Association des Lecteurs de Claude Simon

Accueil > Lectures et études > Articles > Duffy, Jean. « Claude Simon, Merleau-Ponty et la perception » (1992)

Duffy, Jean. « Claude Simon, Merleau-Ponty et la perception » (1992)

dimanche 22 avril 2012, par Christine Genin

Plan

Texte

Référence(s)

  • Jean Duffy. « Claude Simon, Merleau-Ponty and perception ». French Studies : A Quartely Review, 46, janvier 1992, p. 33-52
  • Traduction de Michèle Touret : « Claude Simon, Merleau-Ponty et la perception ». p. 91-114 dans Lectures de La Route des Flandres. Textes réunis par Francine Dugast-Portes et Michèle Touret. Rennes : Presses Universitaires de Rennes, 1997, 186 p.

Le débat critique au sujet du Nouveau Roman a été, comme Celia Britton l’a montré [1], longtemps séparé en deux tendances, celle des lectures phénoménologiques et celles des analyses structuralistes. L’influence croissante de la théorie structuraliste et la prolifération des études structuralistes du Nouveau Roman [2] a eu pour effet que les recherches phénoménologiques ont été de plus en plus considérées comme démodées, chargées de pensée humaniste et à l’écart des activités génératives de la production textuelle. À la suite, les analyses post-structuralistes et déconstructivistes, leur sophistication et les indéniables éclairages qu’elles apportèrent sur la dimension intertextuelle et psychanalytique du Nouveau Roman, ont donné ce qui a semblé le coup de grâce aux analyses phénoménologiques [3]. Je m’efforcerai ici, puisque les œuvres de Robbe-Grillet et de Butor ont été considérées avec précision et cohérence du point de vue de la phénoménologie [4], de mener un étude de ce genre sur les romans de Claude Simon, étude qui était rejetée auparavant, avant qu’on ait pu se demander quelle était sa validité. Le rejet était le résultat de deux facteurs : tout d’abord le relatif manque de rigueur des premières approches phénoménologiques de Claude Simon [5], ensuite l’impressionnante masse rassemblée par les études plus cohérentes fondées sur la linguistique. J’ai l’intention dans cet article de tenter de cerner quelques étapes critiques et, sans refuser le riche apport des vues de la critique récente, d’examiner plus précisément l’arrière-plan commun à la théorie de la perception de Merleau-Ponty et à la fiction de Claude Simon.

Inévitablement, une telle analyse commence en rappelant la fascination que les œuvres de Simon exerçaient sur Merleau-Ponty et les exemples qu’il leur empruntait pour illustrer ses cours. Il est regrettable que seules quelques brèves notations et une lettre à Simon aient été publiées [6]. Heureusement une analyse serrée des recoupements entre Phénoménologie de la perception [7] de Merleau-Ponty et les fictions de Simon nous permet non seulement de comprendre après coup l’intérêt de Merleau-Ponty pour Simon mais aussi d’apprécier la cohérence de l’analyse de la perception chez Claude Simon. Dans un précédent article, j’avais montré comment l’œuvre de Simon, dans les années cinquante-soixante, subvertissait les indices traditionnels de la psychologie par des descriptions approximatives, par la prolifération des hypothèses, l’hyperbole, la surinterprétation, et les indications graphiques par opposition aux commentaires informatifs des gestes [8]. Pourtant cet assaut contre le behaviourisme traditionnel du roman et ses arrière-plan spécifiques, les états mentaux et émotifs impossibles à classer ne distinguent pas ses écrits eux-mêmes des entreprises mimé-tiques qu’il est si pressé de condamner dans ses entretiens. Considérer l’œuvre de Simon dans le contexte d’une perspective phénoménologique plus large nous permet de concilier son relativisme psychologique et ses descriptions d’une extrême finesse en vue d’une interprétation plus cohérente et de mieux comprendre comment il s’éloigne lui-même des premières fictions psychologiques et behaviouristes.

C’est dans Phénoménologie de la perception que Merleau-Ponty développe le plus complètement ses théories sur la perception ; il tente d’y décrire notre expérience première et vivante du monde comme elle se donne avant toute connaissance scientifique et toute interprétation [9]. Il rejette à la fois l’empirisme, pour ses choix d’atomisation et ses échecs à rendre compte en termes généraux des modèles structuraux de notre expérience, et le rationalisme parce qu’il sépare la conscience du monde ; il propose une perspective existentielle qui permet d’établir des liens dialectiques entre le sujet et le monde et qui reconnaît la nature de la conscience, essentiellement liée à la situation et à la vie du corps. Empruntant à Husserl la notion d’intentionnalité, Merleau-Ponty affirme que toute conscience est conscience de quelque chose et est dirigée vers le monde. Sa phénoménologie de la perception va plus loin en cherchant à découvrir l’intentionnalité opératoire ou pré-réflexive, les liens anteprédicatifs qui soustendent notre être au monde [10]. L’examen de cette relation première et intentionnelle entre l’homme et le monde se fait grâce à des réductions phénoménologiques, méthode que Husserl a proposée le premier et qui consiste à mettre en suspens tous les préconçus, tant quotidiens que scientifiques, au sujet de la « réalité ». L’attitude naturelle, celle de la vie quotidienne est « mise entre parenthèses » et examinée dans une perspective philosophique ou transcendantale qui permet de comprendre le dialogue essentiel entre la conscience et le monde.

