Association des Lecteurs de Claude Simon

Accueil > Lectures et études > Ouvrages collectifs > Tangence, 112, mai 2017

Tangence, 112, mai 2017

lundi 8 mai 2017, par Christine Genin

Les trajets de la lecture. Autour de Claude Simon . Numéro spécial de la revue Tangence, 112, mai 2017.
Études réunies par Cécile Yapaudjian-Labat

Table des matières

Cécile Yapaudjian-Labat, « Liminaire », p. 5-13
Anne-Lise Blanc, « La lecture empêchée dans les romans de Claude Simon », p. 15-30
David Zemmour, « Microlecture stylistique de Claude Simon », p. 31-46
Joëlle Gleize, « Dynamiques du montage : vers une adhésion sensible », p. 47-62
Cécile Yapaudjian-Labat, « Figures de lecteurs dans L’herbe de Claude Simon », p. 63-77
Michel Bertrand, « De la lecture de César à l’écriture textuelle », p. 79-95
Nathalie Piégay, « Batti, figure de lectrice subalterne », p. 97-107
Christine Genin, « Lire Claude Simon lisant Proust », p. 109-131
Pascal Mougin, « Modèles littéraires de l’art contemporain : Marcelline Delbecq lectrice de Claude Simon ? », p. 133-148

Résumés

Anne-Lise Blanc
« La lecture empêchée dans les romans de Claude Simon »

L’étude s’intéresse aux difficultés de lecture qu’éprouvent fréquemment les personnages simoniens : soit qu’ils ne sachent pas bien lire, soit que ce qu’ils cherchent à lire ne soit pas ou plus visible, ou pas compréhensible. Aux difficultés matérielles de la lecture, sources de confusion, s’ajoute maintes fois le faible pouvoir de représentation du langage qui, quand il se laisse lire, ne renvoie qu’imparfaitement ou partiellement à ce qui est écrit. Le lecteur, captivé par la matérialité d’un texte dont le sens se dérobe, se livre alors souvent à une lecture
évasive qui révèle au moins les mobiles et les sentiments de celui qui lit. Toutefois, comme ce qu’on entend ou voit à la sauvette dans l’œuvre simonienne, ce qu’on parvient à lire malgré tout n’annule pas le pouvoir d’attraction des mots. Tronqués, effacés ou énigmatiques, ouverts à des sens multiples, ils incitent à la lecture, inclinent à la relecture. Car la lecture empêchée permet d’imaginer à partir de bribes lues, d’élaborer des hypothèses et souvent de révéler, outre la puissance créatrice d’un texte soumis à la coupure, tout simplement ce qui, dans le réel, n’a pas été clairement formulé.

« Impeded reading in the novels of Claude Simon »
This study focuses on the reading difficulties frequently experienced by Simonian characters : either they cannot read well, or they seek to read that which is not or is no longer visible, or which is incomprehensible. The material difficulties of reading, sources of confusion, are very often compounded by the weak representative power of language which, when it can in fact be read, refers only imperfectly or incompletely to that which is written. The reader, captivated by the materiality of the text whose meaning remains unclear, engages in an evasive reading that at least reveals the motives and feelings of the person reading. However, like whatever can be understood or supposed in Simon’s oeuvre, what can be read nevertheless fails to weaken the power of attraction of the words. Truncated, muted or enigmatic, open to multiple interpretations, they encourage reading, promote re-reading. This is because impeded reading allows the reader to imagine on the basis of the fragments read, to elaborate hypotheses and often to uncover, in addition to the creative power of a fractured text, quite simply that which has not, in reality, been clearly formulated.

