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Marie Hartmann. « L’Acacia ». Dictionnaire Claude Simon. Textes réunis par Michel Bertrand. Paris : Honoré Champion, 2013, tome 2, p. 521-526.
Paru en 1989, L’Acacia constitue un tournant dans l’œuvre de Claude Simon. Plus étroitement corrélée à un fonds biographique, elle explore les liens entre récit et mémoire.
Le roman s’ouvre sur une scène d’un pathétisme poignant : une veuve accompagnée de deux sœurs et d’un enfant, parcourt les paysages dévastés par la guerre de 1914, à la recherche d’une tombe. Comme toute ouverture romanesque, ce premier chapitre présente les personnages centraux, annonce les thèmes développés et condense les éléments d’une poétique spécifique. Sobrement intitulé « 1919 », il est le premier d’une suite de douze dont les titres parfois identiques sont tous des dates liées aux deux guerres mondiales. Présentées sans ordre chronologique, elles exposent le dérèglement des temps que provoquent les guerres. À l’origine du roman, ce trouble a la forme d’une absence, celle de la tombe de l’époux, du frère et du père des différents protagonistes. La quête effrénée de l’épouse possède un aspect tragique : elle renouvelle le thème antique du mort sans sépulture et impose également celui du deuil impossible. Elle confère au roman son registre dominant, un pathétique qui va s’atténuant.
Cette première scène indique encore que la filiation relève d’une recherche. Et, comme le donne à voir la splendeur nourrie de références littéraires de cette ouverture, elle apparaît comme une composition. L’Acacia se présente ainsi non comme une reconstitution mais telle une recréation de la généalogie du romancier, personnage-enfant, puis protagoniste-adulte de son histoire réinventée. Le choix de la troisième personne du singulier pour présenter cette fresque généalogique souligne le processus de mise en fiction de son parcours biographique. Partant des traces laissées par ses parents, il élabore un roman qui conserve la mémoire des disparus. Il prend la forme non d’un tombeau mais d’un album composite qui, de moments en moments, restitue leurs présences et rappelle leurs vies. En contre-point de leur histoire, le romancier compose la sienne.
L’Acacia comporte une violente dénonciation des entreprises de mise à mort stupide, terrifiante et répétitive qu’ont été les guerres mondiales du XXe siècle. Elles sont décrites comme des moments d’abolition de tout sens, entendu comme signification et comme direction. Le cavalier d’abord réserviste puis brigadier, qui est l’enfant du début du roman, décrit sur le registre de l’humour noir, l’imbécillité mortifère de la seconde guerre par le biais d’une analogie avec « la battue », à la fois « farce et hallali » où il joue le rôle de gibier (p. 348) [1]. Dans ce monde absurde, il fait l’expérience d’une dissolution de tous les repères, au sens propre comme au sens figuré : « […] ce constat peu à peu conforté au cours de ces six jours qu’il n’y avait nulle part où fuir, aucun salut à espérer où que ce soit ni de qui que ce soit […] » (p. 241). Le temps est « une notion dénuée de sens » (p. 240) et le personnage s’enfonce dans « un monde où la nuit n’aurait jamais de fin » (p. 199). Toute conscience se dilue en confusion (p. 89). Les hommes apparaissent alors comme des automates pris dans une fuite éperdue (p. 88). Ils sont réduits à une dimension animale ou ne sont plus que des fantômes amalgamés dans l’anonyme du « on » (p. 34). Ils sont
défaits, dans tous les sens du terme, […] comme si l’invisible nœud qui retenait tant bien que mal assemblé ce contradictoire magma de passions, de désirs, de contraintes, de brutalité, de tendresse, de terreurs, de fierté, de convoitises et de calculs qui constitue toute créature humaine avait tout à coup cédé. (p. 45-46).
La guerre entraîne des hommes vidés dans une errance sans destination autre que la mort.
