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Veck, Bernard. Quelques remarques sur l’Histoire dans La Route des Flandres.

dimanche 8 février 2015, par Joëlle Gleize

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Texte

Référence(s)

  • Bernard Veck. « Quelques remarques sur l’Histoire dans La Route des Flandres ». Notes pour un cours donné en 1998, dans le cadre de la préparation à l’Agrégation des étudiants inscrits au Cours Sévigné

Les mauvais traitements infligés à la chronologie par le roman de Claude Simon amènent à interroger les rapports qu’entretient La Route des Flandres avec le discours historien (et avec une conception historique des événements et des actions humaines). On peut prendre pour point de départ de cette réflexion la grande diatribe des p. 176-177 [1] ; c’est le moment (au stalag) où Blum remet en cause la « version maternelle » (transmise par Sabine) du suicide de Reixach I [2] (uniquement motivé par sa défaite), en suggérant un « cocufiage » (« le souvenir de cet autre cocu », p. 175), hypothèse développée ultérieurement (p. 178-189), à partir du « fait » qu’on a retrouvé le cadavre entièrement dévêtu.

La mise en scène de cette mort, son côté « théâtral », « pittoresque », sont déductivement attribués par Blum à « cette loi qui veut que l’Histoire […] ne laisse derrière elle qu’un résidu abusivement confisqué, désinfecté et enfin comestible, à l’usage des manuels scolaires agréés et des familles à pedigree. » (p. 177)
Mais la phrase, commencée p. 176, ne se terminera qu’à la p. 177, car Georges réagit au mot « Histoire » et développe à partir de là un discours qui interrompt le raisonnement de Blum :

[…] Nous y voilà : l’Histoire. Ça fait un moment que je pensais que ça allait venir. J’attendais le mot. C’est bien rare qu’il ne fasse pas son apparition à un moment ou un autre. Comme la Providence dans le sermon d’un père dominicain. Comme l’Immaculée Conception : scintillante et exaltante vision traditionnellement réservée aux cœurs simples et aux esprits forts, bonne conscience du dénonciateur et du philosophe, l’inusable fable — ou farce — grâce à quoi le bourreau se sent une vocation de sœur de charité et le supplicié la joyeuse, gamine et boy-scoutesque allégresse des premiers chrétiens, tortionnaires et martyrs réconciliés se vautrant de concert dans une débauche larmoyante que l’on pourrait appeler le vacuum-cleaner ou plutôt le tout-à-l’égoût de l’intelligence alimentant sans trève ce formidable amoncellement d’ordures, cette décharge publique où figurent en bonne place, au même titre que les képis à feuilles de chêne et les menottes des policiers, les robes de chambre, les pipes et les pantoufles de nos penseurs mais sur le faîte duquel le gorillus sapiens espère néanmoins atteindre un jour une altitude qui interdira à son âme de le suivre, de sorte qu’il pourra enfin savourer un bonheur garanti imputrescible, grâce à la production en grande série de frigidaires, d’automobiles et de postes radio. Mais continue : après tout il n’est pas défendu de se figurer que l’air expulsé par les boyaux remplis de bonne bière allemande qui fermente à l’intérieur de cette sentinelle fait entendre dans le concert général un menuet de Mozart…

Le concept, présenté comme un « mot », est d’abord critiqué et récusé comme argument d’autorité ; il est comparé à deux articles de foi relevant du dogme catholique (la Providence et l’Immaculée Conception) considérés comme indiscutables (sauf à avoir perdu la foi) et assurant la supériorité de celui qui les cite et les convoque dans une discussion.

Ce sont également des arguments commodes pour éviter tout débat sur les origines et le déroulement des événements, qu’ils concernent la collectivité (la Providence : chacun sait que les voies du Seigneur sont impénétrables) ou les individus (l’Immaculée Conception suppose une absence de tache, de souillure, de contact matériel, et donc coupe court — par le recours au Saint-Esprit — aux interrogations sur la nature exacte de ce qui préside à l’engendrement) ; c’est une façon de remettre à une transcendance divine le soin d’organiser le devenir de l’individu ou du groupe humain.

