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Le Vent (1957)
lundi 21 juillet 2025, par
Le Vent. Tentative de restitution d’un retable baroque. Notice
par Romain BILLET
Résumé
L’action du Vent se passe dans une ville du Sud de la France. Si l’on peut identifier certaines ressemblances avec Perpignan, le nom de cette ville n’est pas donné. À la parution du roman, les critiques ont également cru reconnaître Narbonne ou Béziers. Cette topologie anonyme permet au récit de conserver un certain degré de généralité et de se démarquer du roman balzacien, qui indique souvent le lieu, la date et établit précisément l’état-civil des personnages. Rien de tel dans Le Vent. Le lecteur devra s’appuyer sur des indices moins explicites afin, comme l’annonce le sous-titre du roman, de « restituer » un cadre et de se représenter les personnages. L’évocation des « portes géantes en plexiglas des Galeries Modernes » ou de la « camelote en matière plastique », la maigreur du personnage principal qui le fait ressembler à « un rescapé de Buchenwald » permettent de se représenter une France des années 1950, ouverte à une production industrielle bon marché, hantée par le souvenir de la Deuxième Guerre mondiale et de l’Holocauste.
C’est dans ce Sud de la France à peu près contemporain de la période de rédaction du roman qu’apparaît Antoine Montès, le protagoniste de l’histoire. S’il s’inspire en partie de son cousin, le photographe André Vick-Mengus, Simon, peu soucieux de réalisme, compose surtout Montès comme un personnage de fiction, un doux-rêveur aux intentions inconnues et au comportement fantasque. Aussi, l’intérêt du récit tient tout autant à la reconstitution d’une série d’événements qui ont récemment défrayé la chronique, qu’à l’élucidation de la personnalité étrange de Montès. En effet, celui-ci demeure une énigme pour les autres personnages de l’intrigue, et c’est à travers leur regard souvent déconcerté que le lecteur pourra recomposer, pièce à pièce, le puzzle élaboré par Claude Simon. Parmi les renseignements que l’on glanera au hasard des conversations entre personnages ou des récapitulations d’événements du narrateur, on découvre que Montès est photographe de profession, d’aspect « précocement vieux » malgré ses trente-cinq ans, et surtout qu’il vient d’hériter d’une grande propriété. La mort récente de son père a fait de lui un homme riche, insuffisamment toutefois pour exploiter un grand domaine agricole mal entretenu depuis plusieurs années.
Depuis sa naissance, Montès vit éloigné de ce Sud aride et venteux. Sa mère enceinte, trompée au sortir de ses noces par un mari volage, avait décidé de partir vivre dans le Nord de la France, peut-être à Éragny, mentionné dans le texte comme l’endroit où Montès travaille. Qu’il revendique son héritage après cet exil prolongé est jugé inconvenant par les notables locaux qui considèrent ce personnage insolite comme un étranger. D’autant que certains gros propriétaires terriens qui convoitaient ce bien, n’escomptant nullement l’arrivée de l’héritier, en ont déjà discuté le prix avec le notaire de la ville. Tel est l’arrière-plan d’une histoire au fond très mince [1] : l’exploitation agricole du terrain nécessite des investissements coûteux et, alors que beaucoup espèrent voir Montès vendre son bien, celui-ci affirme sa volonté de le conserver. Bientôt, une querelle avec le régisseur de son père l’entraîne dans un procès pour licenciement abusif, qu’il perdra à la fin du roman. Locataire d’une « misérable chambre » dans un « hôtel louche », Montès fait la connaissance d’une employée de ménage, Rose, et de ses deux filles. On ne sait trop si le sentiment qui se forme entre eux est de l’amour. Reste que Montès se compromet pour la jeune femme, en lui proposant de cacher dans sa chambre des bijoux volés par Jep, un ancien boxeur gitan qui lui tient lieu de mari.
