Texte
Référence(s)
Metka Zupancic
« Eurydice à la recherche d’Orphée : lecture orphique de L’Acacia de Claude Simon », p. 200-208, dans Mythes dans la littérature contemporaine d’expression française (Colloque Ottawa, 24-26 mars 1994). Textes réunis par Metka Zupancic. Ottawa : Editions du Nordir, 1994, 231 p.
À comparer l’état des recherches sur Claude Simon avec les approches que nous rencontrons dans le cadre de ce colloque, je dois constater qu’en général, les études portant sur l’œuvre de ce Prix Nobel ne se placent que rarement dans le contexte de la mythocritique. Les lectures des textes simoniens continuent à être marquées par l’idéologie dominante ayant régi les approches du Nouveau Roman, surtout dans les années soixante-dix. Je pense particulièrement aux postulats de Jean Ricardou qui se situent à la croisée d’au moins trois orientations critiques : structurale, sémiotique et narratologique.
D’autre part, Simon lui-même prend depuis plus d’une dizaine d’années ses distances par rapport au mouvement dont il est issu, de même que par rapport à la critique d’inspiration « ricardolienne ». N’empêche qu’il n’est pas pour autant intéressé à une lecture symbolique ou mythologique de ses textes, déclarant souvent que ses romans sont là pour parler à sa place ; dernièrement, c’était toujours le cas lors du colloque tenu en son honneur à l’Université Queen’s, à Kingston, en octobre 1993.
Par ailleurs, si les lecteurs et lectrices surtout américain(e)s de l’œuvre de Simon semblaient attiré(e)s, il y a presque une vingtaine d’années, par la profusion des images archétypales qu’on y décèle, comme par exemple Karen Gould, dans sa thèse Claude Simon’s Mythic Muse, le courant critique d’inspiration surtout jungienne paraît actuellement pratiquement abandonné par les simoniens. En France, deux collègues surtout continuent à travailler sur Claude Simon dans la perspective mythique : Marie Miguet Ollagnier et Jean-Claude Vareille.
Pourtant, je trouve un point de départ pour ma propre lecture de L’Acacia, dernier roman publié de Claude Simon, chez celle qui a amplement participé à la consécration du Nouveau Roman, Françoise van Rossum-Guyon, à la fin de son article « Un regard déchirant. À propos de L’Acacia », dans un ouvrage collectif consacré à Simon, Chemins de la mémoire. Françoise van Rossum-Guyon affirme que « ce livre nous a forcés d’explorer le royaume des morts et des mots » (130). Si je la paraphrase, je dirai qu’il s’agit de l’exploration du royaume des morts à l’aide des mots, de la poiesis, de la littérature. Mais voilà non pas, dans L’Acacia, et comme on se serait peut-être attendu, d’abord et uniquement un Orphée à la recherche de cette Eurydice reléguée dans l’autre monde. La situation est bien plus complexe : un roman racontant la recherche d’une femme, d’une Eurydice vivante, de la dépouille de son Orphée mort. Mais bien sûr, c’est un roman écrit par un homme : il se délègue un porte-parole dans le livre, une instance narratrice témoin de la quête de cette femme, en la personne de l’enfant que la veuve traîne avec elle dans les chemins boueux de l’après-guerre de 1918. En outre, cet homme qui écrit s’inscrit lui-même dans le roman à titre de chercheur, lui-même en quête du message que pourraient lui communiquer ceux de l’au-delà, lui-même à la recherche du « sens » à donner aux situations absurdes auxquelles « il » est exposé, c’est-à-dire que cette instance narratrice fait face à sa « propre » guerre, celle de 1939-40, mais aussi à toute autre guerre inscrite dans la « mémoire collective ».