L’Histoire (avec un grand H, qui s’occupe de l’évolution de l’humanité) est comparée à ces arguments religieux, parce qu’elle est considérée par Georges comme un recours trivial de l’argumentation (« J’attendais le mot »), et parce qu’elle est l’objet d’une croyance généralement partagée, d’une sorte de doxa, au même titre que les enseignements de la religion, ni plus ni moins crédible qu’eux.
Elle sert aussi (comme les deux arguments religieux) à éviter les questions gênantes, et tient lieu de référence transcendante.

« Vision », elle relève de l’imaginaire, d’une mystique ou d’une mystification ; son éclat (« scintillante ») l’apparente aux étoiles (connotation de pureté, voir p. 67, p. 276) ; « exaltante », elle élève l’âme, et se destine à la fois aux naïfs (« cœurs simples », référence à Flaubert ?) et à ceux qui prétendent dépasser les apparences et l’opinion communément reçue (« esprits forts », référence à La Bruyère ?) ; le texte situe ces derniers dans la même catégorie que les précédents — pour en faire donc paradoxalement des naïfs, au titre de la croyance, ou de la crédulité, qu’ils partagent avec eux.

Elle permet à ceux que tourmente (prétendûment) la marche du monde de trouver commodément la quiétude morale (« bonne conscience »), tout en affichant les sentiments d’une belle âme — qu’ils soient « dénonciateurs », du côté des cœurs simples, ou, avec les esprits forts, des « philosophes » (les deux espèces n’étant pas exclusives, comme on l’a vu) ; en renvoyant l’irrationnel, l’insupportable, l’horreur des conduites aux verdicts de l’Histoire, on fait la preuve, sans risque, de sa tenue éthique.
C’est d’ailleurs ce que fait le père de Georges, lui qui croit, en bon humaniste, « qu’il n’y a pas de problème, et en particulier celui du bonheur de l’humanité, qui ne puisse être résolu par la lecture des bons auteurs » (p. 209), à propos du bombardement de la bibliothèque de Leipzig (p. 210), en dénonçant dans sa lettre :

[…] ce monde où l’homme s’acharne à se détruire lui-même non seulement dans la chair de ses enfants mais encore dans ce qu’il a pu faire, laisser, léguer de meilleur : l’Histoire dira plus tard ce que l’humanité a perdu l’autre jour en quelques minutes, l’héritage de plusieurs siècles, dans le bombardement de ce qui était la plus précieuse bibliothèque du monde, tout cela est d’une infinie tristesse […]

Outre cette faculté d’alimenter la bonne conscience (ou la mauvaise foi) des individus, l’Histoire, la conception humaniste de l’Histoire, assume aussi plus généralement une fonction transfiguratrice, à la fois didactique et édifiante (« fable »), et déformante (« farce ») ; c’est une fiction (elle est identifiée à deux genres littéraires) et en tant que telle un travestissement qui n’a rien à voir avec une vérité, un mensonge qui évite les vraies questions (voir la Providence et l’Immaculée Conception), et qui suppose une positivité vers laquelle s’avance le genre humain, réconcilié dans un carnaval où les identités des « bourreaux » et des « suppliciés » s’inversent ou virent au bien, préfiguration d’un happy-end aux couleurs religieuses, et quelque peu sulpiciennes (« sœurs de charité »,« boy-scoutesque », « premiers chrétiens », « martyrs »).

Le nappé du discours historique aplanit tout, rabote les aspérités, comble les failles, et juxtapose des éléments non cohérents ou même contradictoires, en faisant souvent semblant de les « expliquer » ; il produit un système qui explique ce-qui-se-passe et organise par des « histoires » la communication sociale et l’habitabilité du présent.
D’où la qualification de « tout-à-l’égoût de l’intelligence » (concurrente de, mais préférée à celle de « vacuum-cleaner » — aspirateur) qui lui est appliquée : l’Histoire assainit, fait place nette et recycle tout en langage correct, acceptable (scolairement et socialement “ comestible », dit Blum), récupérant indifféremment les restes (vestiges, documents) des événements : ceux des guerres et de la violence (« képis à feuilles de chêne », « menottes des policiers »), comme ceux de la pensée (« les robes de chambre , les pipes et les pantoufles de nos penseurs »).

