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Michel Deguy. « Claude Simon aujourd’hui » (2006)
lundi 21 mars 2016, par
« Claude Simon aujourd’hui »
par Michel Deguy
Titre à la fois banal et bizarre. Puisque Claude Simon c’est aujourd’hui, comme ce l’était. D’autant plus insolite (insolent ?), mon titre, que je lui donne l’inflexion restrictive (outrecuidante ?) d’un « pour moi ». Ces notes de lecture sont celles d’une relecture… de l’article que je publiai en 1962 dans Critique (n° 187) sous le titre « Claude Simon et la représentation ». L’excusatio que je devrais fourbir en liminaire pour ce péché de vieillesse serait trop laborieuse : que son omission soit portée à mon débit !
C’est comme si je répondais à la question : « Et toi, qui as salué le génie de Claude Simon il y a quarante-cinq ans, comment habite-t-il ta mémoire ? ». Comment avez-vous vieilli ensemble ? (dirait M. Teste). Que te reste-t-il, à toi non lecteur de roman qui s’enivrait rarement, glouton épisodique, au vase romanesque danaïdien ?
Je me souviens, donc, de la façon dont il me semble que Claude Simon représentait les choses. Il me sembla qu’il lui semblait qu’« il-lui-semblait » était un bon opérateur de la phrase romancière.
Les choses semblent. Ce semble. La page 3451 du Robert « historique de la langue française » (réimpression, 2000) offre un tableau des valences de semblable qui recueille les ingrédients suivants : le simile de la semblance, le simul de l’ensemble, le une-fois-pour-toutes de semper, le pur de sincerus, l’isolement du singulier. Fabuleux mélange.
Les choses apparaissent. Et tout en paraissant, se réservent. Apparition dans l’apparence. Simulation, simulacre, de la réalité. Dans l’étoffe même de leur visibilité à d’autres, l’inquiétante altérité de leur être-soustraites se recèle. N’y eût-il aucun regard, aucun coadjuteur, aucune relation, elles seraient apparentes comme ça : aspect. Les choses sont aspectuelles, pour tous et pour personne. Leur individualité, ou discernabilité, à ne pas confondre (semble-t-il) avec l’unicité ou monadicité (en leibnizien), est dissoute dans l’aspectualité, la soupe primitive d’une mêlée empédocléenne de philia et d’echtra, comme une masse gazeuse infinie peu après (?) le bigbang ; et peu à peu (!) isolée en singularités. Le regardeur (le donataire du « il lui semblait ») assiste à la genèse rétrospective de telle quasi singularité. Chez Claude Simon, c’est toujours l’après bigbang, une brumeuse explosion primordiale qui se dissipe.
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La première moitié du XXe siècle fait « retour aux choses mêmes ». Claude Simon, qu’il l’ait lue ou non, est contemporain de ces efforts herculéens de la phénoménologie (oui, les travaux de l’épochê pour suspendre la thèse du monde méritent cette épithète) pour ne plus médire de la perception, démêler sa nativité des entraves de présupposés métaphysiques, dogmatiques. Merleau-Ponty en fit commentaire. On relira le cours d’été de 1925 de Martin Heidegger, dont Alain Boutot vient de nous procurer la traduction (Prolégomènes à l’histoire du concept de temps, Gallimard, 2006), à commencer par la « partie préliminaire » (« Sens et tâche de la phénoménologie », p. 33 à 136), son admirable et acharnée restitution du « perçu de la perception ». J’imagine Claude Simon épris de ces pages.
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La littérature – dont j’utilise ici le nom comme un libraire – fut héroïque. Iliade ou Roland furieux, Pharsale ou Légende des siècles, Hommes illustres, romans de chevalerie, et leur parodie, écrêtaient les faits par le haut. Rien n’aura eu lieu que l’extraordinaire bande dessinée des prodiges. What about ? L’exhaustivité des titres de gloire condensait le narrable. Et Bogart encore hier au cinéma, c’est Ulysse, vaillant, rusé, seul, sachant faire, magnanime et violent. Et Bacall, Angélique.
Les enfantines ont pris le relais de ces contes. Cependant le roman quitta « les temps héroïques » ; se tournant vers les choses et leur préposé, le sujet et sa vie, changea de temps et d’échelle de représentation ; changea les temps.
