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Marie-Josèphe Allamand
« Lire et lier : pratique et poétique de la lecture »
Cours donné à la suite d’une communication au Séminaire « Enseigner Claude Simon » de juin 2016
Quelle figure dessiner du lecteur simonien ? On réservera à l’auteur celle d’Orion à la recherche du soleil levant, « gigantesque silhouette immobile à grands pas [1] », et on choisira celle d’Arachné, « tisseuse têtue [2] » qui, telle l’araignée de Francis Ponge, enserre le texte dans l’entrelacs de ses fins réseaux, sans perdre de vue son « rayon d’action », ni les bonnes directions à prendre. « Mais une raison qui ne lâcherait pas en route le sensible, / Ne serait-ce pas cela, la poésie [3] ». Le sensible ? L’écriture de Claude Simon procède selon « l’ordre sensible des choses [4] » (Discours de Stockholm), « dans l’ordre de nos perceptions [5] » – expression de Proust que Claude Simon fait sienne – que ces impressions nous plongent dans « l’inépuisable chaos du monde [6] », ou qu’elles évoquent la vigueur régénératrice de la nature : « les senteurs d’humus, l’irrésistible et invisible poussée de la sève [...] [7] ».
L’araignée simonienne existe et peut être dotée, elle aussi, d’une fonction métatextuelle ; allégorie d’un lecteur vigilant et véloce, se déplaçant dans un texte mobile et polycentrique qui nous offre de multiples parcours, selon des « rayon [s] d’action » à baliser :
L’une d’elles en a tendu les axes entre le laurier et l’un des pampres de la treille. La brise qui courbe les rameaux fait se distendre et danser le réseau étincelant et géométrique des fils parallèles au centre desquels elle se tient tapie, montant et descendant avec élasticité au gré du faible balancement des feuilles. […] Sortant sans transition de son immobilité elle se déplace rapidement pour réparer un accroc de la toile ou se saisir d’une proie. [8]
La métathèse entre les deux verbes – lire et lier – (une « étymologie providentielle », note Lucien Dällenbach [9]) ouvre des directions de recherche multiples dans lesquelles nous retiendrons trois axes : lire « dans l’ordre sensible des choses », selon le corps conducteur du langage et les associations analogiques ; mais aussi « une délinéarisation et une spatialisation de la lecture [10] ». On voudrait surtout montrer que lier est une façon de rendre l’œuvre lisible, fascinante à lire, selon une démarche active et créatrice.
Lire l’œuvre de Claude Simon suppose de rendre à l’auteur sa présence et l’impression de présence donnée par son écriture. Et pour cette raison, ne pas couper l’œuvre du référent, mais la relier à son contexte biographique et historique. On retiendra l’épisode de la débâcle de mai 1940, les sept jours qui, du 10 au 17 mai, ébranlèrent la vie de Claude Simon – en particulier les 16 et 17 mai – l’embuscade, la destruction de l’escadron de cavalerie, épisode suivi de toute une série d’événements (le colonel abattu par un tireur embusqué, l’errance, la captivité…). C’est « comme un traumatisme maintenant pour ainsi dire enkysté en lui à la façon d’un corps étranger, installé pour toujours [11] », et qui se répercute de livre en livre.