Mais le « formidable amoncellement d’ordures », la « décharge publique » à partir de quoi se constitue l’Histoire (à rapprocher du bric-à-brac qui finit par se retrouver au stalag (p. 160), et des bords de la route décrits dans le roman — peut-être symboles de l’Histoire en train de se faire !), sont sous-tendus par une notion que le texte ne nomme pas, mais qui est implicitement présente, celle de Progrès, qui donne un sens à l’entassement : l’homme va vers son bien, son accomplissement, malgré les régressions (toujours relatives, et relativisées) ; la tendance générale est à l’amélioration et à l’élévation de l’espèce, ce que disent « le faîte » et l’« altitude », que l’on comprendra bien sûr ironiquement, s’agissant de sommets de détritus, et notamment du fait de l’oxymore « gorillus sapiens », où se conjuguent bestialité et intelligence, et qui actualise peut-être la formule pascalienne (« qui veut faire l’ange, fait la bête »).

Juché sur son « passé », qu’espère donc le primate intelligent ? Il aspire à une forme de bonheur, mais ce n’est sans doute pas celui qu’annonçait Saint-Just pendant la Révolution (« le bonheur est une idée neuve en Europe ») ; il s’agit en fait, grâce aux “ leçons du passé », d’atteindre une fin de l’histoire, par la maîtrise ou plutôt la rationalisation (voire la banalisation et l’oubli) des événements, de l’imprévisible, du catastrophique, condition d’un développement régulier de l’humain, à l’issue duquel il sera loisible de « savourer un bonheur garanti imputrescible » (p. 177) ; mais ce que ne dit pas le discours historique officiel, c’est le prix à payer pour atteindre le point sublime : l’« âme », c’est-à-dire la part de rêve, ou d’émotion, sollicitée (voir supra) par les explications religieuses, aura été rationnellement exclue de cet avènement, et rebutée par l’« altitude » à laquelle parvient le corps ; la fin de l’Histoire n’est pas une transcendance, c’est même l’inverse (une sorte d’inversion du paradis), et elle privilégie en l’homme les besoins, assouvis dans la recherche de plus en plus adéquate d’un bien-être matériel, d’un confort pensé comme seul aboutissement de l’évolution, du progrès qu’elle suppose, et produit par le développement d’une économie de marché, et, pour tout dire, capitaliste (« la production en grande série de frigidaires, d’automobiles et de postes de radio »). Notons que dans la formule « bonheur garanti imputrescible », l’idée de bonheur elle-même se trouve ravalée à une marchandise, dont elle possède la qualité matérielle (« imputrescible ») qui peut de ce fait faire l’objet d’une garantie de type commercial…

La description d’une telle conception de l’Histoire, dénoncée par Georges, est entreprise au début de son discours (du côté de l’âme) sous le signe (fallacieux) de la spiritualité religieuse privilégiant la transcendance dans l’explication des causes, et s’achève (du côté du corps) par l’assomption, téléologiquement promise, d’une espèce humaine pour ainsi dire « décervelée » au paradis des biens de consommation.

Les deux représentations idéologiques (religion et positivisme), stratégiquement, n’en font qu’une — l’avenir de l’assouvissement sans cesse à venir se substituant efficacement, comme appât, ou utopie, à l’au-delà religieux —, et signalent une conception placée sous le signe du dualisme (corps/ âme) ; le choix exclusif de l’un ou l’autre terme contre l’autre mutile également la réalité humaine, sauf à croire que le privilège accordé à l’un puisse engendrer l’autre : thème que met en scène, in fine, l’évocation de la sentinelle, dont les manifestations digestives d’individu bien alimenté (« l’air expulsé par les boyaux remplis de bonne bière allemande ») produiraient (encore faut-il y croire : « il n’est pas défendu de se [le] figurer ») un chef-d’œuvre de l’art musical, « un menuet de Mozart » : ce qui représente une illustration carnavalesque de la thèse selon laquelle le quantitatif finit par se transformer qualitativement.

