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Littératures, 73, 2016
dimanche 6 décembre 2015, par
Figure historique et personnage romanesque. Le général L. S. M. dans Les Géorgiques de Claude Simon. Études réunies par Jean-Yves Laurichesse. Littératures, 73, 2016. 212 p.
Présentation :
Le général d’artillerie Jean-Pierre Lacombe Saint-Michel (1753-1812) fut une figure de la Révolution et de l’Empire : député du Tarn à la Convention, membre du Comité de salut public, commissaire aux armées, ambassadeur à Naples, gouverneur de Barcelone… Colosse impétueux, il fut aussi un homme des Lumières, lecteur de Rousseau, auteur de réflexions, de souvenirs, de poèmes, et l’époux inconsolable d’une jeune protestante hollandaise morte à 33 ans.
Son descendant en ligne directe, Claude Simon (1913-2005), prix Nobel de littérature en 1985, avait été fasciné enfant par le buste de marbre du général trônant dans le salon familial. Il a fait de lui, sous les initiales L. S. M., un personnage central de son roman Les Géorgiques (Les Éditions de Minuit, 1981). Réunissant deux grands thèmes de l’œuvre, la Terre et la Guerre, il prend pour matériau d’écriture la correspondance retrouvée de son ancêtre, qui concerne ses fonctions militaires et politiques, mais aussi la conduite à distance de son domaine du Tarn, d’où le titre emprunté au célèbre poème de Virgile.
Interrogeant à travers ce personnage, comme en un miroir, son propre rapport à l’histoire, à la nature, à l’écriture, Claude Simon nous fait aussi réfléchir au devenir du roman en un moment – le début des années 1980 – où il se tourne à nouveau vers l’histoire, vers la mémoire individuelle et collective, vers les archives et les traces du passé, tout en prenant acte du « soupçon » qu’a porté le Nouveau Roman sur l’idée même de « restitution ». Claude Simon apparaît ainsi comme un précurseur, et pour beaucoup comme un modèle.
Sommaire du dossier :
Figure historique et personnage romanesque. Le général L. S. M. dans Les Géorgiques de Claude Simon
– Jean-Yves Laurichesse. Introduction
– David Zemmour, « De Lacombe Saint-Michel à L. S. M ou des archives au texte », p. 15-32
Qui est L. S. M. ? L’article se propose d’examiner une part de la construction par Simon de ce personnage romanesque à partir d’un travail d’historien, en l’occurrence le chapitre que A. Dry consacre à Lacombe Saint-Michel dans un ouvrage de 1906, Soldats et ambassadeurs sous le Directoire an IV – an VIII. La confrontation du roman à cette source apologétique et peu nuancée fait apparaître un travail de réécriture qui va dans le sens du dualisme et de l’ambivalence.
– Jean-Yves Laurichesse, « Peinture, dessin, marbre, mots : portrait en éclats du général L. S. M. », p. 33-44
Si le Nouveau Roman a mis à bas le personnage réaliste et partant le portrait qui en était l’emblème, il n’en a pas pour autant fini avec le personnage, et d’autant moins lorsque celui-ci, comme L. S. M., impose sa formidable présence historique. N’attendons pas pour autant de Claude Simon un portrait en pied de son glorieux ancêtre. En romancier de la modernité, il révolutionne aussi l’art du portrait en le disséminant, entre description d’un dessin imaginaire et ekphrasis de portraits réels, entre kaléidoscope verbal et réminiscence d’une statue perdue. C’est alors l’unité même du personnage qui éclate, pour mettre au jour le foisonnement de la vie.
– Louis Hincker, « Le vécu littéraire de Lacombe Saint-Michel : un héritage en question », p. 45-58
Si Les Géorgiques de Claude Simon ne se donnent pas explicitement pour but de faire reconnaître un ancêtre en littérature, le travail de l’écrivain se concentre pourtant à ce moment là sur un précédent en écriture reçu en héritage. Le roman en lui-même ne peut laisser deviner ce que l’écrivain aura finalement mis de côté parmi les papiers de l’ancêtre. Les archives familiales révèlent, sans que rien n’en ait été mentionné, une intense activité littéraire de la part du Lacombe Saint-Michel historique. Claude Simon aurait-il manqué, ou tue, une parenté de préoccupation autour de thèmes et de questions esthétiques qui le rapprochent beaucoup plus du XVIIIe siècle qu’il ne l’entrevoit ?