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Les histoires de l’humanité n’en font pas qu’une – il y en a deux. Si je souligne la désinence, c’est pour rappeler que tantôt l’humanité est prise en multitude, « grand nombre » et masse de masses, distinction et confusion des grégarités : réalité sui generis, dont la sociologie, la démographie, le comparatisme des religions et autres, cherchent les lois ; tantôt en caractère d’essence, ou du « propre de l’homme » (que la presse ces jours-ci fouillait parmi les grands singes, ce que n’eût pas fait l’écrit jusqu’au XIXe siècle, sauf en épigramme), réalité du un-par-un, dirait Pierre Pachet : mon humanité, qu’est-ce ? Il y a l’Histoire et mes histoires.
La rencontre de ces deux histoires fait un choc. Stendhal en essayait une version. Fracas chez Simon, débris épars. Après l’explosion, les éclats retombent. Il repasse au ralenti dans les décombres fumants.
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Que raconte le roman ? Une « vie », une histoire. Ce-qui-arrive-à-quelques-uns selon l’ordre du temps, qui est un devenir heureux puis malheureux. Voilà ce qui s’est passé. « Telle est la vie des hommes. Quelques joies vite effacées par d’incroyables chagrins » (Pagnol). Dans le meilleur des cas : le passage de quelques années à quelques-uns qui s’aiment, se haïssent (famille, coin de monde, amis, foule de vivants ombreux « alentour ») ; fosse d’Ulysse, mais avec vivants ; « évocation » des éphémères. Résultat : le roman. « Héloïse », une « île » de bienheureux, « île mystérieuse », avant son engloutissement quelque part dans le monde, entourée de milliers de telles îles s’ignorant.
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Le roman fait du sens par la chronologie des alliances, le jugement porté sur les hommes, la pronostication des destins. Les noms, les caractères, la fatalité. Les amours, les médisances, les désastres. Comme dans les conversations et les chroniques (mariages, diffamations, défaites). Le tout reversé au non-sens shakespearien : full of sound… Dans le sens de la mort. Et transversalement le « génie de la narration » (Thomas Mann) relie, empièce l’idiotique avec le grégaire ; le radotage de Thyeste avec la synopsis impossible ou mensongère – journaux, bulletins de victoires, fausses perspectives politiques, bilans erronés, « wishful thinking et selfullfilling prophecies », résultantes truquées.
De la vérité se dépose en gisements dans le rapport du langage au vécu. « Fidèle », microscopisant, c’est le ton harassant de la voix narrative qui nous en assure. On la croit sur paroles, parce que ça a l’air vrai. Au reste « ça éclaire tout »…
Le mineur de fond descend dans le film de la mémoire avec son stylo-piqueur, et en remonte noirci avec des gros morceaux de graphite. Stakhanoviste du passé, il va recevoir un prix de rendement. À sa manière, il avance, il nous le relate, comment il creuse, abat, extrait. Il descend lui aussi dans l’enfer. « C’est dantesque. » Comment donc ai-je pu survivre, « sortir de là »… (généalogie et aventures ; et déjà Ulysse s’étonnait de son récit). Le procéder est multiple :
On se rappelle que Bruno Clément, lisant Beckett [1] , avait bien repéré l’épanorthose. Un de ses modes fréquents chez Simon : le « ou plutôt »… ; qui redresse, corrige, réoriente. Cap au pire, oui ; à longues bordées plutôt qu’à petits coups.
L’approximation opère ; elle invente la cible ; elle fait voir – c’est l’usage du comme ; c’est comme-si-c’était-comme-ça. Connaissance rapprochée, astreinte à la figuration, irremplaçable, elle jouit d’endurer la métaphoricité, elle en remet : la foison des comparants abonde le monde.
L’augmentation. Et je dirais « à la Péguy », même si les deux proses ne se ressemblent pas. Scissiparités de la phrase, multiplication, déboîtements, précision croissante, entassement ressassement, petites variations, ajouts comme s’il manquait encore un mot plus juste. Arrosage de traits discernant la cible, la construisant.
L’économie beckettienne réduit, enlève, universalise par soustraction / abstraction / rétractation / anonymat. Chez Simon la pâte idiosyncrasique encrasse l’optique.
