui ont occupées Simon pendant huit années.
Pourquoi, alors, qualifier ce livre d’aboutissement d’une longue recherche, et non d’œuvre à la marge ? Peut-être parce qu’il est un point d’acmé d’un travail de construction narrative que Simon entreprend depuis longtemps. L’on verra ainsi que « La Charge de Reichshoffen » apparait à bien des égards comme l’envers du roman réaliste, instaurant par un système de correspondance un fascinus graphique, où les courts-circuits narratifs déploient une érotique de la lecture qui vient justifier le sujet du récit. L’on déploiera d’abord l’architecture structurelle et intertextuelle de Leçon de choses, dont l’inscription littéraire est déjà un programme poétique. L’étude des manœuvres scéniques permettra de décomposer la construction narrative du récit en même temps que la figure dégradée du couple bourgeois. Cette saisie ironique des relations sera ensuite augmentée et transformée par les correspondances analogiques nées du montage, qui dessine la récurrence des images sexuelles. « La Charge de Reichshoffen » apparaitra alors comme un envers romanesque pluriel : le court-circuit poétique fait dialoguer le roman réaliste, le roman populaire et le roman expérimental par une technique de composition unique.
Le principe formel qui organise Leçon de Choses s’attache à un seul lieu, cadre des trois intrigues différentes, situées sur un plan temporel différent. Trois situations narratives principales sont mêlées. La première est la scène-Estelle : une jeune femme, dont le nom n’est connu qu’à la fin, marche avec deux autres femmes, une petite fille, et un homme, qui la séduira et aura avec elle une relation sexuelle lors d’un rendez-vous nocturne. La seconde est la scène-Maçons : des maçons entreprennent des travaux dans cette même pièce. La troisième est la scène-Soldats : des soldats, retranchés dans la maison, guettent et affrontent des soldats ennemis. Les trois épisodes sont juxtaposés et mélangés dans le corps des trois parties narratives, sans qu’aucun signe typographique ne vienne indiquer à quel moment l’on passe d’une situation à une autre. La composition semble se faire selon une discontinuité revendiquée, alternant sans ordre répétée les trois scènes, certainement pour éviter la mise en place d’un système d’agencement qui serait répétitif (et donc attendu), et ainsi privilégier le passage d’une scène à une autre par associations d’idées ou correspondances. Cet effet de tripartition du texte avait déjà été utilisé auparavant dans Triptyque, construit selon le même procédé.
Si l’on exclut le prologue et l’épilogue, le livre s’ouvre et se ferme sur la scène-Estelle, qui est le seul épisode qui présente une véritable trame narrative que l’on peut borner : promenade, isolation, séduction, début de l’acte sexuel, fin de l’acte sexuel, départ d’Estelle. Le contenu des deux intermèdes est à ce sujet significatif : les « Divertissements » prennent pour sujet la scène-Soldats (I) et la scène-Maçons (II) – laissant donc entendre, même si les divers titres de Leçon de choses semblent ironiques, que la scène-Soldats et la scène-Maçons sont un divertissement par rapport au récit principal qui serait donc la scène-Estelle. Il semble donc que la scène-Estelle soit narrativement au centre de Leçon de Choses, et que les deux autres scènes viennent ensuite s’y ajouter les deux autres scènes par complémentation.
Le principe de composition de Leçon de Choses renvoie à un intertexte qui explicite la finalité de cette composition : Madame Bovary, matrice protocolaire de Leçon de Choses [2]. L’épisode amoureux de la scène-Estelle semble rejouer le livre de Flaubert, et plus particulièrement la liaison entre Emma Bovary et Rodolphe. Un certain nombre de références implicites le montre : les noms d’Emma et de Charles (le nom du compagnon légitime d’Estelle) apparaissent via les éphémérides du calendrier [3], la longue énumération qui clôt « la Charge de Reichshoffen » (Il crie Estelle écoutez-moi ! Estelle, Élodie, Émilie, Élisabeth, Hélène, Sylvie, Gilberte, Edith, Odette. », p. 642) montre l’interchangeabilité du prénom pour un personnage générique. Le personnage de la vache, crucial dans la « Charge de Reichshoffen », recomposera l’animalité symbolique de Madame Bovary [4], où la race bovine effraie notamment Emma lorsqu’elle se rend à pied jusqu’à la Huchette, la demeure de son amant [5]. Mais c’est surtout dans sa composition technique, narrative et thématique, que Leçon de Choses est intimement lié à Madame Bovary, plus précisément à deux épisodes précis : le chapitre VIII (les comices agricoles) et le chapitre IX (l’adultère consommé, avec Rodolphe) de la seconde partie. L’un inspire le dispositif de montage de Leçon de Choses, l’autre le sujet de la scène-Estelle.