La représentation de cet épisode de l’histoire en son récit n’est pas donnée « du point de vue du passé comme fait objectif », mais « du passé comme fait de mémoire, c’est-à-dire comme fait en mouvement, fait psychique aussi bien que matériel [12] ». La mémoire à l’œuvre est une mémoire sensible, « une mémoire subjective sensorielle qui se cherche à tâtons [13] ». Le matériau premier du roman est souvent désigné par Simon du terme de « magma ». Comment rendre cette double confusion, celle des perceptions et celle de la mémoire par l’encre de l’écriture ? Claude Simon tient pour modèle l’écriture de la bataille de Waterloo par Stendhal :
ce dernier (le mouvement du texte), chaotique, mal fichu en un sens, est, d’une part, à l’image de ce chaos de souvenirs, d’images, de pensées qui nous emplit et, d’autre part, celui-là même que, pour avoir été cavalier, je peux reconnaître (je sens, si l’on préfère) pour celui qu’imprime au corps d’un cavalier novice [14]
L’écrivain restitue la perception dans l’ordre de son déroulement : les choses ne sont pas nommées, parce que l’esprit ne les a pas encore identifiées. Ainsi, au début de La Route des Flandres, les chevaux que l’on mène à l’abreuvoir sont d’abord des « taches rouges acajou ocre » ; sur le champ de bataille, le brigadier de L’Acacia, ne voit que des « petits tas brunâtres, sans mouvements ». Sur le talus où il se retrouve, ce sont « de vagues taches indécises qui se brouillent, s’effacent, puis réapparaissent de nouveau, puis se précisent : des triangles, des polygones, des cailloux, de menus brins d’herbe […] [15] » : de la confusion on passe à une sorte de formalisation en formes géométriques, puis à la nomination des objets. L’écriture de la sensation implique « une tentative d’organisation et de hiérarchisation [16] ». Elle passe aussi par des médiations esthétiques : le retour du brigadier au Primordial est l’équivalent textuel de la peinture de Dubuffet dans la série Routes et chaussées [17], comme l’atteste une lettre au peintre évoquant le moment où Georges « se retrouve à quatre pattes sur un chemin ou couché, le nez contre le pied d’un mur… [18] » : « les pierres apparaissant triangles ou polygones irréguliers d’un blanc légèrement bleuté dans leur gangue de terre d’un ocre pâle [19] ».
La description de l’épisode de l’embuscade restitue l’état de stupeur du brigadier, par une écriture qui emprunte des composantes à la phénoménologie. L’auteur restitue ainsi les « expériences préréflexives », « un état perceptif originel et préréflexif », selon les expressions de Jean Duffy au sujet de « Claude Simon, Merleau-Ponty et la perception [20] » :
puis je ne pensai plus quelque chose comme une montagne ou un cheval s’abattant sur moi me jetant à terre me piétinant tandis que je sentais les rênes s’échapper de mes mains puis tout fut noir tandis que des milliers de chevaux galopants continuaient à me passer sur le corps puis je ne sentis même plus les chevaux seulement comme une odeur d’éther et le noir les oreilles bourdonnantes et quand j’ouvris de nouveau les yeux j’étais étendu sur le chemin et plus un cheval [21]
L’écriture s’en tient à une perception minimale, de l’ordre du constat – voir, ouïr – sans interprétation par la pensée, le sujet étant plongé dans des événements qu’il ne comprend pas, la conscience absorbée par les éléments. Par la comparaison approximative avec une sensation – « quelque chose comme », « comme une odeur d’éther » –, par une expression minimale (« le noir », « noir », « rien »), une perception cénesthésique, (« oreilles bourdonnantes »), l’auteur tente de restituer l’évanouissement, réduit à une ellipse.
Dans le texte suivant, le brigadier n’a qu’une vision fragmentée, pulvérisée qui exprime à la fois la confusion du champ de vision et la décomposition du monde. La répétition de « fragments », l’accumulation de synonymes (« hachés, déchiquetés ») entraînent le lecteur dans le tourbillon des impressions. La perception n’est même évoquée que par prétérition (« ne sentant même pas »), réaction dans un cas de très grand danger, selon J. Duffy [22] :
[…] assourdi par les explosions, les cris, les galopades, ou plutôt percevant (ouïe, vue) comme des fragments qui se succèdent, se remplacent, se démasquent, s’entrechoquent, tournoyants : flancs de chevaux, bottes, sabots, croupes, chutes, fragments de cris, de bruits, l’air, l’espace, comme fragmentés, hachés eux-mêmes en minuscules parcelles, déchiquetés par le crépitement des mitrailleuses — puis renonçant, se mettant à courir, jurant toujours, parmi les chevaux fous, les cris, le tapage, la jument qu’il tient par la bride au petit galop, la selle sous le ventre, puis soudain plus rien (ne sentant même pas le choc, pas de douleur, même pas la conscience de trébucher, de tomber, rien) : le noir, plus aucun bruit (ou peut-être un assourdissant tintamarre se neutralisant lui-même ?), sourd, aveugle, rien [23]
Comme Simon le notait au sujet du récit stendhalien, tout est lié dans l’instant : sensation, réflexion, souvenir. La linéarité est sans cesse entravée par une accumulation de questions, de retouches correctives, de rectifications lexicales qui viennent sédimenter le texte en épaisseur, autant de strates marquées par les tirets, les parenthèses. Dans l’exemple suivant, la pensée de Georges reste dans un état d’émergence que traduit l’épanorthose généralisée :
— Georges se demandant sans exactement se le demander, c’est-à-dire constatant avec cette sorte d’étonnement paisible ou plutôt émoussé, usé et même complètement atrophié par ces dix jours au cours desquels il avait peu à peu cessé de s’étonner, abandonné une fois pour toutes cette position de l’esprit qui consiste à chercher une cause ou une explication logique à ce que l’on voit ou ce qui vous arrive : donc ne se demandant pas comment, constatant seulement que quoiqu’il n’eût pas plu depuis longtemps — du moins à sa connaissance — le cheval ou plutôt ce qui avait été un cheval était presque entièrement recouvert — [24]
Pour dire le magma, le chaos, il y a la langue, la syntaxe, le rythme : le brigadier, dans L’Acacia, s’étonnera d’avoir « fabriqué au lieu de l’informe, de l’invertébré, une relation d’événements telle qu’un esprit normal […] pouvait la constituer après coup, à froid, […] c’est-à-dire suscitant des images à peu près nettes, ordonnées, distinctes les unes des autres [25] ».