Les difficultés pour appréhender l’intentionnalité opératoire sont évidemment aiguës. La description précise des expériences préréflexives, telles que l’articulation spatiale, le mouvement, la perception du temps, la sensation et la sexualité, est une voie d’approche. L’analyse des cas pathologiques, dans lesquels les conditions normales de l’être-au-monde sont suspendues et l’intentionnalité opératoire affaiblie, permet des recherches plus poussées. Enfin, la littérature et l’art, bien que La Phénoménologie de la perception n’y fasse que de brèves allusions, sont considérés comme des médiations qui offrent des moyens complémentaires pour des réductions phénoménologiques :

La vraie philosophie est de rapprendre à voir le monde, et en ce sens une histoire racontée peut signifier le monde avec autant de « profondeur » qu’un traité de philosophie... [La phénoménologie] est laborieuse comme l’œuvre de Balzac, celle de Proust, celle de Valéry, celle de Cézanne, - par le même genre d’attention et d’étonnement, par la même exigence de conscience, par la même volonté de saisir le sens du monde ou de l’histoire à l’état naissant. (PP XVI)

Dans « Le Roman et la métaphysique », Merleau-Ponty insiste sur les caractéristiques et l’objet communs de la littérature et de la philosophie :

Dès lors la tâche de la littérature et celle de la philosophie ne peuvent plus être séparées. Quand il s’agit de faire parler l’expérience du monde et de montrer comment la conscience s’échappe dans le monde, on ne peut plus se flatter de parvenir à une transparence parfaite de l’expression. L’expression philosophique assume les mêmes ambiguïtés que l’expression littéraire, si le monde est fait de telle sorte qu’il ne puisse être exprimé que dans des « histoires » et comme montré du doigt. On ne verra plus seulement paraître des modes d’expression hybrides, mais le roman et le théâtre seront de part en part métaphysiques, même s’ils n’emploient pas un seul mot philosophique. [11]

L’accent que Simon lui-même met sur l’importance du monde de la subjectivité interpersonnelle nous donne une des clés des plus essentielles pour comprendre sa conception des relations entre la réalité et la représentation. Une comparaison entre deux passages de deux entretiens, faits à des époques éloignées, est instructive :

S’il semblerait, à première vue, logique, pour un écrivain, de fixer ses pensées ou ses idées dans des essais, des maximes, des aphorismes et ses émotions ou ses sentiments dans des poèmes, des notations [...] un souci plus poussé d’exactitude amène à se demander ce qu’est sinon le néant, la pensée « pure » dissociée d’avec le support matériel qui l’a suscitée [...] il semble alors que seul le roman (c’est-à-dire la description de personnes dans certaines situations -étant entendu que celles-ci ne sont pas seulement psychologiques ou sociales mais aussi physiques : assis, debout, dans une pièce...) soit capable de permettre cet incessant va-et-vient, ce perpétuel échange entre la matière et la pensée, sans lequel l’écrivain court le danger de voir son esprit fonctionner dans le vide. [12]

Le stimulus de tout écrivain, c’est la connaissance qu’il peut avoir du monde... Par exemple, le fameux tapis des Mille et une nuits : il a bien fallu que le conteur ait vu un jour d’une part un tapis, d’autre part des objets volants (des feuilles emportées par le vent ou des oiseaux...) [...] Tout ce qu’on peut écrire, c’est non pas le monde extérieur mais sa projection en nous [...] Je disais autrefois : il est possible de reconstituer à partir de choses vécues, senties. Aujourd’hui après avoir réfléchi, je ne pense plus qu’on puisse ’reconstituer’ quoi que que ce soit. Ce que l’on constitue, c’est un texte et ce texte ne correspond qu’à une seule chose : à ce qui se passe dans l’écrivain au moment où il écrit. [13]

Mis à part le déplacement de l’intérêt du référentiel vers le textuel, et considérés ensemble, ces deux passages donnent un résumé admirablement succinct de la conception de Simon, qui évolue, mais reste cohérente, concernant les relations entre la perception et la représentation. Car pour Simon, il ne peut y avoir d’exacte peinture du monde qui aurait quelque validité indépendamment de la perception subjective de l’écrivain : la notion de représentation ne peut exister dans un vide perceptif. Corrélativement, l’esprit humain n’est pas une fonction perceptive pure. Il est indissociable des données matérielles qui mettent les pensées en branle ; de ce fait, c’est la forme romanesque, plus concrète et qui, de façon moderne, introduit une relativité, qui peut le mieux saisir cette inscription dans une situation. En bref, dans la mesure où les romans de Simon gardent une dimension référentielle intrinsèque, ils se caractérisent non par un effort peu gratifiant vers plus de réalisme, mais aussi par la manière de rendre compte d’un Lebenswelt particulier d’un point de vue phénoménologique [14]. Sous ce jour, et considéré comme une étude phénoménologique des conditions de la perception et des relations entre le sujet et le monde, le mariage du point de vue subjectif et de la description méticuleuse dans les œuvres de Claude Simon devient non seulement possible mais inévitable.