Le chapitre VIII de Madame Bovary est analysé par Mario Vargas Llosa dans ses Lettres à un jeune romancier comme l’un des exemples de compositions narratives possibles que le romancier péruvien appelle les « vases communicants ». Le chapitre VIII est ainsi « une scène où […] il se produit deux (voire trois) évènements différents qui, racontés d’une façon mêlée, se contaminent réciproquement et d’une certaine façon se modifient. En raison de cette organisation, les différents événements, articulés en un système de vases communicants, échangent des faits vécus et il s’établit entre eux une interaction qui amène les épisodes à se fondre en une unité, avec un résultat bien différent de celui de pures anecdotes juxtaposées. » [6]. Les trois événements mêlés sont la description de la foire rurale et ce qu’il s’y passe, la séduction d’Emma par Rodolphe, et le discours du conseiller Lieuvain. La complémentation entre les trois épisodes, entremêlés au sein d’un même flux narratif, court-circuite l’ensemble des trois séquences selon un principe ironique qui érode tout, mais dont la victime la plus certaine est la tentative de séduction d’Emma par Rodolphe, opérante au niveau de la fiction (Emma succombe) mais pas pour le lecteur qui ne peut souscrire à la scène amoureuse tenue au milieu de la chaotique foire agricole. Les vases communicants sont ainsi une technique de composition narrative macrostructurelle, qui se définit par la narration simultanée de scènes différentes (spatialement, chronologiquement), avec pour effet une complémentation entre celles-ci. Leçon de choses est résolument construit sous la logique des vases communicants, parce que les trois segments narratifs sont profondément croisés, à la fois narrativement et thématiquement.
L’autre ombre intertextuelle de Leçon de Choses est le chapitre IX, concrétisation charnelle de l’adultère naissant entre Emma et Rodolphe. Celui-ci fournit le pré-texte dictant le comportement masculin et féminin : on y lit l’hésitation tremblée de la femme (« Elle tâchait de se dégager mollement. » [7]), la cour méthodique et implacable de l’homme (« Il fut calme, sérieux, mélancolique. » [8], « il redevint aussitôt respectueux, caressant, timide. » [9]) et le même abandon féminin final au milieu des pleurs (« Elle renversa son cou blanc, qui se gonflait d’un soupir ; et, défaillante, tout en pleurs, avec un long frémissement et se cachant la figure, elle s’abandonna. » [10]). Mais Flaubert – ce qui ne lui évitera pas un procès – ne va pas détailler la relation sexuelle, simplement suggérée par le terme d’abandon. Ce qui n’est pas dit directement – ce qui constitue donc une ellipse de la fiction – va être remplacé et figuré par un moment de suspens qui vient remplacer la suite logique des choses et dire de manière métaphorique les effets de la gymnastique charnelle : « Les ombres du soir descendaient ; le soleil horizontal, passant entre les branches, lui éblouissait les yeux. Çà et là, tout autour d’elle, dans les feuilles ou par terre, des taches lumineuses tremblaient, comme si des colibris, en volant, eussent éparpillé leurs plumes. Le silence était partout ; quelque chose de doux semblait sortir des arbres ; elle sentait son cœur, dont les battements recommençaient, et le sang circuler dans sa chair comme un fleuve de lait. » [11]. C’est précisément ce chaste drapé métaphorique que le roman de Simon va recomposer ; s’il garde l’idée des correspondances analogiques, il sera beaucoup plus direct et précis que Flaubert.
Le troisième chapitre de Leçon de choses, « La Charge de Reichshoffen », affiche dès son titre l’idée de la métaphore militaire. Or, de la charge à la débâcle, tout n’est question que de manœuvres. La scène-Estelle est la description d’une manœuvre érotique, qui s’accompagne d’une manœuvre narrative.