Le choix des titres de chapitres, qui sont des dates au sein desquelles dominent celles de 1914 et de 1940, souligne qu’à l’ordre des temps défaits par les guerres s’est substituée une série sans cesse recommencée d’anéantissements. Le roman rappelle la violence destructrice de guerres qui, en moins d’un mois d’intervalle, tuent non seulement deux des trois membres de la famille qui se sont engagés (p. 142) mais encore tout le régiment du père. Il conserve la mémoire de cette démesure, comme le montre le décompte macabre des seules deux journées du 24 et du 27 août 1914 :
Parvenu le 22 août au village de Jamoigne-les-Belles, en Belgique, le régiment perdit dans la seule journée du 24, onze officiers et cinq cent quarante-six hommes sur un effectif total de quarante-quatre officiers et trois mille hommes. Après s’être replié pendant les journées du 25 et du 26, il reçut l’ordre de se déployer à la lisière de la forêt de Jaulnay où, au cours du combat qu’il livra le 27, les pertes s’élevèrent à neuf officiers et cinq cent cinquante-deux hommes. (p. 56)
Dans une phrase dont l’ampleur vise, sinon à reproduire, du moins à faire ressentir au lecteur l’étendue du massacre, il montre la répétition de cette hécatombe vingt-cinq ans plus tard. Elle s’étend de la page 36 à la page 48, ponctuée simplement par des exclamatives et des points de suspension, et le narrateur de constater : « […] tous, les uns après les autres, déversés, engloutis, disparus sans laisser de traces, rayés des tableaux d’effectifs […] » (p. 39) Comparant guerres et catastrophes naturelles, il insiste encore avec mélancolie, sur la fatalité répétitive de ces processus de destruction totale : « comme si rien ne devait subsister, ni les corps […] ni les lieux » (p. 312). Et il reprend ce motif du désastre notamment en développant la métaphore de l’eau : devenues torrents, les rivières en crue emportent tout sur leur passage. Sous une autre forme, c’est la pluie continue qui tombe sur les hommes (cf. pp : 19, 24, 60, 237, 238, 242, 247, 252.)
Le roman met également en accusation la morgue désinvolte avec laquelle les militaires envoient les hommes à la mort : « […] tous, des chefs d’état-major aux fonctionnaires des centres mobilisateurs cochant leurs listes, les avaient jetés là avec la désinvolture d’un joueur éparpillant sur le tapis vert une liasse de billets sans se soucier des numéros ou des bandes qu’ils recouvrent […] » (p. 37). Il fait remonter cet état d’esprit à Napoléon Ier (p. 175). Mais le récit vise particulièrement les militaires de la seconde guerre mondiale qui y associent l’incurie, l’impréparation, quand ce n’est pas de surcroît, l’erreur stratégique totale. Le colonel potentiellement fou, que suit le brigadier sur une route des Flandres représente ce type de personnage. Il a jeté son régiment dans une embuscade (p. 289) et, comme tous les autres chefs, ne sait pas que les soldats sont en train de suivre une colonne allemande au lieu de s’en éloigner. Lui, pour vérifier son « invulnérabilité », se dirige vers eux dans une posture de provocation suicidaire (p. 323). De même, le chef d’état-major des armées, le général Gamelin, qui a donné « (l’ordre de les envoyer en rase campagne et montés sur des chevaux à la rencontre de chars d’assaut ou d’avions) […] » (p. 37) ; les a « précipités dans quelque chose qui ne ressemblait à rien de ce à quoi ils (et sans doute avec eux le chef de rayon) avaient pu s’attendre […] » (p. 38). Le constat est violent, à la mesure de « l’absolu désespoir » (p. 23) que provoquent ces militaires.
Non-sens, morts en masse, le monde en guerre est en effet un monde « endeuillé » (p. 200). Le roman donne à entendre la peine. Celle des foules assemblées sur les quais d’où partent les réservistes demeure même dans l’oreille du brigadier longtemps après qu’elle s’est tue : « (la verrière bleuissante et froide sous laquelle semblait flotter, suspendue dans le vide, comme une inaudible et dérisoire protestation, une inaudible rumeur de sanglots et d’adieux […]) (p. 362). Il souligne en particulier « l’inapaisable détresse » (p. 24) des femmes de la famille dont, pour la plus ancienne, le visage se transforme en « masque d’affliction fait […] de larmes de cire solidifiées » (p. 207). La veuve elle, demeure comme morte au monde (p. 212). Comme il l’avait déjà fait dans La Route des Flandres, dans ce roman Claude Simon transpose l’œuvre de mort qu’est la guerre. Il fait entendre et voir la désolation. Il fait ressentir le fracas et le désordre par un travail sur la typographie et la syntaxe. La confusion de l’Histoire en impose une autre, celle de la défaite :
[il s’agit des mots dans les journaux] comme si, en même temps que les règles de la syntaxe qui leur assignait un ordre pour ainsi dire de bienséante et rassurante immunité, les autres (les autres mots : ceux dont ils étaient habituellement entourés) avaient subitement perdu toute raison d’être, la syntaxe expulsée elle aussi (p. 161).