La manière dont Simon relativise les concepts traditionnels de comportement et de personnage dans le roman est semblable à la première démarche de Merleau-Ponty s’en prenant à la psychologie classique dans Phénoménologie de la perception. C’est en partie la mise en suspens des préjugés qui combat l’ancienne vision du monde. Paradoxalement, c’est au moment d’une polémique avec Sartre que Simon, définissant ce qu’il admire chez Robbe-Grillet, le fait en des termes qui rappellent étrangement la position de réduction de la phénoménologie :

Cet acharnement austère [.. .] à découvrir enfin (dans le sens littéral du mot) un univers tangible, mesurable, lavé nettoyé des vieux mythes qui chloroforment l’humanité, traduit autrement que bien des déballages indécents, déclamatoires et larmoyants d’états d’âmes torturés, l’angoisse de l’homme moderne dans son monde incohérent.
 [15]

Ailleurs, il décrit ses propres intentions comme une « constante et perpétuelle contestation » [16]. En bref, la charge de Simon contre le behaviourisme du roman traditionnel est une sorte d’épuration épistémologique qui accompagne nécessairement toute tentative de renouveler la vision du monde.

Pour toutes ces raisons, l’intérêt de Claude Simon ne naît pas de convictions philosophiques affirmées et systématiques. De même, il réagit vivement au cours des interviews quand on essaye de l’entraîner dans une discussion philosophique, il est, avant tout, par formation, un peintre et non un philosophe [17]. En plusieurs occasions, il a attribué sa vive attention aux détails à une grave atteinte de tuberculose qui l’a tenu alité pendant cinq mois, et à une approche de la mort durant la débâcle [18]. Les situations qu’il décrit dans ces interviews sont des expériences cruciales, dans lesquelles la nature paradoxale de l’existence humaine apparaît très clairement, libérée de toute détermination artificielle - ainsi Simon a très nettement eu conscience d’être un « sujet dans un corps ». Sa faiblesse physique évidente a accru sa conscience des impressions sensorielles et le jeu de forces extérieures sur son corps, et a orienté son attention vers le caractère à la fois précaire et précieux de sa propre existence et vers le sens de son identité [19]. En outre, la passivité forcée et le confinement dûs à la maladie ont desserré les liens de l’intentionnalité pratique qui l’aveuglaient, en lui proposant des objets et des actes plus ambitieux, pour faire l’expérience de la vie.

La coïncidence, en situation de danger, d’un conscience accrue de l’expérience et du sentiment de sa fragilité, tel est le paradoxe sur lequel l’œuvre de Simon se fonde. Sans cesse, Simon explore les facteurs qui, dans certaines conditions extrêmes, sous-tendent le sentiment de notre identité et en même temps accentuent notre expérience d’être dans le monde. Bien que la force de ce paradoxe dépende de la façon dont les œuvres de Simon en abordent tous les aspects simultanément, pour des raisons de clarté, j’en observerai les ramifications séparément et à tour de rôle.

La situation traumatique

C’est dans les passages qui prennent leur origine dans son expérience de la guerre que les questions sur la dissolution de l’identité viennent au premier plan. Dans cette situation, l’arc intentionnel [20] qui normalement unifie et oriente la multitude des sensations dont nous sommes le siège à tous moments, se détend et le point de gravité que nous appelons notre identité est détruit [21]. Ainsi dans La Route des Flandres, les déplacements apparemment arbitraires du point de vue narratif de la troisième à la première personne et inversement, peuvent s’expliquer par le sentiment d’une dispersion de la personne, effet d’un changement dans l’équilibre des relations du corps avec le monde, et par la violence de l’impact de la réalité extérieure sur nos sens. Georges, étourdi par l’éclatement d’un obus et ivre, ne reconnaît pas son reflet dans le miroir et contemple les mouvements de ses propres membres avec un détachement étonné (p. 207). En fin de compte, la guerre pour Simon n’est pas tant la combinaison, intéressante d’un point de vue sociologique, de forces et de circonstances qui produisent l’événement historique que la soudaine disparition des plus fondamentales coordonnées grâce auxquelles nous structurons nos vies et nous agissons dans le monde.

Simon formule la conscience de cet originel état de la perception qui précède l’élaboration de l’ego de manière typiquement idiosyncrasique et intuitive. Pourtant, une comparaison éclairante peut se faire entre un passage de La Corde raide, qui évoque son sens de la dislocation, et un autre, de Merleau-Ponty dans Phénoménologie de la perception, qui décrit la structure de la perception sensorielle originelle.

Réveillé, je regarde dans la glace. une figure végétale, végétale comme un tronc d’arbre, un idiot, un train. Est végétal tout ce qui pousse au hasard dans les plaines ou les villes de pierre tout ce qui vient et puis s’en va. Je pense à toutes les choses qui arrivent et qui disparaissent, qui ont un commencement et une fin à une heure bien déterminée et qui ne pensent pas par elles-mêmes. Il y a le commencement et la fin d’un homme, d’une guerre, d’une machine à écrire, d’une fourmi. Une ville, un tableau, un caillou, le ciel, l’eau, vous n’en finirez jamais ça n’a ni queue ni tête, ni droite ni gauche et ça pense. (CR p. 170) [22]

Toute perception a lieu dans une atmosphère de généralité et se donne à nous comme anonyme. Je ne peux pas dire que je vois le bleu du ciel au sens où je dis que je comprends un livre ou encore que je décide de consacrer ma vie aux mathématiques. Ma perception, même vue de l’intérieur, exprime une situation donnée : je vois du bleu parce que je suis sensible aux couleurs [...] De sorte que, si je voulais traduire exactement l’expérience perceptive, je devrais dire qu’on perçoit en moi et non pas que je perçois. Toute sensation comporte un germe de rêve ou de dépersonnalisation comme nous l’éprouvons par cette sorte de stupeur où elle nous met quand nous
vivons vraiment à son niveau. (PP 249)