Le texte va mimer cette progression de l’intrigue-Estelle : alors que la scène d’ « Expansion » s’ouvre sur cinq personnages (les deux femmes, l’enfant, Estelle, l’homme), c’est pourtant vers une réduction de ce contingent que se dirige le récit. L’homme cherche en effet à fixer un rendez-vous nocturne, et le récit le dépeint comme un chasseur cherchant à isoler une proie : « Elle répète je vous en prie je vous en supplie elles vont se demander ce que nous. Profitant d’un élargissement du sentier, l’homme la devance prestement et s’immobilise, lui barrant le passage. » (p. 590). La métaphore cynégétique est tout aussi opérante que celle de la guerre : ce n’est qu’une fois la proie acculée (le rendez-vous nocturne) que la charge pourra être lancée. « La Charge de Reichshoffen » isole en effet le couple de protagoniste : à l’exception d’un bref interlude qui prend pour sujet un pécheur, une femme et l’enfant, Estelle et son compagnon seront les seuls personnages de l’action. Or, si ce rétrécissement s’opère, c’est bien évidemment sous la manœuvre de l’homme, dont la charge, si elle va lui permettre d’obtenir ce qu’il a voulu (l’orgasme étant ici le pauvre ersatz du combat héroïque), deviendra littéralement une débandade, bien loin de l’image d’Epinal du rendez-vous nocturne. Sans munition (« Elle dit […] vous avez tout lâché », (p. 640), il ne sera plus qu’impuissant, acteur passif de la suite de la scène : assistant d’abord aux ablutions de la femme (« Elle essuie son con avec un pan du tissu déchiré. » (p. 638), sa détresse inquiète (« Les sanglots l’étouffent. Il lui tapote gauchement l’épaule » (p. 640), sa fureur et sa fuite (« Elle crie espèce de espèce de espèce de. Elle tourne brusquement le dos et part en courant. », p. 642). La charge animale cède sa place à une débâcle en règle de l’adultère idéalisé.
La charge annoncée est traitée apparemment selon un mode clinique. Le texte se construit par des phrases froides décrivant anatomiquement ce qu’il s’y passe : « Il cherche à la renverser sur le côté. Les tréteaux de l’échafaudage grincent à chacun de leurs mouvements. Elle s’appuie en se cramponnant d’une main à l’une des planches rugueuses parsemées de menus éclats de plâtre. La tranche de la planche est hérissée d’échardes. » (p. 622). La phrase ne traduit aucun affect et se contente de décrire une situation avec précision : l’utilisation du présent, donnant l’impression d’une simultanéité entre l’action et l’écriture de l’action, participe à cette logique anatomiste qui prendra encore plus de sens quand le sujet deviendra biologique et corporel. La juxtaposition des trois scènes est liée à une juxtaposition des phrases entre elles, sans connecteurs, circonstants, liants entre les propositions : la phrase va à l’essentiel, et opère en soustraction d’elle-même pour être clinique. Cette logique anatomiste se raffermit dans la description de l’acte sexuel. Dans Madame Bovary, la relation sexuelle était suggérée. Mais chez Simon la liaison dangereuse va être le prétexte d’une histoire naturelle, leçon biologique mais aussi sexuelle : « Tenant toujours de la main la base de son membre, l’homme tire en arrière la peau du fourreau qui s’accumule et forme une collerette de replis après le bourrelet du gland. Peu à peu la longue verge noire disparaît dans l’épaisse broussaille de poils. Ses nodosités froissent la chair humide qui se resserre sur elles, puis, brusquement, elle s’enfonce toute entière. » (p. 625). L’anatomie profondément animale du couple bourgeois s’en trouve exposée ; le grotesque du type social se découvre ainsi par son envers représenté. La débâcle se poursuit dans le discours frappé d’anacoluthe : « il il y a plein de ros de rosée » « oui oui moi aussi mais pas ici oui moi aussi mon chéri mais l’her l’herbe. » (p. 620). La rupture de formulation du langage est là pour exprimer l’hésitation et l’appréhension de la femme face aux assauts empressés de l’homme, ce que montre le lexique utilisé pour qualifier ses actions et mouvements : « Il cherche à la faire se coucher. », « Il cherche à la renverser sur le côté. » (p. 622), « Tout à coup l’homme dit Alors comme ça ! et la retournant brutalement la penche en avant sur la barrière. » (p. 624). La parodie de la manœuvre militaire se dessine dans les verbes de mouvement. La narration manœuvre la construction de la scène, mimant la charge sexuelle, caractérisant par des procédés langagiers et scéniques la nature de ses personnages. La correspondance permise par le montage narratif va poursuivre cette entreprise.