Globalement, c’est un optimisme volontariste qui est ici mis en cause, avec la démystification des « lendemains qui chantent » et des justifications diverses étiquetant a posteriori, historiquement, les événements, les actions (etc.) censés les préparer. C’est donc l’organisation d’un récit exemplaire, et sa subordination à une idéologie (du sens de l’histoire, du progrès, de l’avènement de l’humain…), qui concerne aussi bien le roman que le récit historiographique. Comment raconter, si l’on ne croit pas au sens de l’histoire, sans orienter la narration vers des « conclusions optimistes ou désespérées [3] » ?

On a pu voir les réponses qu’apportait à la question l’écriture du roman, à travers notamment la mise en cause de la chronologie. On peut aussi indiquer à travers un exemple quelques pistes permettant de mieux cerner le refus d’un temps apprivoisé et conditionné en vue d’un accomplissement humaniste.

L’ancêtre Reixach I fait figure de victime exemplaire d’une croyance à la vertu des systèmes susceptibles d’orienter, voire de changer, le cours de l’Histoire. Par fidélité aux idéaux rousseauistes qui l’ont séduit (au sens fort du terme), ou dévoyé, « parce qu’il avait eu la malencontreuse idée d’aller, lui, le gentilhomme-farmer, forniquer […] dans les bourbiéreux bousbirs de la pensée » (p. 188), et parce qu’il a lu « consciencieusement » « vingt-trois volumes de prose larmoyante, idyllique et fumeuse, ingurgitant pêle-mêle les filandreuses et genevoises leçons d’harmonie, de solfège, d’éducation, de niaiserie, d’effusions et de génie, cet incendiaire bavardage de vagabond touche-à-tout, musicien, exhibitionniste et pleurard » (p. 79), il délaisse sa classe d’origine, combat pour des idéaux, se « fait pigeonner » et finit par se suicider (p. 182) :

Et lui deux fois traître, — d’abord à cette caste d’où il était issu et qu’il avait reniée, désavouée, se détruisant, se suicidant en quelque sorte une première fois, pour les beaux yeux (si l’on peut dire) d’une morale larmoyante et suisse dont il n’aurait jamais pu avoir connaissance si sa fortune, son rang, ne lui en avait donné les moyens, c’est-à-dire le loisir et le pouvoir de lire, — traître ensuite à la cause qu’il avait embrassée, mais cette fois par incapacité, c’est-à-dire coupable (lui, le noble de naissance et dont la guerre — c’est-à-dire, en une certaine façon, l’oubli de soi, c’est-à-dire une certaine désinvolture, ou futilité, c’est-à-dire, en une certaine façon, le vide intérieur — était la spécialité) d’avoir voulu mélanger — ou concilier — courage et pensée, méconnu cet irréductible antagonisme qui oppose toute réflexion à toute action […]

Le texte le dit clairement, la pensée et l’action n’ont pas de rapport entre elles, vouloir penser l’action, les événements ou l’histoire, expose l’homme d’action, le guerrier, aux pires déconvenues ; ici s’amorce ce que ni Reixach ni Rousseau (?) n’avaient prévu, et c’est là que réside l’erreur : non point l’accès de tous, et notamment des plus pauvres, de la « racaille », au bien et au bonheur, « cet état supérieur » offert par la lecture ou les discours, mais l’amorce d’une prise de conscience (« ils en savaient maintenant trop — ou pas assez — pour continuer à vivre comme des savetiers ou des boulangers, et d’un autre côté pas assez — ou trop — pour être capables de se comporter en soldats » p. 183) ) amenant au refus de l’état social, et, logiquement, à la lutte des classes, ou au moins une appétence à changer de condition.

Peut-être parce que l’engagement de Reixach I transgresse un ordre fonctionnel traditionnellement et trinitairement défini dès les origines (voir Dumézil) dans la culture indo-européenne : oratores, bellatores, laboratores, trois fonctions selon lesquelles on peut d’ailleurs répartir les personnages masculins de la constellation familiale : les Reixach bellatores s’opposent au métayer laborator et au père orator, et Georges, pour sa part, occupe successivement chacune des places ainsi définies : guerrier, puis agriculteur à la fin du roman, enfin homme du discours en tant que narrateur et organisateur du roman ; et quand l’ancêtre prend conscience de cette incompatibilité, traînant (p. 188) « avec lui le cadavre pesant, décomposé et puant de ses illusions », il est trop tard :