Dans La Corde raide, Simon rompt la distinction classique entre l’homme et l’univers, et suggère une nouvelle polarisation qui traverse la première. Il identifie les aspects éternels ou du moins durables du monde à une sorte de conscience a-personnelle mais concrète et située, qu’il distingue de ce qu’il appelle le végétal, qui sont les instances éphémères, finies et individuelles de la vie. Nous reviendrons plus tard sur l’intérêt de Simon pour cette subjectivité étrangement anonyme. En même temps notons que, si la « philosophie » de Simon est naïve et non systématique, cette notion d’une Gestalt impersonnelle et pourtant subjective, souterraine et préexistant à la thématisation du monde dans les termes propres à l’état fini de l’homme, garantit la comparaison avec la notion de Merleau-Ponty de « vrai cogito » (PP 342) [23]. Ce « cogito tacite » (PP 462) est mieux traduit par des expressions impersonnelles telles que : « il y a conscience de quelque chose, quelque chose se montre, il y a phénomène » (PP 342). Ceci donne une autre définition des relations entre la conscience et l’existence que celle qu’impliquait le cogito cartésien, qui n’est que l’expression secondaire d’une expérience plus fondamentale. Pour Merleau-Ponty, mon existence n’est pas entièrement comprise dans la conscience que j’en ai ; une conscience incarnée fait plutôt retour dans l’existence (PP 439). Vue sous ce jour, la sensation de dispersion chez les personnages de Simon peut faire partie d’une recherche pour créer les conditions d’un état perceptif originel et préréflexif qui précède la constitution de l’ego.

Dans Le Tricheur, Gauthier essaie d’opérer une sorte de « réduction » en régressant du contrôle de la conscience vers les impressions sensorielles, et en allant jusqu’à provoquer sa chute de bicyclette. Cette tentative, cependant, est déterminée par un désir bivalent : l’ambition de transcender les limites de son ego dans une diffusion héroïque à la manière d’Empédocle et le désir d’échapper aux responsabilités individuelles. À cette étape, Simon est encore soucieux de discussions morales au sujet de la responsabilité et Gauthier est condamné à l’échec. Néanmoins son expérience pathétique attire vraiment l’attention sur la précarité de notre sens de l’identité personnelle, et anticipe sur bien des développements de Simon. La proximité de la mort estompe les contours de l’individualité, tout en laissant intact un niveau plus élémentaire de l’existence où les perceptions demeurent subjectives mais transpersonnelles :

Il peinait un peu pour hisser sa géante masse de chair et d’os [...] son corps. Sans ombre maintenant, reflet de son être inscrit dans le corps de la terre. Mais non, elle était toujours là ; seulement elle avait cessé d’avoir des limites. Tout en continuant d’être. Et peut-être la mort était-ce seulement cela. Si tout simplement on se répandait...
Il pouvait sentir leur sueur et aussi deviner la fatigue de leurs membres...
Je.
Il sentait ses reins fatigués, leurs reins fourbus. (p. 93)

Le pronom de la première personne se révèle sans significations substantielles, intrinsèques, mais est un embrayeur indéfini, un outil linguistique arbitraire devenu naturel et investi d’une personnalité substantielle.

L’ouverture de l’œuvre suivante de Claude Simon, La Corde raide
adopte le ton d’un inventaire semi-autobiographique et propose dès le
début un accueil de la sensation qui annonce à la fois le début de Histoire et rappelle celui de À la Recherche du temps perdu. Les différences que Simon fait entre les sensations diverses au réveil dans des chambres d’hôtel étrangères rappellent également Proust. Le relâchement du sens de l’urgence chez le voyageur, associé aux intentions et aux activités humaines, développe une ouverture des sens et conduit Simon à transcender la situation immédiate. Au moment de La Corde raide, toute notion d’irresponsabilité morale associée au loisir et au développement des sensations a disparu, et Simon se sent libre de goûter les impressions qui le pénètrent (p. 187). En tout cas, dans le contraste entre l’attention aux sensations de la part de l’homme alité et le brouhaha de la vie autour de lui, il y a une légère note d’exigence morale qui élève ce relâchement au niveau d’un idéal (p. 105). Ce dernier passage trouve son écho dans Gulliver, dans la description de Max, las du monde, qui reste étendu des heures à écouter les corvées quotidiennes de tous les autres habitants de son immeuble (p. 248-51). Les deux passages montrent un certain sens implicite de la supériorité dans la prise de conscience à l’écart de la vanitas des activités d’autrui, sur qui pour en finir, comme sur tous, plane la mort. En fait, à cette période, il y a encore, dans les œuvres de Simon, des aspirations à l’affirmation et à l’intellectualisation, que, dans les entretiens postérieurs, il atténuera [24].

Sans aucun doute, dans les œuvres des années soixante et dans ses œuvres récentes, la dissolution de l’ego dans des conditions de trauma est décrite avec plus d’acuité et sans aucune prétention. Par exemple, à la page 244 de La Route des Flandres les préoccupations de Georges, quand, avec Iglésia, il regarde passer les Allemands du fond d’un trou, sont réduites à une aspiration physique à la dissolution et à l’identification avec la « matrice originelle » de la terre. Dans le même roman, l’aspect d’envers de l’érotisme que prend la force primitive du conflit est comme responsable d’une sensation de dispersion de la personne, et souffle à Georges de chercher à maintenir cette infinie sensation d’oubli, (p. 269), alors que dans l’acte sexuel lui-même (p. 292) le sens de son identité s’évanouit quand il prend conscience du caractère très relatif de l’expérience pourtant intime et proche de sa rencontre avec Corinne, et quand il s’identifie aux forces animales et premières. Dans L’Acacia, les facultés intellectuelles et réflexives du soldat démobilisé cèdent aisément devant l’instinct sexuel, abdication qui ramène même ses capacités physiques à des sensations manuelles :

comme si tout à coup toutes ses facultés l’abandonnaient, se retiraient ou plutôt se concentraient dans une seule, comme s’il n’était plus qu’une main, une paume, des doigts, remontant, sentant sous eux la soie des cuisses, les muscles. (A, p. 368)