À considérer ces quelques informations au sujet de L’Acacia, il apparaît assez clairement qu’au-delà de l’anecdote, c’est-à-dire de la multitude des anecdotes qui y sont rapportées, il existe de nombreuses possibilités d’exploration des dimensions archétypales, mythiques, symboliques. Il serait donc possible, et probablement préférable, de ne pas placer la globalité du texte uniquement sous l’enseigne du rapport entre la veuve et son époux tué à la guerre, sous l’enseigne de la quête qui paraît, pourtant, si clairement orphique, malgré et peut-être grâce au renversement des rôles, de la situation dans le mythe orphique traditionnel.
Le rôle que l’auteur destine en particulier à cette femme, mère de ce « il » anonyme, d’ailleurs elle aussi anonyme, peut paraître assez différent de la description de la figure maternelle, dans le corpus de ses romans, sans que les modifications du modèle orphique traditionnel soient pour autant nouvelles dans cette écriture. Je parle de la situation orphique classique, avec l’homme-poète à la recherche de la femme-inspiratrice, prématurément aspirée par le royaume des morts - et que l’homme n’est pas capable de ramener à la vie d’« ici-bas », qui reste à jamais condamnée à sa passivité et à son « emprisonnement » dans l’au-delà. Ce même paradigme (si on veut « traditionnel ») est bel et bien utilisé par Simon, par exemple dans Les Géorgiques (1981), ne serait-ce que dans le cas de ce général sous l’Empire qui déplore, jusqu’à sa propre mort, et malgré son remariage, la mort prématurée de celle qui est une « réincarnation » d’Eurydice. Le général fait la connaissance de cette Marie-Anne dans des circonstances tout à fait « mythiques », lors de la représentation, comme le suggère Simon, d’Orfeo de Gluck dans le théâtre de Besançon construit par Ledoux [1]. Mais, comme l’indique le général lui-même, dans une de ses lettres (historiques) reprises par l’écrivain, Marie-Anne morte continue à être la protectrice de son mari. Il en est de même dans une autre des trois « intrigues » de ce livre, où il est question de la femme du personnage signalé uniquement par la lettre O. (Orphée ? - même si nous comprenons à la lecture du texte qu’il s’agit de George Orwell). Elle vient chercher son époux en Espagne, pendant la guerre civile, et réussit à le sauver des enfers, de la mort certaine, pour le ramener dans « leur » monde, en Grande-Bretagne.
L’œuvre simonienne propose donc une cohabitation d’au moins deux versions du mythe orphique, avec au moins deux rôles différents assignés aux femmes. Absente, morte, rêvée (déjà dans La Route des Flandres), la femme est également présente, aux moments cruciaux, aux côtés de l’homme. Elle n’est plus seulement passive, et non plus uniquement inspiratrice. Ou encore modèle : dans L’Acacia, le narrateur – toujours à la troisième personne – parle de lui-même à, une époque où il voulait devenir peintre et dont la compagne « se déshabillait, posait patiemment pour lui » - la même « qu’il avait épousée au cours d’une permission », après sa mobilisation en 1939 (L’Acacia, 378).
Il semble donc que, tout en transformant le modèle mythique traditionnel, Simon n’opère pas une modification draconienne et unidimensionnelle. Il est vrai que dans ses romans, en l’occurrence L’Acacia, la femme sauve de l’oubli, de l’au-delà ; qu’elle ramène à la vie de différentes façons. À la différence du dévouement de la veuve tellement attachée à la mémoire de son défunt époux, la façon plus brutale et bien moins élégante de ramener à la vie, cette fois dans le cas du narrateur, est celle de réveiller l’homme par le biais de l’érotisme (j’y reviendrai). Pourtant, toute présente qu’elle soit, cette femme reste l’accompagnatrice de l’homme, parfois délibérément conditionnée dans tout son comportement, dans tous ses actes, par celui qu’elle aime ou qu’elle « sert », d’une façon ou d’une autre. Dans L’Acacia, elles, au pluriel et non seulement la veuve, continuent à être dévouées à ce colonel tué dès le début de la Première Guerre mondiale, le 27 août 1914 (L’Acacia, 61). Il est même difficile de savoir laquelle des trois femmes, de l’épouse ou de ses deux sœurs (vierges pratiquement vestales et très androgynes à la fois, pleureuses habillées en deuil permanent) est plus fidèle à la mémoire de ce quadragénaire mort prématurément. Malgré le renversement de la situation initiale du mythe orphique, avec l’homme qui se trouve dans l’ « au-delà » et la femme (ou les femmes) qui, inconsolable(s), essaie(nt) de maintenir vivante sa mémoire (si déjà il ne peut pas être ramené à la vie), cette femme ne se situe pas vraiment dans l’activité, celle du « faire », poiein ; la femme, pleureuse séparée de son bien-aimé par la mort, ne puise pas dans son malheur, dans cette séparation, pour créer. Le rôle suggéré par Françoise van Rossum-Guyon, celui du créateur qui fait sortir la vie de la mort, n’incombe pas aux femmes mais reste réservé à l’homme, à l’enfant de celui qui est tombé sous les balles. Il faut savoir que le projet de l’écriture par l’homme, cet « il » anonyme, est inscrit dans le roman, à la dernière page (j’y reviens ; L’Acacia, 380).