La création littéraire, pour Claude Simon, repose sur le pouvoir du langage, véritable corps conducteur : « Je ne connais pour ma part d’autres sentiers de la création que ceux ouverts pas à pas, c’est-à-dire mot après mot, par le cheminement même de l’écriture. [26] » Le langage est l’instrument des analogies et des déplacements métaphoriques (métaphore renvoyant à « transport », rappelle Claude Simon dans La Fiction mot à mot [27] ).
La polysémie et les associations lexicales ouvrent la voie à des « correspondances » inédites. Le texte peut bifurquer à chaque carrefour dans des directions imprévues, au gré des embranchements de la phrase. Mais la dérivation n’est pas arbitraire ni sans limites ; elle reste régie par le souci d’unité, à partir de la figure initiale. La figure, le trope par excellence de l’analogie est la métaphore qui « opère un transfert de sens d’un mot à un autre en vertu d’un rapport d’analogie [28] ». Mais la comparaison, sous ses formes les plus variées, occupe une place très importante chez Claude Simon : on trouve « tous les instruments ordinaires de la comparaison (comme, comme si, semblable à, pareil à, sembler […]) [29] ».
L’écriture analogique s’exerce à petite et à grande ouverture de compas : « micro-analogies lexicales » à partir desquelles s’élabore la « macro-analogie fictionnelle [30] ». Dans La Route des Flandres, au nombre des analogies entre la femme et la nature, entre Nature et Eros, on notera la « micro-analogie » qui associe « Corinne » à « Corail » et la rend « semblable à ces fleurs, ces choses marines à mi-chemin entre le végétal et l’animal, ces madrépores, palpitant délicatement dans l’eau transparente, respirant [31] ».
À une échelle plus vaste, un réseau métaphorique se trame, repris d’un roman à l’autre. L’acacia, choisi comme emblème du roman de 1989, surgit dans les premières pages d’Histoire (1967) : après des hésitations créées par la cataphore initiale (marque insistante de l’écriture simonienne) du pronom « elles » qui renvoie alternativement aux branches de l’arbre et à l’assemblée des vieilles dames en visite chez la grand-mère du narrateur, on voit se dessiner, avec des connotations ironiques, la métaphore de l’arbre généalogique :
les imaginant, sombres et lugubres, perchées dans le réseau des branches, comme sur cette caricature orléaniste reproduite dans le manuel d’Histoire et qui représentait l’arbre généalogique de la famille royale dont les membres sautillaient parmi les branches sous la forme d’oiseaux à têtes humaines coiffés de couronnes endiamantées et pourvus de nez (ou plutôt de becs) bourboniens et monstrueux [32]
Si les chevaux sont au centre de La Route des Flandres, le chevauchement constitue une métaphore métatextuelle, pour caractériser un roman où se chevauchent les fils de la narration et le trajet (en forme d’un trèfle) des cavaliers en déroute, mais aussi les histoires et les portraits de famille, les siècles. On retiendra l’exemple emblématique du chevauchement entre l’épisode de la destruction de l’escadron et les deux scènes de courses hippiques qui l’encadrent, et dont on ne retient qu’un extrait qui se situe d’abord sur le champ de courses, vu dans l’optique du personnage focalisateur :
je pouvais les voir au fur et à mesure qu’ils tournaient à droite s’engageaient dans le chemin creux lui en tête de la colonne comme si ç’avait été le 14 Juillet un puis deux puis trois puis le premier peloton tout entier puis le deuxième les chevaux se suivant tranquillement au pas on aurait dit ces chevaux-jupons avec lesquels jouaient autrefois les enfants des sortes d’animaux aquatiques flottant sur le ventre propulsés par d’invisibles pieds palmés glissant lentement l’un après l’autre avec leurs identiques encolures arrondies de pièces d’échecs leurs identiques cavaliers exténués aux identiques bustes voûtés dodelinant la moitié en train de dormir sans doute quoiqu’il fît jour depuis un bon moment le ciel tout rose de l’aurore la campagne comme molle encore à moitié endormie aussi, il y avait comme une sorte de vaporeuse moiteur il devait y avoir de la rosée des gouttes de cristal accrochées aux brins d’herbe que le soleil allait faire s’évaporer [33]