[…] Reixach, debout, là, dans ce décor de gravure galante, se dépouillant, arrachant de lui, rejetant, répudiant ces vêtements, cet ambitieux et tapageur costume qui sans doute était maintenant devenu pour lui le symbole de quelque chose en quoi il avait cru et à quoi maintenant il ne voyait même plus de sens (la redingote bleue au col montant, aux revers brodés d’or, le bicorne, les plumes d’autruche : pitoyable et grotesque défroque gisant à présent, mausolée fripé de ce que (non pas le pouvoir, les honneurs, la gloire, mais les idylliques ombrages, l’idyllique et larmoyant règne de la Raison et de la Vertu) ses lectures lui avaient fait entrevoir) ; et quelque chose à l’intérieur de lui-même achevant de se désagréger, secoué par une sorte de terrifiante diarrhée qui le vidait sauvagement de son contenu comme de son sang même, et non pas morale, comme disait Blum, mais, pour ainsi dire mentale, c’est-à-dire non plus une interrogation, un doute, mais plus aucune matière à interrogation, à doute […] (p. 190) ; […] une sorte de vide de trou. Sans fond. Absolu. Où plus rien n’avait de sens, de raison d’être […] (p. 201)

La guerre lui a fait voir comme une utopie l’ « idyllique et larmoyant règne de la Raison et de la Vertu », et du moment qu’il a perdu les valeurs traditionnelles de sa caste, que n’ont pu remplacer les « idées suisses » dont il se débarrasse symboliquement en même temps que de son uniforme, il n’a plus aucune consistance, il ne reste plus rien qu’un néant qu’il porte en lui-même et qu’il est devenu, un corps, une enveloppe vide, qui n’a plus qu’à disparaître. Son aventure est d’autant plus dérisoire que la victoire qui suit d’un an sa défaite ne s’accomplira dans l’ordre politique qu’un siècle plus tard, avec l’avènement d’un régime démocratique (celui de la IIIe République), la guerre et la mort débouchant non sur une humanité radieuse et régénérée, mais sur des discours et des votes (p. 202-203) :

il n’existait de cette guerre qu’une peinture décorant la grande salle de l’Hôtel de Ville, et illustrant la phase victorieuse de la campagne : mais cette victoire n’était arrivée qu’un an plus tard, et c’était environ cent ans plus tard encore qu’un peintre officiel avait été chargé de la représenter, plaçant à la tête de soldats dépennaillés qui avaient l’air de figurants de cinéma un personnage allégorique, une femme vêtue d’une robe blanche qui dénudait un de ses seins, coiffée d’un bonnet phrygien, brandissant une épée et la bouche grande ouverte, debout dans la lumière jaune d’une journée ensoleillée, au milieu des écharpes d’une fumée glorieuse et bleuâtre, les gabions renversés et, au premier plan, le visage grimaçant et stupide d’un mort représenté en perspective, couché sur le dos, une jambe à demi repliée, les bras en croix et la tête en bas, regardant de ses yeux exorbités, les traits tordus dans une éternelle grimace, les successives générations d’électeurs écoutant discourir les successives générations de politiciens auxquels cette victoire avait conféré le droit de discourir — et aux auditeurs celui de les écouter discourir — sur l’estrade drapée de tricolore.

Il y a un double contraste entre d’une part la représentation exaltée de l’allégorie républicaine et celle du cadavre gisant à ses pieds (la Révolution n’est pas qu’une affaire d’enthousiasme, son élan s’accompagne de violence et de mort, et on peut penser au célèbre Delacroix du Louvre, La Liberté conduisant le peuple), et d’autre part entre la violence et la mort inscrites sur « le visage grimaçant et stupide » du cadavre (qui rappelle celui de Wack, p. 150-151) et les anodines campagnes électorales qui se déroulent sempiternellement sous la peinture où il figure.