Le Palace se centre sur le problème de « l’altérité » et de soi, et sur la tentative de rassembler par le souvenir une expérience personnelle et celle des autres. Ceci mène à reconnaître que l’individuel est plus qu’une combinaison particulière d’expériences communes de la réalité contingente :

pouvant les entendre. (c’est-à-dire, si, comme on l’affirme un homme est constitué par la somme de ses expériences, pouvant entendre cette partie de lui-même qui avait la forme d’un Américain dégingandé [...] en train de dialoguer avec cette autre partie de lui-même qui avait la forme d’un type chauve [...] tous les deux se tenant dans cette partie de lui-même qui avait la forme d’une petite place du vieux quartier [...] (p. 156).

Notre sentiment d’être unique est mis au défi quand nos ruminations à propos des pensées des autres deviennent obsédantes et combattent nos préoccupations de survie. Ainsi dans Le Palace, le narrateur fait l’expérience d’une réduction jusqu’à l’insignifiance de son propre sens de l’identité, et une identification centrifuge avec son environnement, tant animé qu’inanimé (p. 221) Ce qui commence comme une tentative d’assimiler la réalité extérieure aboutit à une dispersion de la personne, bien que l’étudiant, ironiquement, ne s’en rende pas compte, et continue de vouloir s’approprier le monde par des moyens linguistiques, et croie jusqu’à la fin qu’il existe un ultime accès au passé, situation (la mort) où le comportement de l’Autre sera saisissable et conforme à ses souvenirs.

Histoire affirme à nouveau que ces forces de dissolution sont à double tranchant : d’abord, elles offrent un oubli rassurant, mais elles sont aussi une menace pour l’autonomie de l’être. Le roman restitue la tentative désespérée du narrateur pour atténuer, à travers une récapitulation, le sentiment de la dislocation de sa personne. (« Pensant : ne pas se dissoudre, s’en aller en morceaux. Où, Comment ? Récapitulation » (p. 89) ; en même temps la remémoration et le retour imaginaire vers l’oubli fœtal dans le giron sont dramatisés, avant que ne se mette en mouvement sa vie individuelle, limitée, dans laquelle un nombre fini d’expériences se sont accumulées et forment une concrétion qui est son ego. (p. 402) Plus loin, Simon accentue cette expérience de la dislocation quand la narrateur évoque la sensation de dissolution de son oncle et son ouverture aux impressions dans l’atelier d’un artiste (p. 301), et l’oncle rappelle à l’étudiant ce qu’avait dû être son (de l’étudiant) expérience en Espagne - tout cela à nouveau en termes d’identification avec l’environnement (p. 165-168). Le relâchement de l’arc intentionnel dans des moments de crise, de maladie (par ex. Les Corps conducteurs), dans les moments d’excitation érotique provoque une extension de l’horizon des expériences personnelles jusqu’au point où la conscience subjective s’identifie avec ses points d’appui dans le monde.

Synesthésie

L’expérience synesthésique est un autre facteur important de dissolution du sentiment de l’identité dans certaines circonstances. La synesthésie, par nature, constitue une extension de l’ouverture aux sensations qui amène à une perte de l’identité. Ceci apparaît clairement dans un long passage de La Corde raide qui évoque des sensations synesthésiques complexes et qui s’achève sur un paradoxe qui résume leur effet dissolvant sur l’ego :

Tout s’embrouille et s’interpénètre [...1 et ils jouent leur musique en arc en ciel acide sur ma table et des avions passent en grondant à travers ma tête... À cause de tout cela, je ne suis pas moi (p. 169-170).

Ici, un desserrement de la prise perceptive intentionnelle grâce à laquelle Simon est accoutumé de voir le monde, et, en même temps, la disponibilité passive à la sensation lui ouvre les vies de l’expérience synesthésique, qui est antérieure à la fois à la constitution de l’ego et à l’articulation des données perceptives simultanées dans le cadre des catégories sensorielles. Ou, selon les termes de Merleau-Ponty :

Dans cette attitude (la réduction phénoménologique) en même temps que le monde se pulvérise en qualités sensibles, l’unité naturelle du sujet percevant est brisée et j’en viens à m’ignorer comme sujet d’un champ visuel. Or, de même que, à l’intérieur de chaque sens, il faut retrouver l’unité naturelle, nous ferons apparaître une « couche originaire » du sentir qui est antérieure à la division des sens. (PP, 262).