Le lecteur doit repérer les bifurcations de la phrase qui font passer d’un lieu à un autre. Après l’évanescente zone de transition qu’est la brume du matin, une silhouette surgit, désignée par « le » placé en cataphore, que l’on n’identifie pas de prime abord : à l’image de raideur et de posture arrogante, on reconnaît le capitaine, « droit sur sa selle ». Si les chevaux du champ de courses sont comparés à des « chevaux-jupons » (jeux d’enfants), l’expression est reprise sous forme de métaphore pour l’attaque de la colonne de cavalerie – « les petits-chevaux jupons et leurs cavaliers » –, accompagnée d’une comparaison avec les « pièces d’échecs », caractéristique d’une mécanique irrépressible qui se déclenche et entraîne les cavaliers. On notera aussi l’emploi fréquent du tour modalisateur « pouvoir voir », signe que l’objet de la perception n’est pas d’emblée identifié, mais qu’il apparaît dans un processus d’émergence [34]. Nous citons la suite du passage :
je pouvais facilement le reconnaître tout là-bas en tête à la façon qu’il avait de se tenir très droit sur sa selle contrastant avec les autres silhouettes avachies comme si pour lui la fatigue n’existait pas, la moitié à peu près de l’escadron se trouvant engagée lorsqu’ils refluèrent vers le carrefour […] de sorte qu’il se passa un petit moment (peut-être une fraction de seconde mais apparemment plus) pendant lequel dans le silence total il y eut seulement ceci : les petits chevaux-jupons et leurs cavaliers rejetés en désordre les uns sur les autres exactement comme des pièces d’échecs s’abattant en chaîne le bruit lorsqu’il arriva avec ce léger décalage dans le temps sur l’image lui-même exactement semblable au son creux des pièces d’ivoire tambourinant tombant les unes après les autres sur le plateau de l’échiquier [35]
La comparaison, souvent dérivante et filée, se déploie en se métamorphosant. Dans le texte suivant, l’anéantissement de l’escadron suscite des images cosmiques et cataclysmiques. A partir de sensations et de synesthésies (« l’air noir et dur »), par les comparants du métal, de la glace, se forge peu à peu la vision sidérante d’un processus de pétrification, au terme duquel l’escadron est englouti comme dans un glacier :
l’air noir et dur sur les visages comme du métal, de sorte qu’il lui semblait (pensant à ces récits d’expédition au Pôle où l’on raconte que la peau reste attachée au fer gelé) sentir les ténèbres froides adhérer à sa chair, solidifiées, comme si l’air, le temps lui-même n’étaient qu’une seule et unique masse d’acier refroidi (comme ces mondes morts, éteints depuis des milliards d’années et couverts de glaces) dans l’épaisseur de laquelle ils étaient pris, immobilisés pour toujours, eux, leurs vieilles carnes macabres, leurs éperons, leurs sabres, leurs armes d’acier [36]
La guerre suscite souvent des comparaisons, à connotation épique, avec les phénomènes naturels de destruction, tornade, ouragan, cyclone… Après le passage des avions « au ras des arbres », les cavaliers sont pétrifiés :
comme s’ils venaient d’assister à quelque phénomène cosmique de production de la matière hurlante à partir de l’air lui-même condensé soudain dans un bruit de catastrophe naturelle comme la foudre ou le tonnerre, de mutations de molécules inertes en un ouragan furieux [37]
On notera l’emploi de « comme si », comparaison hypothétique, « un mode analogue à celui des modalisateurs [38] », qui est aussi le signe de la puissance de l’imaginaire simonien et de son pouvoir de métamorphose par la métaphore et la comparaison. Par l’ensemble de ces réseaux métaphoriques, de leurs dérivations et ramifications, est créée « la dynamique de l’écriture [39] » simonienne.