Parallèlement, une autre intrigue se noue entre Montès et une lointaine cousine, Cécile. Seconde fille d’une famille fortunée restée au pays, Cécile s’entiche de ce séducteur malgré lui, naïf et aveugle aux sollicitations dont il est l’objet. Voyant sa jeune sœur en passe de « se compromettre » avec ce quasi étranger de condition sociale inférieure, Hélène, l’aînée, décide de rapporter l’histoire du vol de bijoux à la police. Elle en a eu connaissance par un personnage récemment arrivé en ville, Maurice. Représentant de commerce, cet intrigant de bas étage s’installe dans l’hôtel de Montès. À force de fureter, il comprend que celui-ci conserve les bijoux volés par le gitan. Jusqu’où ce « petit maître-chanteur » s’imagine pouvoir faire pression sur Montès, et jusqu’où il est prêt à aller, c’est ce que le texte ne permet pas d’établir absolument. Mais son implication est déterminante car c’est lui qui rapporte à Hélène l’histoire du vol et qui lui montre une lettre de Cécile à Montès qu’il a interceptée. Sa tentative de chantage échoue mais la lettre qu’Hélène lui subtilise est ce qui la décide, pour empêcher sa sœur de se compromettre davantage, à dénoncer Rose, Jep et Montès à la police.
La suite relève du fait divers sordide : deux policiers surprennent Jep alors qu’il retrouve Rose à l’hôtel. Se croyant trahi, le gitan poignarde sa compagne avant d’être abattu. Le désespoir de Montès s’augmente encore ensuite de ce que les deux fillettes de Rose, d’abord placées dans un couvent où il pouvait leur rendre visite, ont été envoyées dans un orphelinat dont il ne connaît pas l’adresse. Exemplaire dans l’échec, anti-héros jusqu’au bout, Montès apparaît une dernière fois au narrateur, assis sur le banc où il passe désormais l’essentiel de ses journées, alors que le vent, dont l’évocation régulière jalonne le récit, continue de souffler, « force déchaînée, sans but, condamnée à s’épuiser sans fin, sans espoir de fin, gémissant la nuit en une longue plainte, comme si elle se lamentait, enviait aux hommes endormis, aux créatures passagères et périssables leur possibilité d’oubli, de paix : le privilège de mourir. »
Analyse
Un « remake de L’Idiot » ?
Simon, lorsqu’il délimite son intrigue, use d’un procédé narratif des plus courants. Celui-ci consiste à faire démarrer l’histoire par l’arrivée, dans l’espace romanesque, du protagoniste à l’origine de l’action. Le procédé est celui employé par Dostoïevski dans L’Idiot, qui débute par l’arrivée du Prince Mychkine, en train, à Saint-Pétersbourg. Tout comme lui, Montès débarque de train, comme lui il appartient à un espace « lointain », comme lui il se fait plusieurs fois traiter d’« idiot » par les autres personnages. C’est en partie cette injure, proférée dès les tout premiers mots du Vent, qui a conduit la critique à voir dans ce roman « un remake de L’Idiot [2] ».
Le parallèle est réducteur, même s’il est vrai que, à l’instar des personnages dostoïevskiens, rien de ce qu’accomplit Montès ne paraît logiquement explicable : il agit constamment à contre-courant des usages socialement admis ou de ses intérêts personnels. Là réside l’une des causes principales de l’admiration qu’éprouve Simon pour l’auteur de Crime et châtiment. Alors que « dans la tradition française, les personnages sont désespérément univoques, tout d’une pièce, à la limite de la caricature », rien de tel chez Dostoïevski où les personnages « sont à la fois bourreaux et victimes, généreux et abjects, idiots et suprêmement intelligents [3] ».