Dans toute fiction de Simon nous rencontrons une large variété de références synesthésiques depuis la rapide, momentanément suggestive « peau qui sait, qui voit les scintillements » du Sacre du printemps (p. 36) jusqu’à La Bataille de Pharsale où la jalousie du narrateur est très largement stimulée par le paradoxe synesthésique de l’oreille qui voit, qui réunit, en produisant une fiction-hypothèse, le présent et une imagination qui dépasse le moment. Dans Leçon de choses (p. 171) le même motif sert à évoquer la sensation du rythme naturel qui est à la base de l’articulation temporelle de l’expérience.
L’indétermination de quelques impressions sensorielles met en évidence la nature sélective et brutale des catégories apparemment étanches qui filtrent l’expérience. Dans L’Herbe, la subordination apparente de toutes choses à l’ouïe dans le fait qu’on écoute aux portes, suggère, à certains moments d’attention particulièrement aiguë, un niveau instinctuel d’expérience sensorielle qui précède et anticipe la perception du son :

l’espèce de ahanement silencieux (et pourtant perceptible à travers la cloison : pas audible, perçu peut-être par autre chose que l’ouïe, un autre sens) (p. 175-76).

Inversement, rendre une impression complexe entraîne souvent la transgression des classifications conventionnelles du langage : par exemple les sons sont rendus en vifs termes plastiques :

les bruits du soir couleur de cendre entraient par la porte ouverte : la trompette s’était tue et tout s’apaisait, en vagues de plus en plus molles, leur écume morte encore bercée sur leurs dos, s’étirant en longues bavures marbrées (LT 105).

La division classique entre les sens et les facultés intellectuelles n’est pas non plus épargnée. Les vivantes images visuelles suggérées par les sons (par ex. Le Tricheur, p. 99) indiquent la distinction ténue entre les impressions sensitives et l’imagination, cependant que la vision de la « Bataille de San Romano » d’Ucello évoquée par le piétinement imaginaire des morts suggère l’interaction de l’imagination, des impressions sensorielles et de la mémoire culturelle des connaissances acquises (p. 93). Les relations entre nos diverses facultés perceptives et intellectuelles apparaissent fort peu stables, et la perspective synesthésique nous éclaire sur la manière dont nos impressions s’organisent selon une hiérarchie précaire en fonction des situations. Ainsi, la description des impressions de Bernard quand il entend Édith dans l’appareil téléphonique de son beau-père, à la page 224 du Sacre du printemps, suggère la priorité de la vision dans le travail de l’imagination. L’image visuelle l’emporte ici même quand la perception de cette conversation unilatérale est évidemment orale. Ce curieux phénomène peut être exprimé par une comparaison avec les sous-titres au cinéma. Autrement, dans un contexte érotique spécifique, c’est le toucher qui l’emporte dans un jeu de formes graphiques :

ses seins ovales remuaient sous l’étoffe légère du corsage, appelant la main à les palper, déjà pleine de leur dure lourdeur (LT, 99).

alors qu’en d’autres occasions le caractère vif et poussé des impressions visuelles conduit à une confusion spontanée des catégories sensorielles :

La lumière le frappant, soudain, brutalement (presque bruyamment, comme le contenu liquide et blafard d’un récipient lancé à la volée et qu’il aurait reçu de plein fouet) (P 173).

De telles transgressions des catégories et de tels enchaînements, avec des priorités mouvantes et des révélations sur le niveau de l’expérience pré-réflexive, impossible à affecter à des facteurs précis, représentent un défi radical aux classifications et aux hiérarchies de la psychologie positiviste et réaliste.

La tyrannie de l’impression sensorielle inadéquate

Merleau-Ponty remarque que la suspension des catégories et des hiérarchies auxquelles nous soumettons nos impressions s’accompagne souvent d’un relâchement de la perspective fonctionnelle sur les objets individuels de notre monde et d’une prédominance plus forte du détail incongru dans la perception de notre environnement. Une telle mise est suspens est constatée plus vivement dans les moments de crise, quand la perte du contrôle de la conscience sur le corps et sur l’environnement produit une hypersensibilité aux impressions que nous refoulerions en temps normal comme triviales et sans pertinence. Merleau-Ponty attire notre attention sur le fonctionnement pré-réflexif et irrépressible de nos sens, indépendant d’un trauma personnel de l’individu :

on peut dire que mon organisme, comme adhésion pré-personnelle à la forme générale du monde, comme existence anonyme et générale, joue, au-dessous de ma vie personnelle, le rôle d’un « complexe inné » [...] Pendant que je suis accablé par une deuil et tout à ma peine, déjà mes regards errent devant moi, ils s’intéressent sournoisement à quelque objet brillant, ils recommencent leur existence autonome.(PP 99-100).

Les romans de Simon illustrent bien cette tendance, même s’il distingue bien d’une part les réactions pendant un très grave danger physique et de l’autre les réactions qui suivent un danger physique et les états d’émotion intense. Dans L’Acacia, pendant l’embuscade où il échappe de peu à la mort, l’instinct de survie pré-réflexif du soldat de la deuxième guerre mondiale l’emporte, supprimant tout donnée sensorielle, obéissant aux exigences immédiates et physiques de la situation :

Il ne voit pas les infimes particules de diamant laissées par la rosée sur la partie du pré encore à l’ombre de la haie, il ne sent pas le parfum végétal et frais des brins d’herbe écrasés sous son poids, il ne sent pas non plus la puanteur qui s’exhale de son corps, de ses vêtements, de son linge raidi par la crasse, la sueur et la fatigue accumulées, il n’entend ni les chants d’oiseaux, ni les légers bruissements des feuillages dans l’air transparent, il ne voit ni les fleurs qui parsèment le pré, ni les jeunes pousses de la haie se balancer faiblement dans la brise du matin, il n’entend même plus les battements déréglés de son cœur et les vagues successives du sang dans ses oreilles. La seule chose qu’il perçoive [...] c’est le sourd bourdonnement à peine audible qui lui parvient sur sa droite (A 91-2).