« Je travaille comme un peintre [40] », déclare l’auteur. En échangeant le pinceau contre le stylo, Claude Simon cherche à reproduire par l’écrit ce qui est la caractéristique de la peinture : la simultanéité. La gageure est de rendre par l’écriture, que caractérise la linéarité, cette impression de simultanéité donnée par le tableau.
L’œuvre de Simon se construit aussi à partir des débris d’une réalité perçue dans l’éclatement et la dispersion. Dès Le Vent, la forme fragmentaire s’affirme comme la seule possibilité de reconstitution du passé : « tenter de rapporter, de reconstituer ce qui s’est passé, c’est un peu comme si on essayait de recoller les débris dispersés, incomplets, d’un miroir, s’efforçant maladroitement de les réajuster [41] ».
Dans la préparation du roman, Claude Simon commence par rédiger des fragments, des « tableaux détachés » (selon une formule de Flaubert qui lui est chère) qui feront ensuite l’objet d’un long et patient agencement, « par tâtonnements successifs [42] ». Simon désigne son travail par le terme de « bricolage [43] », « bricolage analogique [44] », renchérit Lucien Dällenbach, car entre ces fragments existent des harmonies (assonances/dissonances) de même nature que celles qui régissent la « séquence phrastique ».
Par quels termes désigner la composition des romans ? Des variations à esquisser entre mosaïque, montage, assemblage … La « pluralité simultanée [45] » trouve son accomplissement dans Les Géorgiques, roman qui assemble trois vies, trois époques de l’histoire sur fond de guerre. A l’incipit, la division du « il » crée un effet d’attente : après une vue cavalière sur la vie de L.S.M., un autre « il » est introduit, le cavalier qui bat en retraite avec son régiment. L’assemblage est si serré que les trois vies sont liées dans ce passage où l’on découvre le cavalier essayant en vain de replacer sa selle qui a tourné, la journée historique du « 10-Août », l’attaque aérienne qui frappe l’escadron, et « O. » qui lance sa première grenade [46].
Nous proposons deux exemples comme possible lecture mode d’emploi, transposable à des œuvres de plus grande échelle.
Le dernier roman de Claude Simon (2001) plonge le lecteur dans la mémoire d’enfance de l’auteur, une mémoire endeuillée : c’est le livre de la mère et de la ville mère, Perpignan, bien que les noms soient effacés [48]. Le tramway, moyen de transport, est la métaphore de la mémoire et l’instrument des analogies.
Le roman est un montage de fragments hétérogènes, séparés par des blancs, en forme d’une combinatoire entre deux séries – les scènes de l’enfance et les scènes de la vieillesse d’un homme malade reclus dans une chambre d’hôpital – entre lesquelles s’inscrivent d’autres épisodes comme celui de la débâcle de mai 1940 (p. 1312). Certains fragments forment des unités autonomes : poèmes en prose comme la scène de « La pêche à la sardine » (p. 1278), ou la vue aérienne de la terre à la dérive, rendue aux « seules lois » de la matière (p. 1309). Les attaques nominales de certaines séquences produisent un effet de césure abrupte (« Vieillard », p. 1278 ; « Époque où », p. 1301 ; « Court que », p. 1314).
Des fragments paraissent inachevés, suspensifs, en attente de raccords possibles. Les points de suspension, en début de paragraphe, sont autant de points d’aimantation vers d’autres fragments : ainsi l’espace de l’hôpital appelé « TRANSIT » est-il présenté en deux fragments – l’un fermé (p. 1261), l’autre ouvert (p. 1262), par des points de suspension – entre lesquels est enchâssé un autre espace, clos lui aussi, la cabine du wattman. Parfois cette attraction se fait à plus grande ouverture de compas : la séquence des vacances estivales se termine par des points de suspension (p. 1270) et l’histoire de l’enfant ne se rouvrira que dix pages plus loin sur l’épisode tragique de la disparition de la liseuse, objet métonymique de la mère malade : « … simplement quand je suis revenu pour les grandes vacances après Pâques, la liseuse n’était plus là » (p. 1281).