David Zemmour
« Microlecture stylistique de Claude Simon »

Les romans de Claude Simon revêtent une dimension fondamentalement holistique en vertu de laquelle toutes les composantes de l’écriture (thématiques, mais aussi énonciatives, syntaxiques ou encore figurales) entrent en résonance les unes avec les autres pour œuvrer à l’expression d’une certaine vision du monde hantée par une émotion particulière. Le phénomène est ici illustré à partir de l’étude stylistique d’une page de La bataille de Pharsale (1969) en vue de démontrer, s’agissant de ce roman, que ces résonances entretiennent une tension récurrente entre identité et altérité et permettent au « je » de se dire en creux sur le mode du contournement, dont les manifestations en myriades de réverbérations protéiformes sont constitutives d’une écriture de l’obsession.

« Stylistic micro-reading of Claude Simon »
The novels of Claude Simon have a fundamentally holistic dimension
in which all the components of writing (thematic as well as enunciative, syntactical or figural) resonate to express a certain world vision haunted by a particular emotion. The phenomenon is illustrated here through a stylistic study of a page from The Battle of Pharsalus (1969) in order to demonstrate that these resonances maintain a recurring tension between identity and otherness, and allow the I to define itself based on all that exists outside it, whose manifestations in myriad protean reverberations constitute a writing of obsession.

Joëlle Gleize
« Dynamiques du montage : vers une adhésion sensible »

Le personnage du journaliste dans Le jardin des Plantes (1997), figuration romanesque ambivalente d’un rapport au lecteur, me fournit ici un point de départ pour observer les modèles de lecture que propose Simon dans la fiction et dans ses conférences, et pour interroger ainsi la lisibilité du montage dans ses dernières œuvres, où l’adhésion sensible prend une place grandissante. Il s’agit toujours de faire percevoir la composition et ses harmoniques, mais en les rendant visibles, et en pariant pour cela sur les effets du montage. Dans Le jardin des Plantes et dans Le tramway (2001), le blanc des intervalles donne à voir, à interroger et à ressentir l’implicite qui surgit de ces liaisons et déliaisons.

« Dynamics of montage : towards a judicious adhesion »
The character of the journalist in The Garden of Plants (1997), ambivalent fictional figuration of a relation to the reader, here offers a starting point for observing the reading models that Simon proposes in his novels and lectures, and thus examining the readability of the montage in his last works, where judicious adhesion occupies a place of increasing importance. The issue remains to highlight the composition and its harmonics, but by rendering them visible, and therefore gambling on the effects of the montage. In The Garden of Plants and in The Trolley (2001), the blank space of the intervals makes it possible to express, examine and experience the implicit in these connections and disconnections.

Cécile Yapaudjian-Labat
« Figures de lecteurs dans L’herbe de Claude Simon »

Pour les personnages de L’herbe, roman de Claude Simon publié en 1958, le livre et la lecture apparaissent comme un objet et un lieu de tensions — tensions indissociables de celles qui existent entre
les personnages eux-mêmes. De la croyance aveugle au rejet pur et simple, toutes les attitudes possibles face à la lecture sont représentées. Mais dans tous les cas, ces personnages, chacun à leur manière, mettent la lecture, le livre et les valeurs qui leur sont associées en question. Il n’empêche que la lecture est aussi décrite comme une expérience singulière qui engage le lecteur à mieux comprendre l’autre et à mieux se comprendre soi-même. Et cette expérience de lecture peut conduire à celle de l’écriture. Lire le roman L’herbe à partir du motif de la lecture, c’est peut-être découvrir le pacte que Simon, dès 1958, propose à ses lecteurs présents et à venir.

« Figures of readers in Claude Simon’s The Grass »
For the characters in Claude Simon’s novel The Grass, published in 1958, a book is an object and a place of tensions, and these tensions are inseparable from those that exist among the characters themselves. From blind belief to pure and simple rejection, every possible attitude to reading is represented. But all these characters, each in their way, call into question reading, books and the values associated with them. Reading, however, is also described as a singular experience that commits the reader to a better understanding of the other and oneself. And this experience of reading can lead to that of writing. To read the novel The Grass from the perspective of the reading motif is, perhaps, to discover the pact that Simon, beginning in 1958, proposed to his readers, present and future.