Le danger physique potentiel et la menace de la mort semblent de même maintenir le soldat des Géorgiques dans un état d’alerte qui filtre la sensation en vue de la survie :

toute son attention concentrée maintenant non pas sur les deux portes, la fenêtre, un mouvement suspect, et pas non plus sur les choses qu’il prenait à peine le temps de mâcher sans en sentir le goût avant de déglutir, [...] (c’étaient seulement ses yeux, ses mâchoires, ses dents, sa langue, des muscles, la partie animale de lui-même qui fonctionnait, se tenait aussi prête à contracter son doigt sur la détente du pistolet, arracher son corps du banc, lui faire franchir la table d’un bond et le propulser à travers l’issue la plus proche : de simples réflexes, comme ceux qu’un animal possède déjà à la naissance, font qu’un chat ou un chien qu’on jette dans l’eau se mettent d’instinct à nager) (p. 426)

Dans le même roman, la mise en suspens de toute pensée et le maintien d’une « sorte de degré zéro de la pensée » est un pré-requis nécessaire à la survie de O. (p. 346).

Par contraste, les personnages qui subissent des traumas psychiques ou émotifs souffrent constamment de la facilité avec laquelle leur esprit ou leurs yeux s’égarent même à des moments extrêmement importants. Dans Le Palace, au paroxysme de la panique après la disparition de l’américain, la tentative de l’étudiant pour formuler des hypothèses ou pour dissiper sa propre nervosité est constamment mise en échec par la force des éléments les plus banals de son environnement - tel que le dessin sur le linoléum - qui pèse sur ses sens. De même, dans Histoire, à un des moments les plus cruciaux de la vie du narrateur - la séparation d’avec sa femme sur le quai d’une gare - son attention est distraite par des détails incongrus et sans logique, tels la mousse sur les bouteilles des soldats ivres, la large croupe d’une passagère qui tend, à le déchirer, son pantalon de soie chinoise (p. 365-66). Là, comme ailleurs, des traits visuels et des contours l’ont emporté sur les analyses possibles et sur la qualification des émotions, et ont teinté la thématisation de la situation des nuances du drame humain.

Cette force dans l’irruption du dessin suggère que, dans certaines conditions, les objets individuels peuvent commencer à revêtir une apparence déconcertante d’opacité et d’autonomie qui défie la croyance classique dans l’autorité de l’homme sur son environnement, et donc les bases mêmes de la distinction entre l’homme et le monde dans lequel il vit. À de telles occasions, Simon joue avec le statut paradoxal de l’objet comme un « en-soi-pour-nous », c’est-à-dire quelque chose qu’on ne peut concevoir que comme perçu par l’homme, mais qui, au même moment, jouit d’une certaine indépendance et opacité car on peut le concevoir comme existant dans un contexte où aucun être humain n’est là pour le percevoir immédiatement. Dans notre perspective anthropocentrique et fonctionnelle quotidienne concernant ces objets, nous avons tendance à oublier cette qualité intrinsèque de l’objet, que nous ne lui avons pas attribuée et que nous ne pouvons pas expliquer en termes d’utilité pour l’homme :

On ne peut [..] concevoir de chose perçue sans quelqu’un qui la perçoive. Mais encore est-il que la chose se présente à celui-même qui la perçoit comme chose en soi et qu’elle pose le problème d’un véritable en-soi-pour-nous. Nous ne nous en avisons pas d’ordinaire parce que notre perception, dans le contexte de nos occupations, se pose sur les choses juste assez pour retrouver leur présence familière et pas assez pour redécouvrir ce qui s’y cache d’inhumain. Mais la chose nous ignore, elle repose en soi. Nous le verrons si nous mettons en suspens nos occupations et portons sur elle une attention métaphysique et désintéressée. Elle est alors hostile et étrangère, elle n’est plus pour nous un interlocuteur, mais un Autre résolument silencieux, un Soi qui nous échappe autant que l’intimité d’une conscience étrangère. (PP 372)

Plusieurs fois, dans les romans de Simon, nous trouvons des références à des faits qui déclenchent des pensées au sujet d’objets ignorés qui poursuivent leur existence. Il attire notre attention sur leur étrange nature d’objets liés à une subjectivité humaine absente, mais qu’ils impliquent, en les décrivant sous l’angle d’une relation négative avec un conscience humaine dont l’attention est dirigée ailleurs. Par exemple, le fusil et la tache d’huile qu’il laisse sur la chaise, et qui grossit, passent tous deux inaperçus des quatre révolutionnaires qui regardent le cortège funéraire dans Le Palace (p. 102-103). Dans le même roman, ce sont les lettres dorées sur les tombes, qui se détachent et rouillent, disparaissant sans que personne ne les voie. (p. 105) Dans Triptyque, c’est la ligne de pêche balancée par le courant qui est délaissée par les deux garçons, plus intéressés par une fille qui se déshabille dans les buissons (p. 182). Les objets et leurs divers déplacements ou leur absence de déplacement, sont décrits dans leurs relations avec les hommes qui agissent sur eux, mais la conséquence n’en est pas une certaine « réification » qui ferait qu’ils continueraient leur existence alors que la subjectivité des individus ne s’y applique plus.

