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Évocation du mas des Aloès. Jean-Yves Laurichesse
dimanche 24 février 2019, par
Ces photographies mises en regard d’extraits du Tramway n’illustrent pas le roman de Claude Simon, qui crée ses propres images, inégalables. Elles relatent une visite sur les lieux qui l’ont inspiré, le mas des Aloès ou mas Carcassonne, le 15 septembre 2007, avec pour guide Philippe Carcassonne, que je remercie vivement de m’avoir offert la chance de contempler, avant leur vente et leur transformation complète quelques années plus tard, ces lieux émouvants, et la possibilité d’en fixer la mémoire visible.
J.-Y. Laurichesse
Le mas des Aloès, carte postale ancienne
« Une quinzaine de kilomètres séparaient la plage de la ville à travers un paysage légèrement bosselé aux pentes recouvertes de vignes, le trajet jalonné (sur la droite en venant de la mer) d’opulentes résidences dont les bâtiments datant du siècle précédent, espacés de deux ou trois kilomètres et plus ou moins cachés par les arbres de leurs parcs, offraient comme un inventaire de ce que la vanité de fortunes récemment acquises ou consolidées avait pu inspirer à leurs propriétaires ainsi qu’aux architectes qui se pliaient à leurs désirs (ou même les devançaient) à une époque où les ambitions d’une classe provinciale aisée et d’un niveau culturel moyen (s’inspirant parfois de décors médiévaux ou orientalistes d’opéras vus à Paris au cours de quelque voyage de noce) proposaient aux regards un éventail d’architectures (tours couronnées de gracieux balustres de terre cuite ou, au contraire, massives, carrées et vaguement sarrasines), d’où goût parfois discutable mais, dans l’ensemble, plaisantes, sans ostentation trop gênante (sauf l’une d’entre elles, plus récente), aux noms désuets (comme leurs meubles Louis-Philippe ou Napoléon III) et d’une naïve fraîcheur, tels “Miraflores” ou, simplement, “Les Aloès”. » (p. 14-15)
Le portail
« Dans des vasques de terre cuite, deux aloès nains aux feuilles bordées de jaune couronnaient les montants du portail à l’entrée de l’allée pénétrant dans les jardins où, en septembre, à l’époque des vendanges, stagnait aurait-on dit en permanence entre les lauriers dans l’air immobile la fine poussière blanchâtre soulevée par l’auto de quelque visiteur – ou simplement (la sécheresse était telle) les sabots des lourds percherons et les roues cerclées de fer des charrettes. » (p. 141)
Les vendanges
« Suivant l’allée bordée de lauriers qui séparait les deux jardins, l’attelage pénétrait dans la vaste cour et venait se ranger de façon que la charrette se trouve immédiatement au-dessus de l’ouverture pratiquée dans le mur de la cave à hauteur du plancher couvrant le haut des foudres (remplacés plus tard par des cuves en ciment), chacun d’une contenance d’environ deux cents hectos. Le premier cheval était alors détaché et avançait légèrement pour que l’on puisse accrocher à son harnais une longue chaîne qui, passant dans une poulie au-dessus de l’ouverture de la cave, laissait pendre à son autre bout, au niveau de la charrette, une pièce de fer en forme de porte-manteau terminée à chaque extrémité par deux anneaux qu’un homme passait dans les poignées des comportes, après quoi il criait “Amoun !” (En haut !) et le cheval, avançant de quelques mètres le long du mur, tirait sur la chaîne qui dans un bruit métallique de crécelle élevait la comporte jusqu’au niveau de l’ouverture de la cave où, s’en saisissant habilement, deux hommes l’attiraient sur le plancher, l’un des deux criant alors “Abaïl !” (En bas !), le cheval reculant jusqu’à son point de départ et l’espèce de porte-manteau redescendant libéré jusqu’au niveau de la charrette. » (p. 96-97)
L’aile gauche