Michel Bertrand
« De la lecture de César à l’écriture textuelle »

Lire en latin La guerre civile de César puis rendre compte du sens de cette lecture en restituant le texte originel sous la forme d’un texte rédigé en langue française, tel est le pensum infligé au collégien que mettent en scène Histoire (1967) et La bataille de Pharsale (1969). Pourtant, cet ouvrage fut pour Claude Simon une première approche de l’événement central que constitua dans son existence sa participation à la Seconde Guerre mondiale. Ensuite, complétant cette lecture par celle de La guerre civile (La Pharsale) de Lucain, il put éprouver la tension qu’implique la transposition dans le domaine romanesque de la technique cubiste qui s’attache à rendre compte des différents points de vue d’un objet sur une même image. Pharsale, lieu historique où se joua autrefois le destin du monde, lieu géographique aujourd’hui abandonné de tous, constitue l’un de ces mots-carrefours, l’un de ces mots qui « en suscitent plusieurs autres » qu’évoque le romancier dans sa préface à Orion aveugle (1970). Pharsale, érigé en matrice de l’écriture scripturale, révèle selon quelles modalités l’écriture contrainte peut ouvrir l’accès aux sentiers de la création, d’une création qui confère aux mots leur entière liberté, leur inaliénable autonomie. Pharsale devenu en somme la clé d’une parole qui restitue à la langue romanesque sa légitimité.

« From the reading of Caesar to textual writing »
To read Caesar’s Civil War in Latin and then translate this text into French is the pensum inflicted on the choolboy presented in Story (1967) and The Battle of Pharsalus (1969). For Claude Simon, however, this work was a first approach to the central event of his existence : his participation in the Second World War. Going on to
supplement this reading with that of Lucian’s The Civil War (The Pharsalus), he could feel the tension involved in transposing the cubist technique—focused on examining an object from many different angles—to the area of fiction. Pharsalus, a historic site where the fate of the world once played out, a geographic site now wholly abandoned, is one of those crossroads-words that “call forth many others”, words the novelist evokes in his preface to Blind Orion (1970). Pharsalus, held up as a matrix of scripture writing, reveals the ways
that restrictive writing can open access to the paths of creation, of a creation that confers upon words their full freedom, their unalienable autonomy. In short, Pharsalus becomes the key of a discourse that restores to the language of fiction its legitimacy.

Nathalie Piégay
« Batti, figure de lectrice subalterne »

Batti, dans Les géorgiques (1981), est un personnage subalterne auquel le texte accorde pourtant une importance et même un privilège particuliers. En examinant la façon dont ce personnage de domestique lit les lettres du Général, nous verrons comment Claude Simon fait de la lecture une expérience sensible sans en négliger l’historicité. Plus, il semble que la lecture de Batti redouble celle du romancier : elle ouvre ainsi une réflexion implicite sur la discordance des choses et des signes et sur l’impact imaginaire que peut avoir une correspondance.

« Batti, figure of the common reader »
Batti, in The Georgics (1981), is a minor character who is nevertheless accorded a particular importance, even privilege, in the text. By examining how this domestic servant reads the general’s letters, we will see how Claude Simon makes of reading a sensitive experience without neglecting its historicity. Furthermore, it seems that Batti’s reading reinforces that of the novelist : she thus opens an implicit reflection on the dissonance of objects and signs and on the imaginary impact a correspondence may have.

Christine Genin
« Lire Claude Simon lisant Proust »

Comme Roland Barthes, Claude Simon aurait pu écrire « Proust, c’est ce qui me vient », tant Marcel Proust est omniprésent dans l’ensemble de son oeuvre, se cache dans la plupart de ses recoins, les plus lumineux comme les plus sombres. Qu’il le prenne comme modèle de ses propres expérimentations dans ses entretiens, puise dans son œuvre des leçons de composition, partage avec lui le goût des métaphores, déstructure et parodie ses analyses psychologiques, en fasse un personnage de ses romans, le regarde travailler et relire ses épreuves ou décrive avec lyrisme ses phrases « d’une mortelle somptuosité », il semble le lire et le relire sans fin. En suivant quelques fils de lecture, qui parfois s’entremêlent — la mémoire, les haies d’aubépines, les rats, la peinture ou les poissons cathédrales —, cet article tente de lire Simon lisant Proust, de lire Proust écrit par Simon, de lire Simon en prenant par Proust, de (re)lire Proust à travers Simon, etc.