Il se peut que Simon, en créant ce genre de relations, de situations romanesques, ne fasse que transmettre une expérience qu’il avoue être autobiographique, même si elle est transformée selon les règles imposées par l’écriture. D’autre part, on peut aussi supposer qu’il fait état, dans son écriture, de ce qui existe comme type de relations paradigmatiques, selon lui et à une époque qui l’intéresse et dont il est témoin. Bien sûr, d’autres hypothèses sont possibles, quant à la volonté de l’écrivain de transformer à fond, dans son écriture, les paradigmes de comportement, les archétypes dont il se nourrit. Toujours est-il que dans ses romans, et malgré la place qui est réservée aux femmes dans L’Acacia, l’Eurydice récrite n’est pas une nouvelle Orphée, comme on le voit actuellement dans la littérature contemporaine des femmes.
Toutefois, en inscrivant très délibérément l’écriture simonienne dans le domaine orphique, pour des raisons plus amplement développées et argumentées dans ma thèse sur Les Géorgiques, je suggère que cette paradigmatique mythique continue à intéresser et à façonner l’écriture française, occidentale et contemporaine. Par ailleurs, je me rends parfaitement compte que le modèle orphique remanié, restructuré, avec ce « tiers » comme instance narratrice et potentiellement scripturale, dans le dernier roman simonien, ouvre de nouvelles perspectives à l’analyse critique. Je pense notamment au retour, par le biais de l’orphisme, à ce qu’on appelle souvent le mythe égyptien le plus caractéristique, celui d’Osiris et d’Isis, avec plusieurs phases où, comme l’indique d’ailleurs Isis Khalil dans sa propre communication, l’ « activité » d’Isis vient après celle d’Osiris. Nombreux sont les auteurs qui établissent la filiation du mythe grec d’ Orphée à partir des données conceptuelles égyptiennes et donc, de toute la cosmologie hermétique (je pense évidemment à Hermès Trismégiste, même s’il existe des doutes quant à l’origine purement égyptienne et ancienne de ce corpus). Dans le mythe égyptien, Isis est à la recherche de la dépouille (dépecée, en plus) de son époux ; une fois les morceaux du corps remis ensemble, Isis peut concevoir d’Horus.