« […] vestibule où, pour moi, semblait toujours suspendue, mêlée à la permanente senteur de moisi, un peu de cette indéfinissable odeur de sueur et de fatigue qu’exhalaient les corps des cinq ou six hommes qui, à la fin de chaque semaine, le soir, s’y tenaient en silence, fantomatiques, attendant la paie que leur comptait le mari de ma tante dans ce bureau ouvrant sur le vestibule […]. » (p. 130)
« […] soirées consacrées à la musique où l’une ou l’autre de mes cousines ou cousins accompagnés au piano par ma tante chantait quelques-unes de ces mélodies Schubert Chausson Duparc, que l’aîné de mes cousins qui avait été étudiant à Krefeld chantait en allemand Meine Vater ! Meine Vater !… chaque appel souligné par de sourdes roulades du piano dans les basses suggérant les grondements d’un orage […]. » (p. 70)
L’aile droite
« […] cette pièce ou plutôt ce salon de l’aile droite qui communiquait de plain-pied avec le jardin par deux portes-fenêtres et qu’on avait aménagé pour elle comme une chambre pour pouvoir la sortir facilement couchée sur sa liseuse […] » (p. 68-69)
« Maintenant je dormais dans la chambre exactement au-dessus qui faisait l’angle de l’aile droite de l’ensemble des bâtiments […] et pour aller de l’aile gauche à l’aile droite il fallait que je traverse les jardins en abritant du vent noir la flamme de la bougie menaçant à chaque instant de s’éteindre puis tirant vers moi la porte grillagée protégeant des moustiques […] puis pénétrant dans l’entrée obscure puis montant l’escalier obscur et tournant tapissé si je me souviens bien d’un vilain papier aux rayures verticales vert olive et grenat imitation peluche encadrées de minces filets d’or puis traversant le palier pavé de tomettes jusqu’à la porte de ma chambre […]. » (p. 70-71)
« et, les jours de vent, comme si quelqu’un essayait de le forcer, le rêche raclement contre le grillage de la fenêtre de l’extrémité d’une branche du dernier de la rangée de ces arbres un peu sinistres, moitié cyprès, moitié cèdres, qui, le long du mur d’enceinte, abritaient le jardin. » (p. 10)
La terrasse
« Une impénétrable et luxuriante végétations d’aloès et de figuiers de Barbarie poussant aux flancs de la colline au-dessous de la terrasse qui longeait l’aile gauche des bâtiments en protégeait l’accès et, à travers les hautes tiges des aloès qui balançaient leurs candélabres, l’horizon là-bas fermé d’une barre bleue sur laquelle, certains jours, apparaissaient et disparaissaient de petites taches blanches qui faisaient décréter sans appel par ma tante que la mer était trop grosse pour qu’on aille se baigner et que l’on n’irait pas à la plage. La seule distraction qui restait alors était de descendre au tennis que les “grands” nous abandonnaient aux heures les plus chaudes de l’après-midi et où je persuadais ma petite cousine de venir jouer contre moi […]. » (p. 128-129)
Le court de tennis
« Court que la mari de ma tante avait fait aménager en entamant fortement le flanc de la colline […], un des côtés du court aménagé […] en une sorte de petit salon de verdure comprenant un kiosque à quatre piliers de maçonnerie, une pompe au long bras articulé, un banc de ciment et quelques fauteuils pliants adossés à l’une de ces opulentes touffes de longues herbes formant comme une ample crinoline au centre de quoi jaillissaient les tiges rigides de deux ou trois de ces “plumeaux” à la consistance cotonneuse et blanche qui, à l’occasion d’une photographie avait été utilisé pour la composition d’un de ces tableaux vivants dont on était alors friand […]. » (p. 135-136)
Le bassin
« Comme si quelque chose de plus que l’été n’en finissait pas d’agoniser dans l’étouffante immobilité de l’air où semblait toujours flotter ce voile en suspension qu’aucun souffle d’air ne chassait, s’affalant lentement, recouvrant d’un uniforme linceul les lauriers touffus, les gazons brûlés par le soleil, les iris fanés et le bassin d’eau croupie sous une impalpable couche de cendres, l’impalpable et protecteur brouillard de la mémoire. » (p. 141)
Textes : © Claude Simon, Le Tramway, Éditions de Minuit, 2001.
Photographies : © Jean-Yves Laurichesse.