« Reading Claude Simon reading Proust »
Like Roland Barthes, Claude Simon could have written "Proust is that which comes to me", given the omnipresence of Marcel Proust in his work, the way he penetrates its recesses, both the brightest and the darkest. Whether Simon takes Proust as the model for his own experiments in his interviews, draws lessons of composition from his works, shares his taste for metaphors, restructures and parodies his psychological analyses, makes him a character in his novels, watches him work and re-read his proofs, or lyrically describes the somptuosité mortelle (deadly lavishness) of his sentences, he appears to read and re-read him endlessly. By following a few reading threads that sometimes intertwine—memory, hawthorn hedges, rats, painting or cathedral fish—, this article proposes to read Simon reading Proust, read Proust written by Simon, read Simon on the basis of Proust, (re)read Proust by way of Simon, etc.

Pascal Mougin
« Modèles littéraires de l’art contemporain : Marcelline Delbecq
lectrice de Claude Simon ? »

L’influence de Claude Simon sur les artistes contemporains est moins perceptible que celle, entre autres, de Beckett, Duras ou Robbe-Grillet. L’absence de relations directes, malgré les occasions de rencontre, entre Simon lui-même et les artistes des dernières avant-gardes du XXe siècle, explique sans doute en partie le phénomène. Reste que des échos simoniens se font entendre dans le travail de l’artiste française Marcelline Delbecq (en particulier Blackout, 2011). Les similitudes stylistiques (métalepse, flottement énonciatif et bivalence sémiotique) et thématiques (autour de la production des simulacres) signent l’air de famille derrière l’inversion des enjeux et des effets : chez le romancier, une écriture du monde tel qu’il est, tournée vers l’énigme de la présence et de la représentation ; chez Delbecq, un dispositif de projection fictionnelle, pariant sur l’absence et la ténuité suggestive. Si le sous-texte simonien n’est pas revendiqué par l’artiste, il n’en est pas moins significatif d’une filiation culturelle dont les relais sont à rechercher, d’une manière large et diffuse, dans la réception du Nouveau roman par le minimalisme américain des années 1960, et, d’une manière plus étroite et spécifique, dans une double lecture de Merleau-Ponty, ascendant commun expliquant aussi bien la proximité que les différences entre Delbecq et Simon.

« Literary models of contemporary art : Marcelline Delbecq, Claude Simon reader »
Claude Simon’s influence on contemporary artists is less perceptible than that of Beckett, Duras or Robbe-Grillet among others. The absence of direct relations, despite opportunities to meet, between Simon himself and artists from the 20th century’s last avant-garde movements, no doubt explains the phenomenon in part. The fact
remains that there are Simonian in the work of the French artist Marcelline Delbecq (particularly Blackout, 2011). The similarities both stylistic (metalepsis, enunciative hesitation, semiotic ambivalence) and thematic (around the production of simulacra) point to a family resemblance behind the reversal of issues and effects : in the novelist, a writing that deals with the world as it is, oriented to the enigma of presence and representation ; in Delbecq, a fictional projection device, gambling on absence and suggestive tenuity. Although the Simonian subtext is not claimed by the artist, it signifies nonetheless a cultural filiation whose relays are to be sought, broadly and diffusely, in the reception of the Nouveau roman by American minimalism in the 1960s, and, more narrowly and specifically, in a double reading of Merleau-Ponty, a common ascendant explaining the proximity of, and differences between, Delbecq and Simon.

 certains de ces articles font suite à des communications de la journée d’étude du 8 juin 2013 à Chartres.

 le site de la revue Tangence
 ce numéro est également disponible en ligne sur Erudit ainsi que sur OpenJournals.