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d’une couleur éclatante
mercredi 15 février 2012, par
« ... remarqué que tout ce qui est couvert, dissimulé à la vue, est toujours d’une couleur éclatante : le blanc de la peau sous les vêtements, et, sous la peau, quand ils apparaissent par une plaie, le sang, la chair rouge, ou encore une carrière au flanc d’une montagne, un champ qu’on vient de labourer, une tranchée ouverte dans la rue mettant à jour la terre orange, les canalisations, les tuyaux. Et cette impression de scandaleux, d’interdit, qui émane des choses dont la destination première n’était pas d’être exposées aux regards, qui étaient faites pour rester dans l’obscurité, les ténèbres. Ou plutôt choses qui sont elles-mêmes les ténèbres, nous révélant que celles-ci ne sont pas noires, absence de couleurs comme on se le figure, mais (comme lorsqu’on ferme les yeux et qu’on presse fortement sur les paupières) violence, éblouissement, éclat : pourpre, cinabre, soufre, corail, amarante, feu, cuivre, fauve, turquoise, jade, bronze : une somptuosité extraite, arrachée du cœur opaque des métaux, de la terre. Celle-là était ocre, ou plutôt d’un jaune clair. Déjà il y pousse (j’ai été surpris avec quelle rapidité) des herbes, des petites plantes sauvages : de celles dont les feuilles sont aplaties, écartelées en rayons, avec des contours
dentelés, comme une série de fers de lance, de harpons, recouvertes d’un léger duvet.
(...)
« Après je suis encore revenu à la tombe. Voici exactement comment elle est maintenant : la terre a été entassée de façon à former une sorte de pyramide tronquée, de faible hauteur. Elle est faite de petites mottes, de grumeaux plutôt, dont la partie supérieure, plus aérée et par conséquent plus sèche, commence à se décolorer, devenant d’un jaune blanchâtre en même temps qu’elle prend un aspect friable. »
(...)
« (...) Je ne sais pas combien de temps je suis resté là : peut-être une heure, peut-être cinq minutes. Mais il n’y avait rien d’autre à voir : toujours cette base de pyramide tronquée faite de terre jaune et grumeleuse dont les
mottes minuscules blanchissaient sur le dessus, les jeunes herbes, les petites feuilles étoilées en forme de harpons, velues, et moi pensant « Il doit bien y avoir quelque chose que je ne sais pas voir », essayant de voir d’où
(c’est-à-dire le point de rencontre, de fusion ou si tu préfères de passage : je veux dire l’endroit où la terre friable et jaune en se combinant avec je ne sais quoi — l’eau de pluie, la lumière — devient tige, feuille, vert) elles sortaient : par une faille entre deux mottes. Et alors l’envie de me pencher et d’écarter les mottes pour voir encore d’où … »
Claude Simon. Histoire (Minuit, 1967, p. 129-130, 131 et 133)