Par la voie des analogies, des rapprochements inattendus se produisent entre des réalités séparées dans l’espace et le temps. On fait ainsi un saut brutal de la cabine du wattman où les travailleurs du matin « tir[ent] sur » leurs mégots à un camp de prisonniers :
ce même papier grisâtre et rendu transparent par la salive : taciturne assemblée dont, des années plus tard, je devais me souvenir avec le même sentiment de dérisoire privilège (quoique sachant qu’il n’y avait là qu’une tolérance) d’appartenir à une sorte d’élite dans l’étroite et étouffante puanteur du vestibule d’une baraque refermée la nuit par les gardiens (p. 1256)
La référence à la captivité resurgit, par des associations d’images et de souvenirs, produisant un choc saisissant, entre le vieillard malade « pour ainsi dire goyesque » (p. 1279), le « tragique visage au bec de rapace » de la mère malade, et une scène enchâssée entre parenthèses : un prisonnier du camp que ses gardiens promenaient en laisse, avec une « lourde » brique au cou :
la longue chevelure argentine qui semblait elle-même d’une beauté et d’une élégance jurant avec le visage fripé et déchu de polichinelle […], comme cette perruque aux ondulations figées que non par coquetterie bien sûr mais par un souci de décence […] maman (je le sus plus tard) s’obstinait à porter — du moins jusqu’au jour où je l’ai vue pour la dernière fois — encadrant un semblable et tragique visage au bec de rapace, […] (me rappelant ce prisonnier que les Allemands avaient promené dans tout le camp, tenu en laisse comme un chien par deux autres marchant sur ordre lentement et portant sur la poitrine, suspendue au cou par un fil de fer, une lourde brique (ou un moellon ?) sur laquelle était écrit « j’ai volé le pain de mes camarades », et qui, à force d’injures, de crachats et parfois de coups, avait aussi lorsqu’il traversa notre baraque, l’aspect décharné, décomposé et terrifiant d’un vieillard au seuil de la mort). (p. 1278-1279)
Un motif conducteur émerge pour resurgir à la fin du roman, « … si belle au milieu de toutes ces fleurs ! », phrase énigme et phrase clé, « phrase qui pouvait tout aussi bien faire allusion à une mariée amie des infirmières ou à une morte sur son lit de la morgue » (p. 1304). La mémoire aiguë de ces deux mots « fleurs et mort » (p. 1305) sera finalement associée à la mort de la mère et imprégnée de sensations olfactives :
« Si belle au milieu de toutes ces fleurs ! »… Non. Terrifiante sans doute, avec son nez en lame de couteau, sa peau cartonneuse et grise collée aux os de la face par la souffrance. Mais on avait refermé le cercueil avant mon arrivée. Restait le parfum lourd et entêtant des fleurs et la fade odeur de la cire fondue qui glissait lentement le long des cierges ». (p. 1316).
Un espace olfactif entoure la mère, devenue « l’absente de tous bouquets ». Or entre ces deux moments, des images de gisantes (p. 1305-1306), associées au souvenir de rituels funéraires (à Bénarès) (p. 1306-1307), ont secrètement tramé un « sens ».
Le motif de la coupure, emblématique de la forme du texte, crée un lien thématique, sous-jacent, entre plusieurs scènes : l’image d’ « une petite fenêtre ovale » (p. 1306) dans la châsse contenant les reliques d’une sainte (paragraphe mis entre parenthèses) est rattachée, par un lien sous-jacent, au paragraphe précédent décrivant les malades sur des brancards, comme « coupés » au niveau des épaules, entre autres une jeune femme comparée à une « gisante » ou à « quelque sainte ou [de] quelque bienheureuse exhibée les jours de fêtes religieuses » (p. 1306). Effet de coupure qui est associé aussi au souvenir du jeune Gaguy, camarade de jeu, revu de loin en avril 1940, alors qu’il creusait un retranchement près de la frontière belge :
de sorte que bien des années plus tard ce fut comme un choc dû non pas tant aux circonstances mais à cette coupure que, du haut de mon cheval, je reconnus Gaguy en la personne d’un zouave coiffé de la légendaire chéchia rouge et en manches de chemise (p. 1312)
Cette coupure, aux connotations acérées et douloureuses, traduit un effet optique, mais aussi le caractère fragmentaire du souvenir. Elle est en assonance avec le souvenir de la rupture qu’a été pour l’enfant son entrée en internat et l’éloignement des paysages d’enfance : l’analogie supplée la chronologie, par la surimpression de sens du même mot.