L’écriture figure les heurts et les fuites dans des séquences caractérisées par de longues phrases débouchant l’une sur l’autre par le biais des deux points, dans un dévalement haché de moments en moments par l’insertion de tirets ou de parenthèses elles-mêmes amples, redoublées, s’enchâssant. La fuite hébétée du brigadier après l’embuscade allemande est par exemple décrite sans aucun point du dernier quart de la page 98 à la fin du chapitre page 105. Les nombreuses virgules rendent la lenteur de cette fuite et séparent les multiples sensations perçues par celui qui est réduit à la vigilance animale. La scansion de la phrase répond ainsi à celle de la guerre qui suscite cette vision hachée :
percevant (ouïe, vue) comme des fragments qui se succèdent, se remplacent, se démasquent, s’entrechoquent, tournoyants : flancs de chevaux, bottes, sabots, croupes, chutes, fragments de cris, de bruits, l’air, l’espace, comme fragmentés, hachés eux-mêmes en minuscules parcelles, déchiquetés […] (p. 90).
L’enchaînement des deux points marque, lui, la multiplicité des hypothèses faites par le personnage conduit à multiplier les « comme si » pour tenter d’appréhender ce monde confus :
comme si d’un bout à l’autre de l’Europe la terre obscure était en train de trembler sous les innombrables convois emportés dans la nuit, […] : comme si les pleurs, les visages baignés de larmes, se détournant, abandonnant les gares, avaient reflué, d’abord en mornes cohues, puis se séparant, se divisant, se ramifiant à la façon d’un fleuve qui remonterait vers ses sources (p. 170).
La métaphore reprise suggère qu’à l’origine de l’eau, il y a peut-être toutes ces larmes qui refluent.
À d’autres moments, le rythme des phrases fait sentir le morcellement du monde. La fin du monde d’avant 1914 est marquée par l’utilisation de phrases courtes et répétitives, débouchant pour finir sur les irrépressibles larmes de la mère du brigadier :
Maintenant elle peut voir l’ombre de la cheminée et des ponts supérieurs s’étendre sur le quai. […] Elle peut sentir une poussée contre son coude et elle élève la main. Elle peut distinguer les visages usés des deux femmes en vêtements sombres qui font des signes avec leurs mouchoirs. […] Elle continue à agiter la main. Elle essaie de sourire. Elle pleure. (p. 150)
L’Acacia transpose le désastre produit par les guerres. Il s’étend même parfois jusqu’à trouer, interrompre la parole : « On dit en ville que le capitaine… (et dans le fracas des vagues déferlantes, des cris discordants des mouettes, elles n’eurent pas besoin d’entendre le nom, le savaient déjà, avaient déjà compris la suite :)… a été tué ! » (p. 212). Les parenthèses ici miment l’interruption de la parole tandis que les points de suspension figurent paradoxalement cette mort et l’impossibilité de la dire.
