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Gilles Bellec
dimanche 13 juin 2021, par
Merci Alastair et à l’Association (ALCS) de m’avoir incité à réfléchir à ma pratique de lecteur de Claude Simon et aux raisons de mon admiration.
Ensuite je lirai le début de la course de chevaux de la Route des Flandres.
1) (Ingénieur, sans formation littéraire, je n’ai pas de réels souvenirs de mes lectures d’enfance. À 15 ans, Jean Christophe de Romain Rolland, lu au fin fond d’un internat de jésuites en Allemagne, a été ma première lecture marquante, puis, vers mes 20 ans, Proust, au moment de passer les concours scientifiques.)
Il y a une vingtaine d’années, bien après l’attribution du prix Nobel et sans aucun préjugé, j’ai lu la Route des Flandres. Lecture exigeante. On perd pied, on avance, on se raccroche au fil du texte. On s’accroche grâce à la force du style mais surtout au fond. La guerre, les chevaux. J’y reviendrai.
Puis, un peu au hasard, j’ai fini par presque tout lire. Sans méthode. De façon cursive ou en pointillé, parfois la nuit au cours d’une insomnie.
Depuis, Claude Simon et Proust sont les deux seuls auteurs qu’il m’arrive de lire en ouvrant une page au hasard.
Pendant le confinement, j’ai enchaîné des lectures du XIXeme siècle mais Claude Simon n’est jamais loin et j’ai relu la Route des Flandres.
Dans Claude Simon, comme dans Tintin, on croit retrouver les mêmes personnages d’un livre à l’autre. Mais, en fait, les configurations changent, ce sont les situations qui ont valeur générale : la guerre, la faim, le froid, la fatigue.
Claude Simon n’accroche pas son lecteur en immergeant des personnages dans un milieu social ou familial comme le sont le père Goriot, ou la duchesse de Guermantes. Les personnages de Claude Simon sont à la fois intemporels et plongés dans l’ Histoire, souvent la guerre celle de 14/18 , de 39/45, ou l’épopée Napoléonienne.
À chaque fois, ces archétypes, comme la mère, les tantes, l’oncle, le soldat mobilisé, le prisonnier dans un camp, sont pilotés dans leur for intérieur par des tensions créées par des pôles, l’Honneur, l’argent, le sexe ; et ils rencontrent les circonstances : la nature, le froid, le vent et bien sûr la guerre, la mort. Ces personnages-situations nous touchent alors directement.
2) Pour moi, dans Claude Simon, tout n’est pas égal. J’y vois parfois des exercices de style littéraire, un peu comme des gammes de musiciens ou des « études » de compositeurs (par exemple Leçon de choses).
Car l’essentiel repose sur les expériences vécues par l’écrivain et qui résonnent avec l’Histoire.
Quand la puissance d’évocation coïncide avec le fond, Claude Simon fait remonter chez moi des souvenirs fondés sur des expériences personnelles, comme la mémoire de la guerre, l’absence de père et les chevaux.
La guerre. Comme pour Claude Simon et des millions de français, les guerres du XXeme siècle retentissent dans mon histoire familiale, avec un grand-père mort en 1916 dans la Somme et une maison familiale bombardée en Normandie en 1944. La recherche des traces du père sur le champ de bataille par la mère et les tantes en1918 m’a beaucoup touché.
L’absence du père, héros décédé, crée un vide dans la construction des valeurs chez CS. J’y vois l’origine d’un caractère plus orienté par les valeurs de l’honneur que celles de l’argent. C’est une hypothèse qui me parle. Mystère.
Et les chevaux me rappellent de nombreux souvenirs d’enfance et de jeunesse.
En homme de cheval, Claude Simon maîtrise tous les codes, celui des jockeys, des propriétaires ou des entraîneurs.
Avec le cheval, Claude Simon retrouve l’univers du père par la guerre et celui de la mère par l’honneur aristocratique.
3) J’introduis maintenant le passage de la Route des Flandres que je lirai ensuite.
Dans la course de chevaux, la puissance d’évocation s’appuie sur une prose éblouissante, qui immerge le lecteur dans les situations. On y trouve tout, la beauté du spectacle, la précision du geste du cavalier et aussi un creuset des tensions entre l’honneur, l’argent et le sexe.
Dans le wagon des prisonniers ou la chambrée, le vocabulaire est cru. « garce » ou jument se confondent et les expressions à connotation sexuelle abondent dans le discours d’Iglesia à la fois jockey/aide de camp de Reixach/ amant occasionnel de Corinne. On dit souvent que le cavalier fait corps avec sa monture. Pourquoi ne pas penser qu’ici faire gagner la garce, c’est faire jouir la femme ? La question de l’argent du pari, joué gagnant ou placé, renforce cette interprétation. De Reixach exerce son droit, prend la place du jockey Iglesia et décide au dernier moment de participer à une course dangereuse en montant son propre cheval en qualité de gentleman rider, seul amateur en compétition avec des cavaliers professionnels. Il met sa vie en jeu pour récupérer la première place auprès de Corinne. Plus tard, le capitaine que l’on imagine « en avant, calme et droit » selon l’étiquette du cavalier, marchera sabre au clair face au tireur embusqué. La recherche de l’honneur se fracasse sur la réalité, celle de la guerre.
Lecture du début de la course dans la Route des Flandres (Minuit, 1960, p. 163-166)
« Iglésia (maintenant il était lancé, parlait sans s’arrêter, lentement, mais d’une façon continue, patiente, et, semblait-il, comme pour lui-même, non pour eux [...] Corinne continuant un moment encore à le dévisager, toujours sans rien dire, avec ce même implacable mépris, et à la fin haussant brusquement les épaules, ses deux seins bougeants, frémissants, sous le léger tissu de la robe, toute sa jeune, dure et insolente chair exhalant quelque chose d’impitoyable, de violent et aussi d’enfantin, c’est-à-dire cette totale absence de sens moral ou de charité dont sont seulement capables les enfants, cette candide cruauté inhérente à la nature même de l’enfance (l’orgueilleux, l’impétueux et irresponsable bouillonnement de la vie), disant froidement : « S’il est aussi capable de la faire gagner que vous, je me demande pourquoi on vous paie ? »
– Gilles Bellec est membre du conseil d’administration de l’Association des Lecteurs de Claude Simon.