Voilà une situation qui pourrait être mise en hypotexte du roman simonien. Le triangle entre la mère, le père et le fils y existe ; le fils y naît, cependant, avant la mort du père (même si c’est dans un « autre monde », dans une des colonies françaises où est affecté le père, colonel de la marine). Évidemment, dans le roman, cet enfant, devenu narrateur, est lui-même à la recherche de son père, à travers de nombreuses expériences (douloureuses) de sa propre vie. C’est précisément cet élément qui me fait hésiter à abandonner le modèle orphique, puisqu’une triangulation, avec le tiers présent dans la quête, est inscrite dans ce mythe aussi. Dans différentes représentations iconographiques du mythe, dont parmi les plus marquantes celle qu’on nomme le bas-relief de Naples, on voit, à côté d’Eurydice et d’Orphée, le guide, Hermès [2]. Donc, dans sa descente vers les enfers, et surtout lors de sa remontée, Orphée a besoin d’un psychopompe, même s’il ne réussit pas dans son entreprise de ramener Eurydice à la lumière du jour. Si j’applique cette situation à L’Acacia, où plusieurs personnages peuvent partiellement participer à plusieurs mythèmes à la fois [3], je dirai que le rôle d’Hermès, de médiateur et de communicateur, y est présent, même si c’est encore là la façon typique de Simon. La descente symbolique aux enfers y apparaît comme au moins double, celle de la veuve mise côte à côte avec celle du fils ; les épreuves lors de cette catabasis sont néanmoins différentes.
Mais comme je l’ai déjà suggéré, ce fils-narrateur est chargé d’une autre fonction : à titre de témoin, il valorise, justifie en quelque sorte la quête de la veuve, en la mettant en miroir, en analogie avec les quêtes où il est impliqué lui-même. En outre, il agit lui-même, dans le roman, comme une instance double, acteur et observateur a posteriori de ses propres épreuves initiatiques. C’est grâce à lui, en tant que supra-instance narratrice, détachée des événements advenus « plus tôt » dans la « chronologie » romanesque et superposée en témoin à ces derniers, que ces mises en miroir sont possibles, c’est lui qui sert de lien entre eux. Si je dis lien, je dis Hermès, et, pour revenir à mes réflexions sur les origines égyptiennes du mythe orphique, la figure d’Hermès, apparaissant de façon semblable dans les deux civilisations, n’est-elle pas une preuve, à elle toute seule, de cette triangulation inévitable, tant dans le mythe osiriaque qu’orphique ? Pour sortir du texte, et pour jouer sur les différentes acceptions du contexte « hermétique », l’auteur n’est-il pas lui-même en même temps un Orphée puisant dans la mémoire, dans les enfers des réseaux qu’il veut exploiter, et un. Hermès communicateur, transmetteur des connaissances ? Il serait alors à cheval entre plusieurs cultures, reprenant le passé et annonçant en quelque sorte l’avenir, utilisant, faisant revivre différents modèles de pensée, c’est-à-dire différents mythèmes qu’il inscrit dans son roman, dans un texte qui, par rapport à ce qui a été écrit surtout dans les années soixante-dix, se présente comme beaucoup moins « hermétique », mais qui exige néanmoins un considérable effort « herméneutique » [4]. C’est donc bien lui qui ramène à la vie, bien sûr littéraire, ce qui « tombe en morceaux » et que « nous réorganisons de nouveau », pour paraphraser Simon lui-même dans son emprunt de la citation, on ne peut plus orphique, de Rilke, telle qu’utilisée en exergue à Histoire [5]. Ceci nous replace évidemment, d’une part, dans l’orphisme tel quel, mais encore, dans l’Égypte ancienne, par le biais des symboles franc-maçons pressentis dans L’Acacia par Françoise van Rossum-Guyon [6].
Pour que la « vie sorte de la mort », pour qu’il y ait littérature, puisque le narrateur se met lui-même à écrire, il doit donc remonter à la vie, après l’abrutissement total dans l’armée française et ensuite, dans le camp des prisonniers de guerre. Les phases de ce retour s’inscrivent dans les dernières pages du roman, la fin ouvrant la voie de retour vers le début du livre. Il faudrait peut-être signaler que déjà dans La Bataille de Pharsale, le narrateur, identifié comme O., se trouve devant une page blanche, dans les dernières lignes du roman, et il y inscrit les mots par lesquels commence ce même texte. Dans L’Acacia (11), le premier mot du premier chapitre est un pronom personnel au féminin et au pluriel, « Elles » (il vient après l’identification, en chiffre romain, de ce chapitre et de son « titre », 1919, à la p. 9, qui précise le moment de la recherche, par les trois femmes, de la dépouille du colonel). Le narrateur de L’Acacia indique sa progression vers l’écriture, dans la période suivant sa démobilisation, à travers le réveil de la force vitale : il passe de thanatos à éros, mais un éros très pulsionnel, dépourvu de tout sentiment : « la fille [...] dans laquelle il s’était vidé ou plutôt avait explosé » (L’Acacia, 369). Curieusement, alors que les personnages évoqués n’ont pas de nom propre, une des prostituées est signalée par son « mythonyme » [7], par sa fonction de sorcière et de séductrice (« l’ensorcelante et vénale Circé », L’Acacia, 367 ; celle qui par magie transforme les hommes en bêtes ; l’instance initiatique que le voyageur, comme dans une « Odyssée », doit franchir s’il ne veut pas s’enliser dans la sensualité brutale). Le bordel est d’ailleurs situé dans un monde autre que celui, « scandaleux et insupportable » (L’Acacia, 367), dont s’échappe le narrateur.