Mais le texte ne se limite pas à cette transposition mimétique d’un monde en larmes. Ce serait faire le jeu de ceux pour qui l’existence de l’homme est une parenthèse. À l’effacement de toute trace mémorielle, à la disparition définitive de ceux qui ont été « rayés des listes » (p. 39) ou ont été réduits à l’état de fantômes anonymes, il oppose la puissance de l’invention. L’insertion récurrente de la formule adverbiale déjà mentionnée, « comme si », marque l’importance de la projection fictive comme forme de résistance à l’annihilation par le temps historique. Par opposition, dans le temps de la fiction, le père disparu devient un personnage dont le roman retrace « l’aventure » (p. 62). Son histoire, celle d’une lignée de paysans de montagnes cherchant à échapper à leur état, fait contraste avec les récits légendaires de sa mort. Multipliant les « sans doute » et les « peut-être » qui affichent la part de création, le narrateur souligne la détermination de cette famille à sortir de sa condition sociale précaire (p. 63) Les descriptions de photographies et de cartes postales servent en particulier de supports récurrents à des rappels de la vie du père et de la mère du brigadier dont la présence perdure ainsi par-delà la mort. Comme le souligne Barthes, « La Photographie ne dit pas (forcément) ce qui n’est plus, mais seulement à coup sûr, ce qui a été. » [2] La reprise itérative des traits distinctifs du père (« moustache relevée en crocs », « yeux couleur de faïence ») (p. 79, 124, 213), tels que les ont conservés les images le représentant, est une façon de maintenir la mémoire de son existence. Si chaque image ne conserve du temps qu’un instant qui perdure grâce à elle mais dont elle signale simultanément la disparition, la multiplication de celles-ci permet pourtant de donner au père comme une prolongation d’existence [3] dans la remémoration de ses traits et le souvenir de leur évolution : « […] une docile apparence de collégien studieux, […] » (p. 79) puis : « revêtu d’un costume civil sans élégance, au pantalon rentré dans des bottes de garde-chasse » (p. 131). Et, alors que l’on soigne sa mère, l’enfant regarde :
Sur le mur, à la droite du lit dont les draps sont à présent remontés, se trouve un agrandissement photographique sépia encadré d’une large moulure de bois brun. Dans un halo dégradé, on peut voir le visage d’un homme à la barbe carrée, aux moustaches en crocs, au regard hardi et gai, surmonté d’un képi galonné à la coiffe souple (p. 331).
Liés dans la mort, les parents le sont aussi dans la vie. Le narrateur imagine leurs amours dans une île exotique, décrit leur photo de mariage : « lui dans son uniforme aux lourdes épaulettes à franges d’or, elle dans une robe toute entière de dentelles » (p. 133). En outre, alors que les deux familles viennent de milieux sociaux très éloignés et de lignées qui se sont opposées dans l’Histoire (« […] d’un côté l’arrière-petit neveu de l’insoumis, du paysan qui était resté caché quatre ans dans un grenier à foin ou des huttes de forêt pour échapper aux pourvoyeurs de l’ogre mangeur d’hommes, de l’autre l’arrière-petite fille du général d’Empire » (p. 127) ; il rend hommage à leur patience : « comment évaluer quelle persévérance, quelle obstination ils durent tous deux mettre en œuvre » (Ibid). Il salue leur capacité à s’inventer une histoire commune dont il explore les traces et tisse les liens.
Ces images énumérées et décrites indiquent que toute filiation et toute identité est une recherche orientée par une conception du temps que précise l’épigraphe : « Time present and time past/ Are both perharps present in time future, / And time future contained in time past. » (p. 7) L’idée d’un emboîtement des temps et non de son chaos répétitif troué par la mort et par l’absence, ouvre la possibilité au personnage d’une recréation de son histoire nourrie par cette mémoire du passé, mais qui la dépasse. D’où l’image choisie comme titre : celle d’un arbre enraciné en effet dans le sol ancien mais qui s’élève au-dessus de la maison. Outre les images, cette mémoire s’appuie sur des récits rapportés par les deux sœurs qui sont les tantes de l’enfant, par deux cousines ou par d’autres témoins. Mais le narrateur marque sa distance à l’endroit de ces récits, en particulier, celui héroïsé, de la mort du père :
Rien donc n’assure que [les combattants ennemis] le trouvèrent bien ainsi, c’est-à-dire comme on le raconta plus tard à la veuve, toujours adossé à cet arbre comme un chevalier médiéval ou un colonel d’Empire (il n’est pas jusqu’à l’expression stéréotypée de la balle “reçue en plein front” qui ne rende la chose incertaine), et non pas, comme il est plus probable, sous la forme imprécise qu’offre au regard ces tas informes [..] (p. 327).
Dans cette version, en tant que nouveau « colonel d’Empire », le père se trouve intégré dans la mythologie familiale de la mère et réduit à une image archaïque, redoublée par le rapprochement avec « un chevalier médiéval », ce qui oblitère la réalité de sa présence. Or le texte rend compte, mais en même temps conteste le fait que l’histoire d’un parcours dans le temps s’écrive à partir de stéréotypes répétitifs.