Cette structure romanesque suppose un mode de lecture selon un va-et-vient entre la partie et le tout : « Ainsi le dispositif du Tramway oblige-t-il le lecteur à lier, relier entre eux des éléments parfois fort éloignés, à faire travailler la mémoire du texte lu, comme le narrateur lui-même sa propre mémoire [49]. »
Ce roman se présente comme une totalité organique, faite « d’une série de tableaux de longueur très inégale et qui se succèdent presque sans transition [51]. » On pourrait transposer à cette œuvre ce que Claude Simon écrit de l’esthétique de Cézanne dans La Corde raide : « un univers pour la première fois démuni de poteaux indicateurs ». « Les mêmes formes pouvaient changer, s’enfler de leur propre substance et de ce qu’elles absorbaient par une incessante osmose de leur immédiat et lointain voisinage [52] ».
Trois histoires sont enchevêtrées : celle d’une vieille femme, Marie – « le souvenir de l’agonie d’une vieille tante que j’aimais comme ma mère [53] », selon les propos de Claude Simon – ; les rendez-vous de Louise avec son amant près du buisson de bambous ; les conflits des beaux-parents, Pierre et Sabine … Quelques repères balisent toutefois le parcours du lecteur, sur l’axe syntagmatique : le leitmotiv du « rien [54] », mot placé à l’ouverture et à la fin du roman, et qui, avec des connotations variables, revient de façon obsédante tout au long du récit ; le signe avant-coureur de la rencontre des amants, le chat au « regard acéré et jaune fixé, comme agrippé sur elle » (p. 68), qui bondit ou détale [55]. On notera des points de passage – les trois rencontres de Louise et de l’amant (début, fin et centre) –, un point de tension : le don de la boîte (p. 62) contenant les « carnets » d’une vie minuscule. Le lecteur repèrera les lisières délimitant des espaces : les connecteurs, placés à l’attaque des paragraphes, mais dont la liaison au contexte et à la temporalité est incertaine, marquent davantage une scansion, après des séquences denses : outre l’emploi de « Donc » initial (p. 25, p. 77…), on notera surtout celui de « Et » : « Et entre-temps » (p. 35), « Et maintenant, depuis cinq jours » (p. 40), « Et ce fut tout » (p. 54) [56]. Les paliers de la dernière séquence du roman sont marqués par des tirets, par la reprise de « maintenant » : « — Louise maintenant étendue dans l’herbe » (p. 136), « couchée maintenant de tout son long sur le sol » (p. 139), « Louise cherchant maintenant » (p. 141).
Inversant la démarche précédente (Le Tramway), on s’attachera à délier les motifs, à détacher les tableaux. Il faut noter l’importance de la cellule initiale d’une vingtaine de pages (ce qui vaut pour d’autres romans de Simon), placée comme un petit miroir convexe où se reflètent, en miniature, les figures du roman familial, les objets et le Paysage du roman. Dans cette cellule du texte est enchâssée la gravure ornant le couvercle de la boîte à biscuits ou à berlingots de Marie, qui fonctionne comme une mise en abyme des autres scènes de jardin, selon le système des boîtes gigognes :
une boîte à biscuits ou à berlingots, en fer, toute piquetée de rouille avec, dessus, une jeune femme vêtue d’une longue robe blanche, à demi allongée sur l’herbe dans une pose à la fois langoureuse et raide, avec juste la pointe des pieds, ou plutôt des souliers, dépassant sous le dernier volant, pudiques et ridicules, et, couché près d’elle (qui dans sa main tient une même boîte sur le couvercle de laquelle sa même image se répète, comme dans ces jeux de miroir sans fin) un de ces petits chiens blancs et frisés (p. 4)
Le motif initial du roman se déploie en nombreuses constellations dans les scènes de jardin (dès l’arrivée de Marie « à la grille du parc ») qui sont des transpositions d’art impressionniste et « pointilliste » (p. 15). Des effets de surimpression avec des photographies (trois références qui ne sont pas distribuées dans l’ordre chronologique, dont la photo de mariage de Pierre et Sabine) brouillent les images que le lecteur doit différencier à partir de menus détails, guidé en cela par le regard de Louise en position de déchiffreur – des « moments photographiques [57] » –. Le lieu de la photo d’ « Août 1896 » où figure Pierre, enfant, n’est « pas tout à fait, ou pas encore un jardin : encore un verger » (p. 123) ; les objets varient : non plus « des chaises et des fauteuils de rotin autour d’une table » (p. 14), mais « la table de fer sans napperon où sont disposés des verres à pied (blanchâtres sur la photographie, comme dépolis : […]) et une assiette de biscuits pour les visiteurs venus tirer la sonnette » (p. 125-126). Le motif décoratif de la boîte doit être rectifié pour s’adapter à la vie rustique et sévère de Marie, grâce à une suite de retouches correctives : « pas un petit chien blanc, frisé et enrubanné, pas plus qu’elle-même ne porte une robe blanche et enrubannée (mais sombre, au col montant) […], le chien au poil ras, et sombre lui aussi » (p. 125).