La manœuvre érotique est permise par une manœuvre scénique qui exacerbe la scène-Estelle, appuyant, par effet de correspondance et de contraste, l’action qui s’y déroule. On peut parler, en reprenant la formule célèbre de Baudelaire, d’un art de la correspondance à l’œuvre dans Leçon de Choses. Il ne s’agit pas ici de synesthésie, mais d’une porosité entre les scènes, qui se construit sous le régime de l’analogie et de la métaphore.
La vache, spectateur assidu de la scène, va faire office de juge mutique mais éloquent de la scène. Le régime analogique qui la justifie est soigneusement construit : le rapport sexuel s’amorce quand la femme tend sa « croupe » puis à la phrase d’après la vache « se met en marche », mimant ainsi, alors, l’acte charnel lui-même qui débute. La juxtaposition d’une phrase-Estelle avec une phrase-vache (« Les fesses nerveuses ont des faibles soubresauts. [...] La vache continue à progresser […] ») produit ce parallèle contigu entre les deux situations, dont les produits sonores sont semblables : la vache produit des « bruits de succion » alors que la femme faisait précédemment « entendre un long chuintement » (p. 625). Puis, de figuration analogique, la vache devient spectateur indifférent : « La vache s’est arrêtée et se tient immobile, sa masse noire et formidable, montagne, au-dessus d’eux (si près qu’il pourrait presque la toucher en étendant le bras), avec son échine infléchie » (p. 632). Elle n’est pourtant pas si mutique, puisque sa posture « immobile, formidable, infléchie » (p. 632) tranche avec les contorsions grotesques auxquelles se livrent l’homme et la femme.
Une ombrelle, tenue par une jeune femme, sera le sujet d’une expérience péri-érotique mimant et rejouant le geste masturbatoire qui a lieu dans la partie « Leçon de choses » : « Sa main délicate joue à faire pivoter sur elle-même la poignée sculptée, tournoyant dans un sens puis dans l’autre. Le corps écailleux du dragon d’ivoire, […] la langue apparaissent et disparaissent tour à tour entre les doigts de porcelaine teintés de rose. » (p. 626). Puis ce sera le poulpe [12] qui reproduira la brusquerie masculine et l’abandon féminin : « L’énorme main rougeaude d’un pêcheur saisit brusquement le petit poulpe dont les tentacules se collent aussitôt autour de son poignet. D’un geste preste il retourne la poche à encre. Les tentacules se détachent et pendent inertes, comme une chevelure mouillée. » (p. 630).
C’est également au niveau olfactif que s’opère une correspondance des sensations : « Quand [les pécheurs] passent près d’elle [la femme à l’ombrelle] elle sent leur forte odeur mêlée à celle de la marée. Une forte odeur à la fois de coquillage et d’humus monte de l’épaisse toison noire [d’Estelle] sous les fesses polies où le membre va et vient avec des accélérations et des ralentissements. » (p. 632). L’olfactif reviendra, cette fois dans une porosité avec la scène-Maçons : « En dépit de la fenêtre restée ouverte, il s’exhale des vêtements de travail entassés contre le mur ou suspendus au tréteau une tenace odeur de sueur refroidie qui se mêle à celle des plâtras et du papier moisi pendant des murs en longues déchirures. L’odeur forte de la jeune femme se répand dans la pièce. » (p. 635). Le passage d’une scène à une autre s’opère via l’analogie sensuelle entre les deux parfums. C’est donc bien selon la logique de la correspondance et de la complémentation que s’opère la technique des vases communicants.