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La représentation triviale du temps, qui est d’un point sur un axe, lui donne un avant et un après, mais pas d’alentour, de côtés, ni de dessus ni de dessous. Que serait l’à-côté, une latéralité du temps, la contemporanéité ? La rétension simonienne élargit la temporalité synchrone.
Le temps se trouve dans la recherche.
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Le réel et son double, titrait un des premiers essais brillants de Clément Rosset. Rosset traque impitoyablement les doubles. Le réel n’a pas de doublure. Mais Claude Simon me donne à goûter une autre version de l’il y a.
Chaque chose – et c’est une chose de choses, un amas – phénoménale, c’est-à-dire ce qui s’est montré, à chacun de ces instants que la remémoration découpe dans le continuum de mon « vécu », est comme enveloppée, goussée, finement, impalpablement, dans cette housse, sa peau de visibilité, son aspect, ombre de sa mêmeté, que le souvenir, soit ma relation de narrateur, découpe et détache, qu’on peut appeler son « image ». Ce que la photographie surprend, prend, qu’elle enlève, apparition de l’(ap)parence, « surprise », que la narration euphémise, emphase, et ainsi reconnaît : « c’était Venise » – temps retrouvé.
Faute de quoi, elle (la photo) ne nous intéresserait pas. Elle déshabille finement le monde ; et le met en « fioles » (Proust), album du « souvenir ».
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Le mot « contenance » vise la conformation d’une chose, de l’espèce vase par exemple, dans son aptitude à recevoir, à capter. Il s’agit de la disposition d’un artefact. Le perfectionnement technique modifie sans cesse les instruments grâce auxquels le génie humain s’accroche ici-bas au cours des millénaires et peu à peu anthropomorphise, c’est-à-dire avale tout.
Si l’on fait entrer poème et roman sous la rubrique des artefacts au Musée des arts et traditions populaires, côté chasse et pêche, on dira que l’humain jette son filet, c’est de mots, dans le vide (Baudelaire dit « l’inconnu ») pour ramener « du nouveau ». Aujourd’hui on crédite volontiers le roman d’être en prise « sur le réel » plus habilement, plus complètement, avec plus d’efficacité et de rendement que le poème, ce petit filet du genre épuisette, qui s’épuise assez vite. La contenance du roman serait meilleure ; réussite technique d’un artefact plus prenant (plus enrichissant aussi pour le propriétaire). La posture est celle du chasseur-pêcheur qui sort jeter au « dehors éternel » (Blanchot) son filet, prédateur qui ramène à soi. Les mailles du poème seraient trop larges ; les trous trop nombreux : la prise est maigre. Je mentionne cette question de la contenance respective avec l’arrière-motivation de tirer plus au clair un jour ma disposition lectrice, qui se lasse au roman et se plaît au poème – disposition instable qui se renverse souvent en ennui au déchiquetis de poèmes contemporains et en préférence pour la prose, philosophique, savante, ou théâtrale ; pour la teneur et ténacité de la prose non narrative…
Je me rappelle ce film The Sea of Grass, où le protagoniste s’avance dans un champ de blé mûr ondoyé par le vent. Dans l’indistinct le vent lève des vagues moirées qui, grandes formes, labiles, serpentent et s’évanouissent, nuages de la terre emportés, apparitions récurrentes dissipées que le nageur du blé voudrait saisir. Plongeur dans la tourmente ondulée que sa course ranime, un lecteur de Simon « jouit de toutes ses facultés ». Imagination, identification, évaluation… Sa psyché court après le narrateur, le curseur phrase, les opérateurs d’imaginaire, les identificateurs.
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Le bonheur est ce qui fut ; voire : était. « Ils eurent de nombreux enfants. » D’où le roman (Giono). Comment mettre le bonheur fou au futur ; et pas antérieur. Comment arracher le bonheur au seul roman, ce serait la tâche « optimiste », sans espoir de réalisation de la Promesse, ou paradis imminent. Autrement dit un futur non à venir dans le temps de notre temporalité psychique. Un bonheur qui n’aura pas lieu sur ce mode. Qu’est-ce ? Le futur verbal de l’ordinaire (« demain il fera beau ») est le leurre, la lettre-piège où ne peut pas ne pas se prendre une tension vers autre chose qui n’a que ce mode et ce « temps » pour se dire. L’autre du temps dans le temps, les philosophes l’appellent volontiers l’intemporel ; un aeï on en grec socratique. Un bonheur « tout le temps », donc.