Le roman restitue la trace d’un vécu raccordé à la « réalité » par des liens sociaux et familiaux mais qui l’excède, d’autant plus que cette « réalité » est constituée pour une part comme un roman archaïque. Le récit travaille ces légendes familiales et ces clichés anciens en mettant en place un système de rapprochements et de déplacements grâce auquel, en plus de l’histoire des parents, s’écrit celle de l’enfant. Il met en valeur notamment l’apparent destin commun du père et du fils : le second est mobilisé, vingt-cinq ans plus tard, à la date anniversaire de la mort du premier. Comme lui, il est pourvu de cette « plaque en laiton » (p. 229) qui servait à l’identification posthume des soldats et qu’on renvoya à la veuve « en même temps que les jumelles et une citation du mort à l’ordre de l’armée suivie peu après par l’attribution de la croix de la Légion d’honneur décernée à titre posthume. » (p. 325) L’alternance des quatre premiers chapitres présentant la quête de la tombe, l’embuscade dans laquelle le fils est pris, celle où meurt le père, puis à nouveau celle du fils, conforte ce parallélisme. Mais le fils ne meurt pas. À cet écart primordial, s’en ajoutent d’autres. L’ogre napoléonien qui domine l’histoire parentale puisque même le père, pourtant issu d’une famille qui lui a résisté, se trouve, par un ultime avatar, assimilé à un « colonel de l’Empire », est pour le fils, une « ogresse » (p. 243) et c’est l’Histoire. Au monde du conte s’oppose le récit du travail de destruction opéré par celle qui est aussi décrite comme une « herse gigantesque » (p. 19).
En plus du conte, le roman familial est doté d’une trame mythologique. Tel Zeus, le père est décrit comme celui qui a séduit « une paresseuse génisse » (p. 209), même s’il a emmené sa femme hors d’Europe. En outre, au-delà de ses traits distinctifs, si régulièrement répétés qu’on pourrait les qualifier d’épithètes homériques, la présence du père est souvent rappelée par la mention d’un objet, « un nécessaire à fumeurs en émail » (p. 54) qui figure un magnifique et dérisoire bouclier d’Achille. Les deux tantes, elles, s’inscrivent dans ce schéma ancien par leurs prénoms occultés mais commentés :
la plus jeune (ou plutôt la moins vieille quoiqu’en fait elle ne le fût pas tellement, en dépit de son visage raviné qui semblait comme un burlesque et cruel démenti à son nom de déesse, comme le visage d’homme à la forte mâchoire et aux yeux chassieux de sa sœur semblait aussi un facétieux démenti au nom d’impératrice ou de fastueuse courtisane qu’elle portait) (p. 18-19).
La première scène du roman présente encore cette histoire à la manière d’un drame antique, sur le modèle d’Antigone. Mais la trajectoire du fils ne s’inscrit pas dans cette filiation héroïque. Et, ce faisant, elle met en cause cette représentation de l’Histoire. Lui n’a pas vécu le fracas glorieux d’une Iliade mais l’absurdité d’un jeu de massacres. À la fin de ce qui n’est pas une Odyssée, mais une fuite, il rencontre en effet une « Circé » (p. 367). C’est une fille dans une maison close. Et, s’il se retrouve dans un « îlot préservé » (p. 207), il ne rejoint pas Pénélope, mais ses deux tantes.
Réactualisant le final du Temps retrouvé, L’Acacia se clôt sur l’évocation du brigadier réformé assis « à sa table devant une feuille de papier blanc », tandis qu’au dehors bruissent les feuilles de l’arbre du même nom (p. 380). Cette scène n’est pas une fin : elle constitue au contraire une invitation à relire le roman, en comprenant que l’identité du sujet se définit et se construit dans l’écriture. Le récit illustre une définition du roman conforme à celle que Claude Simon proposait déjà en préface à Orion aveugle : « [il] ne racontera pas l’histoire exemplaire de quelque héros ou héroïne mais cette autre histoire qu’est l’aventure singulière du narrateur qui ne cesse de chercher, découvrant à tâtons le monde dans et par l’écriture. » [4] L’écriture travaille le matériel d’une mémoire, objets, images et récits conservés, y compris ceux de Claude Simon, puisque, comme on l’a souvent noté, cette scène finale est une variante de l’ouverture d’Histoire. L’écriture relie ces traces, compose et conserve ainsi cette mémoire de l’histoire familiale que l’Histoire aurait pu anéantir, ce pourquoi les deux romans renvoient l’un à l’autre. Elle manifeste simultanément l’écart singulier de celui qui advient avec elle en se créant une histoire distincte de celle que guerres et romans familiaux auraient pu lui tracer.
Marie Hartmann