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Georgette Pastiaux-Thiriat
dimanche 29 novembre 2015, par
Donner à voir…
Quelques images dans ma mémoire
Comme beaucoup d’autres lecteurs, je suis entrée dans Claude Simon par La Route des Flandres.
Si j’essaye de rappeler ces souvenirs lointains, la rencontre ne fut ni immédiate, ni facile : texte compact, troublante question : qui parle ? Hoquets de la chronologie, prolifération des histoires qui s’enchevêtrent, etc.
Mais l’évidence était là : ce livre était un monument aux multiples entrées secrètes, la création d’une forme romanesque originale et d’une forêt d’images et de métaphores, qui donnent à voir et se gravent dans la mémoire. J’eus le sentiment que je n’avais pas « tout compris », mais que la vision des quatre cavaliers de l’Apocalypse, qui résumait le tragique, l’absurdité et la violence de ce dont on parlait, la guerre, allait m’accompagner toute ma vie et rejoindrait la longue théorie des images littéraires qui ont pour moi une force de vérité telle que je deviens moi-même un personnage-spectateur de la scène.
J’ai lu La Route des Flandres longtemps après sa parution (dans les années 70-80) et je ne me rappelle plus ce qui m’avait amenée à lire ce roman. Puis j’ai lu Le Palace sans bien comprendre, j’ignorais tout de la biographie de l’auteur. Je pense que j’étais rebutée par le Nouveau Roman et que cela explique le peu d’intérêt pour Claude Simon qui était censé en faire partie. Puis est arrivé Les Géorgiques. Ce fut un éblouissement. Cette fois, j’étais « accrochée », il fallait prendre cette œuvre au sérieux et dans sa totalité, tout en sachant qu’elle ne se laisserait pas épuiser. L’Acacia éclaira à la fois les thèmes sans cesse repris et le projet esthétique. J’étais définitivement séduite par le souffle, le rythme des longues phrases, comme des plongées dans la mémoire des sensations. Par quels moyens littéraires cette expérience personnelle pouvait-elle toucher si profondément ? Je me plongeai alors dans la documentation critique et les analyses universitaires : je lisais des choses très savantes et je découvrais ainsi que cet auteur dont on parlait si peu en France était étudié en Europe et au-delà, et qu’il avait suscité une impressionnante masse de commentaires. En même temps je relisais de près des textes de C. Simon, je me suis même appliquée à faire, pour mon propre plaisir, une étude comparée des occurrences et de leurs variantes dans les différents ouvrages du récit des cavaliers marchant à la mort sur la route inondée de soleil…
Les années qui ont suivi m’ont offert des repères et des béquilles pour faciliter la marche dans cette forêt magique : ce furent des rencontres (Robbe-Grillet dans un colloque à Beyrouth m’a tendu une perche en comparant les participes présents de Claude Simon à des îles sur la mer), une spécialiste de Claude Simon, pleine de finesse et d’enthousiasme et qui avait soutenu une thèse sur lui, est devenue mon amie et nous avons travaillé ensemble ; puis je découvris l’association des lecteurs de Claude Simon. que je remercie de s’être ouverte avec bienveillance aux non-spécialistes.
En 1999, un grave accident de santé qui m’a fait côtoyer la mort pendant plusieurs semaines fut l’occasion de bilans et de retour à l’essentiel. La littérature en faisait partie et, faute de pouvoir remercier Proust, Flaubert ou Madame de La Fayette, c’est à Claude Simon que je me suis adressée, transgressant ainsi un principe que je professais jusqu’alors : seul compte le texte, l’œuvre sans l’homme. A ma grande surprise l’homme-auteur, malgré le grand âge, la maladie et le travail, me répondit, j’en suis toujours émue.
Le compagnonnage avec les textes, la relecture de ceux que je connais me donne désormais plus de plaisir que la découverte. Les images qui se lèvent, extraordinaire pouvoir des mots, sont plus vives, plus prégnantes. Elles forment une sorte de corpus dans lequel on peut puiser des sensations, un sens toujours à creuser (« Comment savoir ? »), et une certaine confiance dans la vérité de la littérature. A travers les femmes et l’enfant errant dans la neige à la recherche d’une tombe, la mort en rose qui s’avance sous la forme d’un lever de soleil sur la route bordée d’arbres, ou d’une jeune fille sortant du métro, la mère-oiseau de proie dans sa chaise longue au jardin, le brinquebalement du tramway d’un bord de la vie à l’autre, la femme obèse qui monte péniblement l’escalier, et tant d’autres images qui s’imposent, tragiques ou mystérieuses, il me semble que je comprends un peu mieux la mélancolie.
Georgette Pastiaux-Thiriat