Vient ensuite l’intérêt pour la nature et la visite de « ses vignes » (L’Acacia, 375), avec le premier retour à la créativité : les dessins qu’il fait et où il copie « avec le plus d’exactitude possible, les feuilles d’un rameau » (L’Acacia, 376), dans un acte de concentration sur ce que sont les faits de la nature (mais pas ceux des hommes : il refuse de lire les journaux). Son engoûment pour l’érotisme se stabilise à l’arrivée de sa femme réussissant à franchir la frontière, encore entre deux mondes, la France occupée et le Sud vichyssois. La dernière étape avant l’écriture, dans ce voyage de thanatos d’abord, à éros et finalement à poiesis (les trois domaines tellement significatifs dans le mythe d’Orphée), c’est la lecture de La Comédie humaine (L’Acacia, 379).
Quel est, à partir de la dernière page qui renoue en quelque sorte avec la première, l’enjeu mis en scène, dans L’Acacia, en dehors de ce que j’ai déjà avancé ? Je retourne brièvement à une des manifestations de la quête, ou encore, du paradigme orphique, qui se trouve principalement décrit dans le chapitre V, surtout consacré à l’histoire amoureuse entre la jeune femme et le militaire. Il faut signaler que dans l’agencement simonien de l’anecdote, la quête de 1919, celle de la veuve accompagnée de l’enfant et de ses deux belles-sœurs, occupant tout le premier chapitre, aboutit à la découverte d’une tombe, possiblement celle de l’époux (« Et à la fin elle trouva », L’Acacia, 24). L’ « histoire » de cette « jeune fille » approchant la trentaine et refusant tout soupirant, avant qu’elle ne rencontre ce lieutenant visiblement d’un monde tout à fait différent du sien (elle est riche et oisive, il est pauvre et a toujours travaillé très dur de ses mains), est placée même après le IIIe chapitre relatant la mort de cet homme.
Dans ce livre disposé en douze chapitres dont les impairs traitent plus particulièrement du « passé familial » du narrateur, alors que les chapitres pairs sont réservés à ses propres expériences, il est intéressant de constater qu’à l’intérieur du chapitre V (entre les pages 107 et 150), certaines indications jouent encore sur ce chiffre 12 ou sur le 3 fois 4, ou encore 3 plus 4. La jeune femme a deux autres sœurs, mariées, l’aînée ayant 4 enfants, la cadette étant déjà morte ; la période la plus intensément réservée à la « relation », entre cette femme assez opulente et l’homme à la barbe carrée, s’étend sur 12 années. Pendant les 4 années de fréquentation tout à fait à distance, le militaire doit convaincre tant la famille de sa « fiancée » que ses deux sœurs du bien-fondé de son choix ; 4 années de vie conjugale s’écoulent dans un monde décrit comme autre (Madagascar, même si l’endroit n’est pas nommé, comme ne le sont pas les autres lieux – ou les personnages – cruciaux dans le roman) ; viennent finalement les 4 années de souffrance intense et de deuil. Ces jeux numériques, pour ne pas dire numérologiques, mériteraient certainement d’être approfondis.