Les correspondances avec la scène-Maçons et la scène-Soldats vont ensuite appuyer la scène-Estelle de résonances inattendues. Le tir d’une fusée va également permettre des analogies avec la relation sexuelle : « brusquement, […] le chuintement rapide d’une fusée […] déchire le silence. Le bruit soyeux de l’air froissé s’intensifie et décroit rapidement […] dans le ciel noir. […] Arrivée très haut, en bout de course, la tête de la fusée éclate […]. Le tireur et le chargeur ont sursauté […]. » (p. 640) . La scène reproduit le même schéma : brusquerie (« l’homme […] la retournant brutalement », p. 624), bruit caractéristique de la charge (« l’homme tient la base de son membre dont il pousse la tête entre les poils bouclés et mouillés. […] La femme fait entendre un long chuintement. »), même texture du réceptacle (« Il sent la chair soyeuse et brûlante coiffer son gland », p. 625 ), même résolution en acmé (« à l’intérieur de la chair obscure le long membre raidi se tend encore, lâchant de longues giclées de sperme noir », p. 637) qui amène aux mêmes soubresauts (« les épaules de la femme continuent à être secouées de tressaillement nerveux » ). Un œuf, mangé par l’un des maçons, sera comparé à une « sorte de microcosme ovulaire dont le centre condenserait l’univers tout entier. » (p. 640). Le lien lexical entre l’œuf et l’ovaire appelle à considérer le sexe féminin – et derrière lui, le désir sexuel - comme centre du récit, « comme si la totalité des images attirées et pénétrant par la surface luisante venait pour ainsi dire se précipiter, se concasser dans un noyau serré » . Un réseau analogique de correspondances tisse ainsi des liens profonds entre les trois scènes intriguées, selon un double axe principal : sexe-allumette-fusée, vache-femme-poulpe, que viennent appuyer de nombreuses images subliminales. On retrouve là les effets propres au collage, que Simon explicite ainsi : « [si] on réussit à établir entre deux signifiants un rapport formel « parlant », il se produit alors un phénomène qui semble tenir du prodige : à savoir que va apparaître de surcroît […] une ouverture signifiante, un sens ambigu, incertain, « tremblé » comme dirait Barthes, non explicité, mais souvent […] riche et générateur (ou chargé) de vibrations » [13].
La prédominance des images sexuelles dans les autres scènes s’explique par la correspondance analogique et la logique picturale qui régissent l’ensemble de Leçon de Choses. La logique picturale, omniprésente dans le livre, instaure donc le regard comme moyen de perception premier du récit – avec une prédominance sur les autres sens, néanmoins présents. Le regard prime, dirige la scène, dicte le champ de la caméra narrative.
Doit-on parler de pornographie pour qualifier la représentation de cette relation sexuelle explicite ? L’étymologie nous renseigne : la pornographie est d’abord « la peinture des prostituées », comme le montre Pascal Quignard [14] ; mais le sens dérive de son acception restreinte pour désigner ensuite de manière générale la « peinture obscène ». Qu’est-ce que l’obscène, sinon ce qui est habituellement au-devant de la scène (le ob latin signifiant ce mouvement de mise en avant), ce qui capte la lumière et le regard ? La représentation de la relation sexuelle prend effectivement le pas sur les autres scènes de « la Charge de Reichshoffen » par sa monstruosité scénique. Il n’y a pourtant pas d’apprêt particulier dans cette représentation, sinon une simple description refusant la pudeur et le voile chaste. Claude Simon lui-même parle de la pornographie comme transgression : « Quant au porno […], il transgresse à la fois les interdits sexuels, ceux du bon goût, de la beauté, de l’élégance, de l’intelligence… [C’est] une sorte de « non-art » absolu qui, à ce titre, est peut-être, dans la mesure où il semble attirer le public, remueur de quelque chose. » [15]. Cette transgression passe justement par la représentation sexuelle dans Leçon de Choses.
