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Mireille Calle-Gruber. « À un jeune homme » (2006)
mardi 8 mai 2012, par
Mireille Calle-Gruber. « À un jeune homme ». Cahiers Claude Simon, 2, 2006, p. 63-64
Avec Claude Simon disparaît le dernier grand écrivain du siècle, de ceux qui font de l’œuvre vie : à l’écart du bruit médiatique, il a vécu en littérature - « Bon qu’à ça », disait-il modestement, citant Beckett - et sondé le passage secret des grammaires de l’être.
Il est à jamais le cavalier éperdu de la route des Flandres, et depuis le loin, au bord du XXe siècle notre contemporain le plus aigu et le plus vigilant, il donne en partage l’inconnu, l’insu, l’insupportable.
Claude Simon n’aura cessé de nous représenter que nous sommes toujours déjà les survivants de nous-mêmes, lui né de père mort à la première guerre, revenant non-mort de la seconde guerre sur les pas de la première, lui qui écrit comme peint le rescapé des camps Gastone Novelli, lui qui du râle de la mère mourante fait à l’écriture de l’existence une basse continue.
De l’âge du siècle presque, mais indignations et élans intacts, exigeant justesse et rigueur, il est le plus jeune homme. Personne n’aura comme lui cheminé la langue dans tous les sens, pris à la fourche des mots et émotions, guetteur infatigable à la plus haute tour des phrases qui font vie-mort un espace traversable : « [...] j’essayai de m’imaginer me persuader que j’étais un cheval, je gisais mort au fond du fossé dévoré par les fourmis mon corps tout entier se changeant lentement par l’effet d’une myriade de minuscules mutations en une matière insensible et alors ce serait l’herbe qui se nourrirait de moi ma chair engraissant la terre et après tout il n’y aurait pas grand-chose de changé, sinon que je serais simplement de l’autre côté de sa surface comme on passe de l’autre côté d’un miroir où (de cet autre côté) les choses continuaient peut-être à se dérouler symétriquement c’est-à-dire que là-haut elle continuerait à croître toujours indifférente et verte comme dit-on les cheveux continuent à pousser sur les crânes des morts [...] » (La Route des Flandres).
C’est ainsi qu’il nous aura enseigné la lenteur hallucinée de l’écriture en ses transports métaphoriques, l’humilité de l’artisan, la main à l’œuvre, la peine et l’existence ailée de la littérature.
Je ne connais pas un écrivain moins complaisant, moins sensible à la flatterie, aux honneurs. Il avait accueilli le Nobel avec simplicité, en avait je crois reçu sérénité, pas plus pas moins, et jamais une assurance : il doutait toujours que son œuvre vaille de demeurer. Lui-même ne cessait de relire : Conrad, Dostoïevski, Michelet, Proust - Proust qu’il « faudrait déproustailler », m’avait-il écrit naguère avec humour, et malgré son admiration pour l’auteur de La Recherche.
Il n’a pas fini de mettre la lecture à l’épreuve, cet interminable phrasé simonien qui flue comme mascaret, avec l’omniprésence du participe présent révélateur des dépôts du temps. Le grand temps - passes de l’urgence et de l’éternité. Sous le signe des constellations narratives (Orion, La Chevelure de Bérénice), il organise une architecture sensorielle pour la venue de la remémoration à quoi la littérature prête son théâtre subliminal : le monde-comme, le sujet-comme, le souffrir-comme. Chaque livre s’efforçant, unique chaque fois, à l’inlassable réancrage du vécu - la terre exorbitée, la vie exorbitante.
Il y a désormais à lire et relire Claude Simon, à refaire pas à pas les parcours têtus de l’écrivain, s’attendre à la croisée des mots. Avec lui, apprendre à s’y attendre : « Maintenant. Maintenant. Maintenant » (Le jardin des Plantes).
Les yeux ne se ferment pas. La ligne, la lettre portent le regard : bleu.