Le palimpseste des images, d’autrefois et d’aujourd’hui, introduit dans le texte une épaisseur temporelle : la temporalité n’est plus linéaire, mais stratifiée, feuilletée. Regardant la photo de Marie, Louise note « le même visage qui maintenant, momifié (ossifié), gisait sur l’oreiller » (p. 125), mais des mains différentes :
les mains pleines, fermes et rudes elles aussi (la droite — celle qui maintenant, décharnée, semblable à une patte de poulet, allait et venait sans trêve sur le drap, capable alors aussi bien de tracer sur le tableau noir les lettres aux boucles impeccables, aux pleins et aux déliés impeccables, que de tenir le manche d’une bêche et de sarcler un champ de pommes de terre — (p. 125)
Dans le cas de Pierre et Sabine, la discordance éclate : « impossibles à apparenter, à réunir, les deux images se superposaient maintenant : l’enfant sage […], et le vieil homme, envahi, écrasé, étouffé par le monstrueux poids de sa propre chair, […] et la vieille Déjanire hoquetante » (p. 123-124). Autre contraste : entre Marie, « avec cette tête déjà momifiée », et Sabine, la femme iris, « agonisant debout, droite, parée, peinte de la tête aux pieds » (p. 141).
La cohérence organique du texte rend délicate la délimitation des espaces dont les frontières sont suggérées par des transitions, sonores et olfactives, entre extérieur et intérieur :
et encore, là-bas, dans l’impénétrable bouquet de bambous le pépiement du peuple des moineaux se rassemblant avant la nuit, invisibles, discordants, piaillant, se disputant, et encore l’entêtant parfum des poires tombées pourrissant par milliers sur le sol, l’odeur montant des inutiles hectares de vergers à l‘assaut de la colline, sucrée, sûre, stagnant dans l’air épais comme de ces resserres, ces placards où les fruits de septembre sur les rayons recouverts de papier journal exhalent cette lourde senteur de fermenté, écœurante, agressive (p. 11)
Après une parenthèse qui ouvre une rétrospective sur la maison habitée par les deux sœurs, « dans la permanente et automnale odeur des poires et des pommes rangées sur les étagères », on entre dans l’espace clos de Marie : « comme si toute la campagne était imprégnée de cette même odeur décomposée contre laquelle les flots d’eau de Cologne dont la garde aspergeait les draps, le tapis, n’arrivaient pas à lutter » (p. 12). Une trame lexicale (« resserres », « placards », « rayons ») relie les espaces et en réduit le volume. Le thème de l’usure, de la dessiccation rend visible la trace du temps dont « le T de soleil » (p. 40), dessiné par les volets de la chambre, est le signe idéographique : autre motif à détacher et à suivre dans ses variations.
La lecture s’inscrit dans une dynamique, allant du détail à l’ensemble (et inversement), et fait jouer « un “dispositif stratégique” où le global et le local ne cessent d’interagir [58]. » Le lecteur est invité à désassembler et assembler, détacher et rentoiler les images [59], à détisser et retisser les motifs enchâssés dans les parenthèses ou les tirets. Tel est le travail du lecteur allant et venant dans les « éblouissants, astucieux et polygonaux réseaux de soie où les grosses araignées brunes se tenaient immobiles, patientes […], entre les hampes enlacées des hélianthes, des ronces folles » (p. 12). Lecture patiente et lecture vivante, dynamique : « Un ensemble de liens et déliaisons. Une énergétique. [60] »
Marie-Josèphe ALLAMAND
Professeur honoraire de khâgne