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une phrase d’une mortelle somptuosité
lundi 24 décembre 2012, par
Mais la grande nouveauté ici, ce par quoi Proust innove radicalement en ouvrant au roman des perspectives entièrement neuves et par quoi il s’avère être, comme son presque contemporain Cézanne, l’un de ces novateurs après lesquels les choses « ne peuvent plus jamais être comme avant », ce par quoi il apparaît comme le grand écrivain révolutionnaire et subversif, la grande nouveauté, donc, qui confère à Proust sa taille de géant de la littérature, c’est que, chez lui, le rôle signifiant qui était jusque-là dévolu à l’action est maintenant tenu par ce que l’on considérait jusqu’alors comme un élément inerte du récit, parasitaire, au mieux « statique », c’est-à-dire la description elle-même.
C’est elle ici qui, maintenant, « fonctionne », travaille, agit. C’est elle qui va et vient, rassemble ce qui était épars, ordonne ce qui paraissait désordre, règle minutieusement les détails de cette grandiose cérémonie où entrent en scène l’univers tout entier, le passé et le présent, le loin et le près, un groom d’hôtel, un poisson, une fleur, les profondeurs de la mer, une vieille marquise, un nuage, l’écume lilas d’une vague, les grosses joues roses d’une jeune fille, un reflet de soleil, une princesse, les courbes des collines, les routes bordées de pommiers, un gérant d’hôtel au langage incertain, tous et tout jouant leur rôle dans cette sorte de système véritablement cosmique où d’un bout à l’autre se répondent les mots, les thèmes mineurs et majeurs entrelacés au sein du grand thème qui domine toute l’œuvre, sans cesse rappelé d’une façon ou d’une autre, quand ce ne serait que par le constant retour de ce nom, Balbec, qui est celui d’un temple du soleil, ce soleil qui, chaque jour, descend, je le rappelle : « dans le ciel violet stigmatisé par (sa) figure raide géométrique, passagère et fulgurante » (est-il besoin de souligner le terrifiant « Mané Thécel Pharès » (« compté, pesé, divisé ») que constitue cette suite d’adjectifs ?) ... ce soleil qui, de même que la mer vient battre au pied de ce grand sanctuaire qu’est le palace, y pénètre aussi par toutes les ouvertures, ce même soleil « brillant comme une topaze », implacable, qui resurgit chaque matin avec une obsédante régularité, comme le signal, le symbole même de l’implacable écoulement de ce temps recherché, introuvable, omniprésent, perdu à jamais et ressuscité à chaque page par le seul pouvoir de la langue, du texte aux prodigieuses cadences qui, à la fin du livre, se clôt sur lui comme les volets d’un tabernacle dans une phrase d’une mortelle somptuosité :« Midi sonnait, enfin arrivait Françoise. Et pendant des mois de suite, dans ce Balbec que j’avais tant désiré parce que je ne l’imaginais que battu par la tempête et perdu dans les brumes, le beau temps avait été si éclatant et si fixe que, quand elle venait ouvrir la fenêtre, j’avais pu toujours, sans être trompé, m’attendre à trouver le même pan de soleil plié à l’angle du mur extérieur, et d’une couleur immuable qui était moins émouvante comme le signe de l’été qu’elle n’était morne comme celle d’un émail inerte et factice. Et tandis que Françoise ôtait les épingles des impostes, détachait les étoffes, tirait les rideaux, le jour d’été qu’elle découvrait semblait aussi mort, aussi immémorial qu’une somptueuse et millénaire momie que notre vieille servante n’eût fait que précautionneusement désemmailloter de tous ses linges, avant de la faire apparaître, embaumée dans sa robe d’or. »
Claude Simon, « Le poisson cathédrale » (1980), Quatre conférences (Minuit, 2012, p. 36-38)
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