Simon a recherché une semblable complexité, faite de contradictions et de comportements surprenants, même s’il la concentre surtout sur son personnage principal. Certes, on voit mal ce qui attire Cécile chez ce cousin dépenaillé et taciturne, et Maurice, avec son agitation permanente et ses agissements suspects, peut évoquer certaines figures dostoïevskiennes, tantôt amicales, tantôt sournoises et éruptives. Il n’en reste pas moins que, de l’avis de tous les personnages, c’est Montès qui est le plus étrange. Son isolement rappelle le caractère de Mychkine, jugé si singulier par ses fréquentations. Comme lui, Montès mêle naïveté et probité, et en telle proportion que Rose ou Cécile se demandent s’il se prend pour un « saint ». La fin tragique du roman, le triste silence de l’église où veut se recueillir Montès, le Christ réduit à une sculpture poussiéreuse et emphatique au fond d’une chapelle déserte, coupent court à toute analogie religieuse et marquent une différence radicale avec Dostoïevski. Marqué par l’athéisme de Simon, Le Vent a quelque chose d’« un monde dostoïevskien », mais « d’où Dieu serait absent [4]. »
Le récit comme « tentative de restitution »
Le Vent. Tentative de restitution d’un retable baroque est le premier roman de Claude Simon paru aux Éditions de Minuit, en 1957. Ce changement d’éditeur coïncide avec un approfondissement de la recherche formelle de l’écrivain. Bien perçue par le romancier Alain Robbe-Grillet, alors lecteur et conseiller de Jérôme Lindon aux Éditions de Minuit, cette exploration formelle explique l’enrôlement de Simon chez cet éditeur avant-gardiste, et son intégration à la « famille » du Nouveau Roman.
Les romans antérieurs de Simon jouaient déjà avec les paramètres conventionnels du récit, comme la chronologie ou le point de vue. Dans Le Vent, le roman annonce d’entrée de jeu que l’action est déjà terminée – sans pour autant dévoiler le dénouement final. Au lieu de donner l’illusion au lecteur que l’histoire s’écrit sous ses yeux, il s’agira de la reconstituer à partir d’éléments disparates et douteux, les témoins « n’ayant eu des événements qui s’étaient déroulés depuis sept mois, comme chacun, comme leurs propres héros, leurs propres acteurs, que cette connaissance fragmentaire, incomplète, faite d’une addition de brèves images, elles-mêmes incomplètement appréhendées par la vision, de paroles, elles-mêmes mal saisies, de sensations, elles-mêmes mal définies, et tout cela vague, plein de trous, de vides […] ». Si les thématiques abordées dans l’histoire sont « balzaciennes », la démarche d’écriture est, quant à elle, foncièrement anti-réaliste puisqu’on rappelle sans cesse au lecteur qu’il a affaire à un récit.
Simon conteste aussi le statut traditionnel du narrateur, extérieur à l’histoire racontée et omniscient, donc infaillible dans sa manière de narrer les faits. Reconstituée sur la base de témoignages multiples, l’histoire s’ouvre à divers points de vue, tantôt concordants, tantôt contradictoires. Elle démontre en pratique que l’exhaustivité et l’univocité sont, lorsque l’on raconte quelque chose, inatteignables. Cette réflexion interne au récit sur ses propres conditions de possibilité sera constante chez Simon. Il faut y voir aussi une interrogation sur les pouvoirs du langage, au-delà de la seule mise en question de certaines structures verbales particulières, comme le récit ou la description. La dimension constamment métalittéraire du roman simonien, c’est-à-dire sa portée autoréflexive, l’inscrit de plein droit dans cette « ère du soupçon » caractérisant l’après-guerre et analysée par Nathalie Sarraute.
L’ordre et le désordre
Fidèle à une pratique que l’on retrouve dans la plupart de ses romans, Simon fait précéder Le Vent d’une épigraphe, qu’il emprunte ici au poète Paul Valéry : « Deux dangers ne cessent de menacer le monde : l’ordre et le désordre ». Tirée de La Crise de l’esprit, la citation renvoie d’abord au contexte de la méditation valéryenne. Le poète, en 1919, s’interroge sur l’avenir de la civilisation occidentale après quatre années d’une guerre terriblement meurtrière. En 1957, le regard de Simon est lui aussi influencé par la guerre récente. Pour lui aussi, le mythe du progrès s’est effondré, et avec lui la croyance en un « ordre » de l’Histoire. Ainsi, l’Histoire n’est plus qu’une série « d’avenues » chaotiques « où semblaient passer les cortèges de visages guerriers […], indifférents, sur le fond verdoyant et fertile des pays conquis ».