Comme le montre Pascal Quignard dans Le Sexe et l’effroi, la conception sexuelle est liée intimement à la question de la fascination. Dans la langue latine, le phallos grec devient le fascinus, terme qui donnera la fascination, originellement le sentiment de pétrification qui s’empare de l’homme ou de l’animal face à une angoisse insoutenable : « fasciner contrait celui qui voit à ne plus détacher son regard » [16]. Dans Leçon de choses, et plus particulièrement dans « la Charge de Reichshoffen », tout se passe comme si le fascinus (la relation sexuelle) laissait une empreinte résiduelle sur le regard locuteur du récit. Les surimpressions entre les trois scènes, dues au montage en court-circuit, laissent sur la rétine du texte un souvenir mémoriel, qui vient dicter la porosité entre les scènes et la correspondance entre les images. Ce ne sont pas seulement, ainsi, les mots-carrefours qui agissent comme seuils entre les mondes, mais l’image sexuelle qui prédomine sur les autres. Le fascinus est une affaire de rétine. Cette porosité est presque une contamination textuelle, selon la célèbre formule de François Jost qui parlait de « mauvaises fréquentations contextuelles. » pour expliquer « l’aventure de la femme » [17]. L’éros frénétique qui alimente la scène-Estelle devient ainsi véritablement graphique : non seulement il est dépeint dans toute son anatomie par l’écriture, mais il passe au statut d’image mobile, contaminant ses plus proches voisins selon une logique du court-circuit.
Si le récit n’est qu’une longue phrase [18], pour reprendre la phrase de Barthes, on peut penser en parallèle phrase et récit, pour analyser la période narrative. La période classique des grands orateurs antiques peut être décomposée entre trois moments distincts : la protase (littéralement la « tension en avant »), montée ascendante de la phrase ou du segment ; vient ensuite l’acmé (le « sommet, l’apogée »), le point le plus haut de la phase ascendante, à partir duquel elle ne fera que redescendre ; puis, dernier moment de la séquence, l’apodose, phase descendante.
« La Charge de Reichshoffen » peut être considérée comme acmé et apodose de la scène-Estelle – tout ce qui précède étant une montée en tension narrative ; mais l’on peut aussi décomposer la scène-Estelle de « la Charge de Reichshoffen » selon ce triple schéma graduel. La progression de la période narrative est proche de la progression érotique de l’acte sexuel, comme le montre le schéma de la réponse sexuelle humaine qui se conçoit selon la même logique : excitation (protase) plateau (où le niveau d’excitation est constant), orgasme (acmé restreinte), résolution (phase descendante). Il y a donc une concordance évidente entre le sujet et sa narration, correspondance narrative et thématique qui fonde la nature singulière de cette scène.
Tant du point de vue de l’érotisme que de la narration, la progression classique du schéma narratif est empêchée, complexifiée, à cause du montage qui entrecoupe l’intrigue de la scène-Estelle. Mais la tension narrative de la scène emprunte à une autre logique érotique, liée à la nature du désir. Le désir est en effet le vecteur initial de la réponse sexuelle. Or, quand il se concrétise, et que la phase d’excitation devient phase de plateau puis orgasme, ce n’est plus un désir, mais un plaisir. Le désir se conçoit en effet comme un manque, une insatisfaction à combler : plus un désir est rapidement assouvi, moins est grand le plaisir – et plus longue est l’attente, plus chère est la récompense. Cette logique du désir érotique est très proche de la tension narrative, et plus précisément d’un de ses composantes, le suspense. Le suspense n’appartient même pas à la littérature réaliste, modèle (certes chimérique) contre lequel se développe le Nouveau Roman, mais à la littérature populaire. C’est l’un des outils narratifs macrostructurels du roman-feuilleton mais c’est surtout au sein du récit policier (que développeront notamment Conan Doyle et Leblanc) qu’il trouvera sa pleine inscription dans la force romanesque de la narration. Le suspense peut se définir comme un outil narratif et romanesque dont le but premier est de susciter l’adhésion narrative (le plaisir de la lecture, et sa poursuite jusqu’à la fin du livre) par la rétention volontaire d’informations qui éventeraient et dévoileraient les dessous et composantes de l’intrigue. Le suspense est un voile qui cache l’envers du décor, la savante machinerie mise en place par l’auteur. Le genre du whodunit, tel que l’a popularisé Agatha Christie, symbolise cette poétique narrative qui cherche à prendre le lecteur dans une démarche d’investigation allant vers une résolution impliquant diagnostic et pronostic, pour reprendre les termes de Raphael Baroni. Ce suspense, profondément lié au genre populaire, n’est donc pas, a priori, ce que l’on peut attendre d’un écrivain qui est plus souvent placé parmi les romanciers formalistes et expérimentaux.