– Alastair B. Duncan, « Une amitié de Lacombe Saint-Michel : lettres au comte de Lastic », p. 59-65
Neuf lettres du général Lacombe Saint-Michel, inconnues de Simon, confirment en large partie les traits de caractère que le romancier attribue à son personnage L. S. M. dans Les Géorgiques. Les lettres, envoyées entre 1794 et 1807 de France, d’Italie et d’Allemagne, sont adressées au comte de Lastic, ami et voisin du Général dans le Tarn. Celui-ci s’y montre juste, ferme et cultivé. Républicain modéré, il est surtout patriote. Loin de ses terres, il ne cesse de s’en occuper.
– Anne-Lise Blanc, « La poétique de la liste ou « la détermination obstinée [d’un] pouvoir vacillant », p. 66-80
L’article s’intéresse à la différence de valeur et de sens des listes qui constellent le texte des Géorgiques. Selon qu’elles sont établies par le Général ou par le romancier, elles classent, rassemblent, tentent de répertorier ou au contraire trient, recomposent et expriment un monde fragmenté. À travers l’usage de cette même forme l’un veut ordonner, l’autre cherche une raison graphique. Mais les listes du roman tendent toutes à faire pièce à la désagrégation dont elles sont aussi souvent le signe et présentent une ambivalence qui révèle la richesse poétique de toute liste.
– Michel Bertrand, « La Tentation épique : les traces du féodal chez le Révolutionnaire L. S. M. » (p. 81-95).
Personnage haut en couleur qui donne vie au volet central des Géorgiques, L. S. M. fut à la fois un féodal solidement attaché aux valeurs nobiliaires mises en place durant le haut Moyen Âge et un aristocrate éclairé favorable aux idées diffusées par les philosophes des Lumières. Les deux autres volets du triptyque, en confrontant les guerres du passé à celles du présent, confèrent un éclairage singulier au portrait en action de ce féodal révolutionnaire farouchement enraciné dans sa terre. Découvrant la geste de son ancêtre au travers d’un fatras de documents, c’est aussi par l’écriture que son lointain descendant s’efforce de rendre compte d’une énigme aussi déroutante.
– Hannes De Vriese, « L. S. M., figure prométhéenne : gloire et damnation d’un héros », p. 96-110
Dans Les Géorgiques, un ensemble de références implicites désignent la figure du général L. S. M comme un héros prométhéen. Le personnage simonien incarne plusieurs aspects du mythe antique : il est à la fois un homme des Lumières triomphant, maître de soi, de la nature et de la technique, et un héros mis en échec et damné. L. S. M. invite ainsi à faire du mythe prométhéen une lecture complexe et contemporaine qui interroge la relation de l’homme à la nature.
– Nathalie Piégay-Gros, « La mélancolie des statues », p. 111-122
La statue du Général, dans Les Géorgiques, est un objet de hantise. Elle contribue à la mélancolie de l’œuvre. Mais plus fondamentalement, c’est un objet spectral, qui échappe à la représentation et à l’imaginaire pour entrer dans la sphère du fantasme. Elle objective le fantôme du passé et le secret, de famille, qui hante les descendants en cryptant ce qui fait brèche dans l’histoire racontée. Elle oscille entre un objet monumental et un objet vulnérable, une possible pétrification mélancolique et une libération de l’image par l’écriture. Les dispositifs d’écriture, qui télescopent description et narration, confrontent sans cesse le personnage et sa représentation, confortant ainsi la hantise, qui ne distingue pas entre le matériel et l’immatériel, le mort et le vivant, le mobile et le figé, le dedans et le dehors...
– Archives : « Les poésies de Jean-Pierre Lacombe Saint-Michel », transcrites, présentées et annotées par Louis Hincker
– Note sur les illustrations
Jean-Yves Laurichesse, professeur de littérature française à l’université Toulouse - Jean Jaurès, est directeur du laboratoire Patrimoine, Littérature, Histoire. Spécialiste des œuvres de Jean Giono et de Claude Simon, il a créé et dirigé de 2005 à 2009 les Cahiers Claude Simon et dirige actuellement la série « Claude Simon » de La Revue des lettres modernes (Classiques Garnier). Auteur d’un essai sur « l’espace olfactif » dans les romans de Claude Simon (L’Harmattan, 1998), il a dirigé plusieurs ouvrages collectifs, dont récemment Claude Simon géographe (Classiques Garnier, 2013).