S’est aussi effondrée la foi en un « ordre » occidental fondé sur la raison, des valeurs morales, une communauté de peuples ou de religions. C’est dans cette perspective par exemple qu’il faut repérer la référence discrète aux camps nazis (« Buchenwald »), produit monstrueux d’une rationalisation de la mise à mort. La citation de Valéry est ambiguë : si la Seconde Guerre mondiale et la Shoah apparaissent comme des désordres de l’Histoire, elles sont aussi, d’un autre point de vue, des protocoles industriels parfaitement ordonnés pour accomplir une tuerie de masse. Tout se passe comme si, par une ruse perverse, l’Histoire alimentait son propre chaos au feu de la raison humaine, et de sa volonté d’ordre.
Comme dans tous ses romans, Simon choisit une épigraphe susceptible d’être lue de plusieurs manières, invitant le lecteur à multiplier les points de vue sur l’histoire narrée. En plus de doter le roman d’une portée pour ainsi dire « philosophique », l’épigraphe joue aussi un rôle de mise en abyme, puisqu’elle révèle les principes directeurs de l’écriture. Tentée par le désordre pour restituer le trouble des personnages, l’incertitude de leurs perceptions et de leur mémoire, l’écriture est menacée de finir en « barbouillage dépourvu de toute signification ». Encore lui faut-il conjurer le danger inverse d’une mise en ordre parfaite du matériau romanesque, pour obtenir que « par la magie de quelques lignes tronquées, incomplètes, la vie repren[ne] sa superbe et altière indépendance, redevien[ne] ce foisonnement désordonné sans commencement ni fin, ni ordre ».
Repères
- Le Vent. Tentative de restitution d’un retable baroque. Paris : Minuit, 1957, 241 p.
- Réédition Paris : Minuit (Double), 2013, 320 p.
- Repris dans les Œuvres, 1. Édition établie par Alastair B. Duncan, avec la collaboration de Jean H. Duffy. Paris : Gallimard, février 2006. (Bibliothèque de la Pléiade ; 522)
Articles
- BJURSTRÖM (Carl Gustaf), « Lecture de Claude Simon : Le Vent ». Critique, 414, novembre 1981, p. 1151-1166
- Lectures du Vent : Aude MICHARD, « Visages de l’idiotie dans Le Vent de Claude Simon » et Jean-Pierre DAUMARD, « La mélancolie. Le Vent ». Cahiers Claude Simon, 5, 2009
- HOUPPERMANS (Sjef) Notice sur Le Vent. Dictionnaire Claude Simon, tome II, sous la direction de Michel BERTRAND. Paris : Honoré Champion, 2013, p. 605-611
- JULIEN (Anne-Yvonne) « Ordre septentrional et désordre méditerranéen dans Le Vent. Éléments d’une scénographie tragique », Relations étrangères. Cahiers Claude Simon, 18, 2024, p. 149-162
Chapitres d’ouvrages
- ALBERS (Irène), Claude Simon moments photographiques, Presses universitaires du Septentrion, 2007. Dans le chapitre « Désintégration et traumatisme “Mémoires de l’œil” : la photographie comme métaphore de la perception et du souvenir chez Claude Simon », "Le souvenir d’un photographe et le problème de la narrativité : Le Vent" ».
- CALLE-GRUBER (Mireille), Une vie à écrire, Seuil, 2011, p. 201 à 220.
- SYKES (Stuart), « 1957. Le vent, ou le simulacre de l’ordre ». Les Romans de Claude Simon. Paris : Éditions de Minuit, 1979, p. 25 à 41.
[1] Voir aussi le résumé chapitre par chapitre de Gilles Bellec
[2] Claude Simon, « J’ai essayé la peinture, la révolution, puis l’écriture », entretien avec Claire Paulhan, Les Nouvelles, 15 mars 1984, p. 42-45. Propos recueillis le 20 février 1984.
[3] Ibid.
[4] Claude Mauriac, L’Alittérature contemporaine. Paris, Albin Michel, 1969, p. 291.