C’est pourtant ce suspense si romanesque que Simon va provoquer par ce montage si spécifique. Simon construit en effet la conduite et la résolution de la scène-Estelle selon une progression retardée, empêchée à chaque fois d’avancer comme le ferait une intrigue classique par le système de court-circuit qu’opèrent les vases communicants. En effet, les analogies provoquées par les correspondances empêchent de lire la scène-Estelle sous le seul signe du désir : la continuité chronologique de la scène est constamment coupée par les intermèdes des autres scènes, qui, s’ils filent parfois la scène-Estelle selon un parallèle métaphorique, ont aussi leurs autonomies propres. L’effet est alors double : il provoque, par la rétention de la suite de l’intrigue qui n’interviendra qu’après une séquence de texte qui ne l’entretient pas directement (scène-Maçons, scène-Soldats), une recrudescence du désir érotique de la lecture (devenu plus grand, plus vif, car non-satisfait) ; mais en même temps, ce désir de connaitre la suite de l’intrigue n’est pas seulement empêché, il est aussi savamment entretenu par un art de la correspondance analogique et métaphorique, qui vient rejouer, recomposer des images subliminales qui rappellent la situation première – la seule présentant une intrigue schématisée selon le principe progression-apogée-redescente.
Le choix d’une intrigue amoureuse et sexuelle n’est donc pas anodin : celle-ci postule une érotique, qui est à la fois la matière de l’intrigue (la relation charnelle entre Estelle et son amant adultère) et la matière du récit (un montage narratif qui joue avec le lecteur). La scène-Estelle, et sa résolution au sein de « la Charge de Reichshoffen », est donc la clef de voute de Leçon de Choses, proposant ainsi une réponse à ce système de montage. Les vases communicants de ce récit, devenus courts-circuits narratifs, n’ont donc rien d’un pur exercice de style, mais s’inscrivent effectivement au sein d’un très long travail de déconstruction des topoi romanesques. Non seulement Simon se place dans un creux du roman réaliste (la non-représentation du sexe) mais il se place aussi dans un creux du Nouveau Roman (l’absence de mise en intrigue classique) : il donne à voir et à lire la relation sexuelle absente de Madame Bovary et des grands romans réalistes du XIXème siècle, mais il pervertit aussi une technique des grands raconteurs d’histoire selon une alchimie narrative unique qui prend place dans une pratique du montage devenue poétique oeuvrale.
« Les mots possèdent […] ce prodigieux pouvoir de rapprocher et de confronter ce qui, sans eux, resterait épars » [19]. Simon rappelait, dans sa Préface à Orion Aveugle, l’une des caractéristiques premières de sa technique narrative : la rencontre, au sein du récit, d’éléments et de situations (temporelles, fictionnelles) normalement hétérogènes. Comme on le voit avec Leçon de Choses, cette alchimie particulière résulte souvent d’une pratique du montage, qui est à la fois graphique, scénique, mais surtout poétique. C’est l’intrication entre la composition formelle et le sujet fictionnel qui justifie dès lors la référence à Madame Bovary. Cette présence intertextuelle n’est pas anodine, elle est là pour montrer où le roman simonien s’incarne : dans l’envers du roman flaubertien et du roman réaliste. Mais Simon ne se contente pas d’explorer les non-dits intertextuels du roman réaliste, il ajoute à cela une technique narrative qui souligne encore plus cruellement que Flaubert la double bêtise bourgeoise. Le feuilleté scénique révèle un art de la composition amené à un point tel qu’il justifie la fiction mise en place : l’exercice de style n’en est pas un, par l’adéquation parfaite entre la matière déployée et la manière de l’écrire. La relation sexuelle construite selon une progression retardée déploie ainsi une érotique de la lecture et de l’écriture. Il ne faudrait pas donc voir dans Leçon de Choses une simple entreprise de déconstruction, puisque c’est précisément à partir des « Chutes » (narratives, fictionnelles, picturales) que naissent trois scènes distinctes, mais intriquées et augmentées par l’art du court-circuit qui est résolument « l’aboutissement d’une longue recherche ».
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FLAUBERT, Gustave, Madame Bovary, Paris, Livre de Poche, 1999
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