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à peu près indéfiniment
mercredi 15 février 2012, par
Les langues pendantes du papier décollé laissent apparaître le plâtre humide et gris qui s’effrite, tombe par plaques dont les débris sont éparpillés sur le carrelage devant la plinthe marron, la tranche supérieure de celle-ci recouverte d’une impalpable poussière blanchâtre. Immédiatement au-dessus de la plinthe court un galon (ou bandeau ?) dans des tons ocre-vert et rougeâtres (vermillon passé) où se répète le même motif (frise :) de feuilles d’acanthe dessinant une succession de vagues involutées. Sur le carrelage hexagonal brisé en plusieurs endroits (en d’autres comme corrodé) sont aussi éparpillés parmi les débris de plâtre divers objets ou fragments d’objets (morceaux de bois, de brique, de vitres cassées, le châssis démantibulé d’une fenêtre, un sac vide dont la toile rugueuse s’étage en replis mous, une bouteille couchée, d’un vert pâle, recouverte de la même poussière blanchâtre et à l’intérieur de laquelle on voit une pellicule lilas de tanin desséché et craquelé déposée sur le côté du cylindre, etc.). Du plafond pend une ampoule de faible puissance (on peut sans être aveuglé en fixer le filament) vissée sur une douille de cuivre terni.
Au-dessous du minuscule et immobile déferlement de vagues végétales qui se poursuivent sans fin sur le galon de papier fané, l’archipel crayeux des morceaux de plâtre se répartit en îlots d’inégales grandeurs comme les pans détachés d’une falaise et qui se fracassent à son pied. Les plus petits, de formes incertaines, molles, se sont dispersés au loin après avoir roulé sur eux-mêmes. Les plus grands, parfois amoncelés, parfois solitaires, ressemblent à ces tables rocheuses soulevées en plans inclinés par la bosse (équivalent en relief du creux — ou d’une partie du creux — laissé dans le revêtement du mur) qui en constitue l’envers et sur laquelle ils reposent. Sur leur face lisse adhère quelquefois encore un lambeau de feuillage jauni, une fleur.
La description (la composition) peut se continuer (ou être complétée) à peu près indéfiniment selon la minutie apportée à son exécution, l’entraînement des métaphores proposées, l’addition d’autres objets visibles dans leur entier ou fragmentés par l’usure, le temps, un choc (soit qu’ils n’apparaissent qu’en partie dans le cadre du tableau), sans compter les diverses hypothèses que peut susciter le spectacle. Ainsi il n’a pas été dit si (peut-être par une porte ouverte sur un corridor ou une autre pièce) une seconde ampoule plus forte n’éclaire pas la scène, ce qui expliquerait la présence d’ombres portées très opaques (presque noires) qui s’allongent sur le carrelage à partir des objets visibles (décrits) ou invisibles — et peut-être aussi celle, échassière et distendue, d’un personnage qui se tient debout dans l’encadrement de la porte. Il n’a pas non plus été fait mention des bruits ou du silence, ni des odeurs (poudre, sang, rat crevé, ou simplement cette senteur subtile, moribonde et rance de la poussière) qui règnent ou sont perceptibles dans le local, etc., etc.
Claude Simon. « Générique » de Leçon de choses (Minuit, 1975, p. 9-11)