Les permutations du modèle orphique revenant dans ce chapitre sont nombreuses et riches de sens : la jeune femme plutôt amorphe est « réveillée » par cet Orphée qui l’emmène avec lui dans un autre monde, mais qui est celui de l’apothéose et de la félicité ; en même temps, celle qui se remettait à sa mère pour toute chose continue à se faire exprimer par son époux (dans les lettres que celui-ci envoie à sa belle-mère) ; elle est donc une Perséphone bien intéressante, ne mettant en valeur sa propre volonté que par rapport au défunt, lorsqu’elle s’acharne à retrouver sa dépouille. À ce moment, l’enfant né de cette union se voit entouré de femmes, élevé dans une sorte de gynécée très mythique lui-même. Cependant, avant le départ du militaire pour le front, c’est lui-même qui ramène sa femme à ce monde, tout en étant « comme déjà absent, ailleurs » (L’Acacia, 148) ; ce monde dans lequel elle « renaît » (la Méditerranée est décrite, 147, comme une « matrice ») est celui des pleurs (« Elle essaye de sourire. Elle pleure », L’Acacia, 150). Dans ce même monde, elle est d’ailleurs comme sacrifiée, telle une Dionysos Zagréos, elle qui, dans sa jeunesse, assistait aux tauromachies : dans sa maladie, elle est découpée « savamment en morceaux » par les médecins (L’Acacia, 126), même avant sa mort (souhaitée probablement comme moyen de retrouver celui avec qui elle a connu, de son vivant, l’apothéose).
Sans pouvoir vraiment conclure ma lecture de L’Acacia, ce roman initiatique, roman d’initiation, je voudrais insister sur le fait que de nombreuses questions intéressantes restent ouvertes, à exploiter à d’autres moments de lecture. Pour me résumer, je reprends, par ailleurs, mon hypothèse au sujet des transformations récentes du paradigme orphique. Je dirais que dans son écriture, Simon, visiblement intéressé aux hypotextes mythiques, condense, à l’aide du modèle orphique, une série d’images symboliques qui l’amènent à restructurer les données traditionnelles, sans que toutefois il les bouscule de façon très radicale. D’ailleurs, L’Acacia, malgré l’incroyable richesse attestée des associations, des analogies, des combinaisons de toutes sortes, formelles ou sémantiques, marque un retour à une écriture moins « révolutionnaire », moins éclatée, ce qui semble se manifester dans son utilisation des modèles mythiques. Reste à savoir ce que Claude Simon nous prépare encore...
OUVRAGES DE RÉFÉRENCE
DURAND, Gilbert, Figures mythiques et visages de l’œuvre, Paris, Berg International, 1979.
GOULD, Karen, Claude Simon’s Mythic Muse, Columbia, SC, French Literature Publications, 1979.
RICARDOU, Jean, Nouveaux Problèmes du roman, Paris, Seuil, 1978. RIGOLOT, François, Poétique et onomastique, Genève, Librairie Droz, 1977.
SEGAL, Charles, Orpheus : The myth of the Poet, Baltimore, Johns Hopkins UP, 1989.
SIMON, Claude. La Route des Flandres, Paris, Minuit, 1960. La Bataille de Pharsale, Paris, Minuit, 1969. Triptyque, Paris, Minuit, 1973.
Les Géorgiques, Paris, Minuit, 1981. L’Acacia, Paris, Minuit, 1989.
VAN ROSSUM-GUYON, Françoise, « Un regard déchirant. À propos de L’Acacia », Claude Simon. Chemins de la mémoire, dir. Mireille Calle-Gruber, Sainte-Foy, Le Griffon d’argile, 1993, p. 119-130.
ZUPANCIC, Metka. L’orphisme et polyphonie dans les textes de Claude Simon. Thèse de philologie romane, Université de Zagreb, Croatie, 1988. (Texte intégré au manuscrit du livre Lectures de Claude Simon. La polyphonie de la structure et du mythe, à paraître aux Éditions Balzac.)