C’est mon existence qui fait exister le temps, qui n’existe pas : le roman lutte pour faire exister le temps. L’instrument est notre corps, le vieillir périr. Ainsi ai-je tantôt le sablier hors de moi, sous les yeux : je m’ennuie, regardant « passer le temps », qui ne passe pas. Tantôt je suis le sablier ; je fais passer le temps en moi ; je ne « m’ennuie » pas ; ça passe, en train, au jeu, en lecture…
Il n’y a que le changement qui chronométrise – qui invente le temps. Mais y a-t-il un autre changement que local, spatial ? Matière… ou mémoire, disait presque Bergson. Pour qu’il y ait changement temporel, il faut qu’il soit rapporté à de l’invariant ; à quelque chose qui ne périt pas, dont ma pensée serait le phénomène : « Je » me sens éternel ? Il y a quelque chose qui ne vieillit pas, impérissable ? De l’aeï on, non pas au-delà, trans-cendant, mais ici en l’homme, et pas seulement parce qu’il se croirait immortel.
« Résurrection » envoie non au futur, mais hors du temps. Cependant le hors-temps est impensable même si paraphrasable, parce que la pensée est imagination et qu’elle imagine l’avenir réel ; ce qui arriverait. L’achronie ou uchronie est fantaisie, ou laborieuse négation du temps : apophasie soustrayante, jusqu’à ce qu’il ne reste rien – de pensé. La pensée de l’Ereignis est aussi difficile que celle de la résurrection : un « événement » hors événementialité, hors temporalité. Dont il ne reste que « l’attente » – et l’oubli, ajouterait Blanchot.
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Une invention … « Trouver une invention » ; c’est cela que l’humanité attend, reconnaît, honore. L’Humanité est la résultante d’inventions. Guido d’Arezzo, Linné, Picasso, Jacquard… qui que vous citiez, milliers de noms, « décimales » du nombre d’or au Panthéon virtuel, ce sont les inventeurs, inventeurs d’humanité, qui ont remplacé les dieux. On y trouve l’homme d’Assise aussi bien que Cantor, les ingénieurs et les « génies »… C’est l’antépurgatoire, c’est-à-dire le paradis, sur terre. Ceux qui n’ont pas attendu un audelà pour s’entretenir parmi les livres.
Qu’est-ce donc qu’inventer ?
Inventer n’est pas imaginer. Ou, disons, il faut maintenant distinguer les deux. Imaginer, si c’est associer les idées « selon la suite des affections du corps » (Spinoza) ; si c’est l’ébullition permanente de ma bouilloire idiosyncrasique « freudienne » (ICS + PCS + CS) dont les bulles expressives requièrent le soin du psychanalyste ou de l’avocat, et la reconnaissance de l’institutrice, du voisinage, de l’animateur culturel et du producteur, nous sommes… encombrés, avant d’être perdus. Mes phantasmes branchés sur la technique, ça donne la productivité infinie, dans la psychiatrie générale, où finalement c’est la chance et l’argent qui font la sélection. Ce n’est pas inventer ; inventer, c’est objectiver ; c’est frayer/ouvrir une transformation qui « aura été » un « bienfait pour l’humanité ». Invention et reconnaissance, possible puis effective, font cercle vertueux. Qu’est-ce qu’un bienfait ?
Une invention « scientifique » doit intéresser « la littérature » (par le biais de la philosophie) – pour l’être. Une invention « littéraire » doit intéresser la science – pour l’être.
Écrire = inventer ; ou rien.
Quand un « poème » peut-il être considéré comme le mini-(nano-, micro-) brevet d’une petite invention ? Et quand le roman ?
Le prix Nobel récompense-t-il une invention ?
L’invention d’une notation musicale ?
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Ce texte a été publié en 2006 dans le numéro 2, Claude Simon, maintenant des Cahiers Claude Simon, p. 71-78. Nous remercions vivement Michel Deguy de nous autoriser à le reprendre aujourd’hui en ligne.
Mots-clés
Deguy, Michel[1] Bruno Clément, L’Œuvre sans qualités : rhétorique de Beckett, Seuil, 1994.