L’avenir de l’idée révolutionnaire s’est réduit au fonctionnement parlementaire, les descendants des soldats de l’An II (voir Hugo dans Châtiments), des citoyens de la Convention, ne sont plus qu’électeurs et politiciens dont l’Histoire, glorieusement mise en scène, cautionne les activités sans surprise. Ce que n’a pas non plus connu l’ancêtre, c’est la précarité des révolutions, puisque le roman nous le montre (p. 209) battant en retraite,

perdu dans ses pensées, ou plutôt sans doute dans son absence de pensées, dans l’impossibilité de penser, de rassembler, de mettre bout à bout deux idées cohérentes, face à face avec ce qu’il croyait sans doute être l’effondrement de ses rêves, sans se douter que c’était probablement le contraire — mais heureusement pour lui il ne vécut pas assez longtemps pour s’en rendre compte —, c’est-à-dire que les révolutions se renforcent et s’affermissent dans les désastres pour se corrompre à la fin, se pervertir et s’écrouler dans une apothéose de triomphes militaires…

Phénomène largement orchestré plus tard par Claude Simon à propos du général des Géorgiques, qui, lui, au contraire de Reixach I, poursuit sans faiblir l’entreprise révolutionnaire, tout en assistant à sa dégradation, de la Convention au Directoire, puis au Consulat et à l’Empire.

Il s’avère clairement que dans le roman l’Histoire (le discours qui prétend donner sens aux événements) est considérée comme couverture ou motivation naïve ou douteuse servant en quelque sorte de cache-misère, et c’est sans doute pourquoi La Route des Flandres, que l’on ne peut séparer de ses références historiques, ne relève pourtant pas du sous-genre du « roman historique », parce qu’elle refuse de respecter une sélection et une organisation légitimée et reconnue des faits, des événements, et, par là même, les présupposés idéologiques qui la sous-tendent.
Au contraire, bien loin de tenir compte des impératifs documentaires rendant crédibles les « faits » rapportés (ce que font les « romans historiques », qui se subordonnent ainsi à l’histoire convenue, consensuelle ou partisane), le roman efface systématiquement les références chronologiques (dates, etc.), met en avant le temps calendaire et la succession des saisons, et va jusqu’à se livrer, à propos de l’aventure de l’ancêtre, à une véritable parodie du travail des historiens :

 recueil et utilisation des données existantes : tradition orale (les ragots de Sabine, les souvenirs de Georges) ; documents recensés dans la malle poilue (dont certains exhibés ou décrits : portraits, texte sur l’estampe de la femme centaure) ; vestiges : la cheminée, le pistolet,

 analyse et interprétation critique des données (voir les controverses entre Georges et Blum), même lorsqu’il s’agit — dans le cas de la gravure imaginaire — de documents inventés, au point que se met en scène la naissance (ou les naissances) d’une (ou de plusieurs) histoires, dont la pluralité justement laisse à penser qu’elles peuvent aussi bien être autant de fiction(s) élaborées à partir d’un même ensemble de données, ce qui ne peut que jeter un doute sur la légitimité de l’activité historienne : il suffit en effet d’une disposition particulière du sujet qui écrit l’Histoire, souci généalogique, par exemple, ou imagination d’« adolescents sevrés de femmes », pour que la mort de Reixach I s’interprète sur le mode héroïque, politique, en un mot historique, ou sur le mode passionnel, personnel et vaudevillesque, qu’il se suicide pour des illusions perdues sur le plan idéologico-politique (ce qui est noble et digne de mémoire), ou en raison d’un cocufiage infligé par « sa petite pigeonne » (ce qui l’est moins)…

Pour reprendre la formule de Georges dans sa diatribe, l’histoire officielle promeut l’aspect « sapiens » en laissant dans l’ombre le “ gorillus », ce qu’éclaire au contraire le roman, tout en reconnaissant en termes purement physiologiques (à propos d’Iglésia) l’importance des facultés humaines, si elles ne sont pas perverties par les spéculations intellectuelles :

(ayant eu la chance de naître dans un milieu social où faute de temps et de loisirs ce sous-produit parasitaire du cerveau (la pensée) n’a pas encore eu la possibilité de faire ses ravages, le viscère enfermé par la cavité cervicale restant par conséquent apte à aider l’homme dans l’accomplissement de ses fonctions naturelles) (p. 288).

Notes

[1La pagination renvoie à celle des Éditions de Minuit, collection « Double ».

[2Reixach I désigne ici l’ancêtre du capitaine de Reixach, dit Reixach II, ancêtre commun à celui-ci et à Georges.

[3Discours de Stockholm, Minuit, 1990, p. 15.