Cette opacité et cette indépendance peut prendre des proportions alarmantes quand le sens de l’autonomie et la confiance dans les capacités de contrôle des situations sont ébranlés. D’où la description méticuleuse, dans Le Palace, du journal qui, obstiné, continue à se déployer tout seul, sans respect pour les différentes façons dont l’étudiant le replie (p. 146-183). De même, dans Histoire, un moteur de voiture, vieux et hors d’usage, et- un robinet capricieux sont décrits avec des termes subjectifs chargés d’hostilité, de moquerie, de fureur et de gaieté (p. 291-92, 43-44). L’épigraphe de la troisième section de La Bataille de Pharsale, empruntée à Heidegger, jette une lumière vive sur la vision de Simon concernant les relations entre l’homme et les objets. Le mauvais fonctionnement ou le détraquement d’un outil ou d’un objet considérés comme essentiellement subordonnés aux intentions de l’homme met au jour le mensonge d’une affirmation anthropocentrique de la supériorité et nous avertit de la résistance des objets partiellement opaques, qui ne se laissent pas réduire par l’homme. C’est peut-être le clown de Triptyque qui résume le mieux l’extrême incapacité de l’homme à exercer son contrôle, dans un sens absolu, sur ce que superficiellement il prétend être une réalité inanimée (p. 107-09). C’est ainsi que la chaussure du clown se métamorphose, sur le plan imaginaire, en un chien incontrôlable. Par la transformation du banal, le clown recrée sous une forme supérieure les conditions dans lesquelles nos certitudes sont mises entre parenthèses et notre contrôle de la situation est interrogé par des aspects de notre Lebenswelt que nous pensons connaître.

Une autre forme, plus spectaculaire, de l’insolite, ce sont les constructions de grandes dimensions que l’homme fabrique mais qu’apparemment il a désertées. La description de la grande Muraille de Chine souligne le silence et l’absence de tout être humain visible (H p.131-32). On peut trouver un exemple semblable dans Les Corps conducteurs, dans la description imaginaire des bureaux de la ville abandonnée (p. 81). Simon a exploité pour ses traits saisissants le phénomène très répandu de la ville fantôme moderne, non pas avec une quelconque visée sociologique mais comme un exemple d’étrangeté et un cas où son existence pose à notre perception des questions philosophiques terrifiantes.

Le paysage désert et écarté lance un défi semblable à l’homme. La guerre, qui rompt les habitudes et les activités qui structurent la société, transforme l’absence en un vide terrifiant et rend sinistres les mesures stables de n’importe quel paysage :

la rue du village soudain vide, déserte : pas comme peut être vide ou déserte la rue d’un village un dimanche après-midi ou à l’heure des travaux des champs, mais ce désert, ce vide, cet aspect insolite, menaçant et solennel que présentent une rue, une colline, un pont, un simple boqueteau avant la bataille (A 55).

Le voyage, également, suspend les habitudes et offre de nouvelles perspectives sur l’environnement. Dans un bref, mais suggestif passage des Corps conducteurs, Simon montre une fine sensibilité aux effets dramatiques sur la perception que le voyage ou la découverte d’un lieu inhabité ou inconnu peut avoir. Ainsi, page 88, il recrée par l’imagination la première perspective qu’eurent les premiers explorateurs du Nouveau Monde. Il utilise des vues panoramiques du rivage prises d’avion pour faire voir le « spectacle insolite » des étendues inhabitées du globe, avec leurs variations inattendues et leur nudité terrifiante (p. 198), alors qu’une bien plus profonde impression se produit à la vue, soudain, du sommet intouché et spectral d’une montagne depuis le même avion (p. 40).

Le monde naturel, ainsi vu dans des conditions inhabituelles, nous oblige à sentir sa présence en dehors de nous. De même, à la fin de Triptyque, l’illumination artificielle dans les buissons, au cours de la recherche nocturne de l’enfant qu’on pense noyé, nous fait buter sur toute une gamme d’activités non humaines qui normalement passent inaperçues (p. 207-208). Ce passage n’est pas une description animiste qui nous montrerait l’éternel principe de renouvellement de la nature malgré la mort des individus humains : prioritairement il relève d’une perspective du regard loin de toute relation familière sur la réalité présente et suggère la grouillante multitude des choses qui vont leur cours sans qu’on les remarque.

L’absence de substance du passé, la réversibilité de la mémoire

L’intégrité du sujet percevant n’est pas mise au défi seulement par ce qui rompt l’équilibre des relations entre l’attention orientée de la subjectivité et le monde environnant. Même ces territoires de la réalité humaine qui semblent inatteignables par le doute - les expériences passées et la mémoire personnelle - se révèlent relatifs à un contexte, et se dissolvent dans l’incertitude sous certaines influences. Simon arrive à cette conclusion après examen de deux aspects spécifiques de la perception - le décalage [25] entre perception et intellection, et la nature partiale et intermittente de la perception.

On peut voir un exemple de ceci à la page 107 de La Route des Flandres, dans la description du fossé qui sépare la perception visuelle et le cheminement intellectuel des données auditives. Quand Georges enregistre les mimiques du soldat vêtu d’habits civils qui les aborde et les avertit, lui et Iglesia, son œil a le temps de saisir les lignes vives des mouvements, mais son esprit ne peut immédiatement associer tous les sons qu’il perçoit en une interprétation cohérente. De même dans Le Palace, la panique de l’étudiant précède et empêche la compréhension des événements (p. 203). Pourtant ce n’est pas seulement dans des situations d’extrême fatigue ou de danger que notre perception nous joue des tours. Chez Montés, par exemple, les intervalles entre perception et compréhension sont variables, de façon naturelle. (V 48,105,196).

Le décalage a des conséquences assez importantes sur la technique romanesque également. La majorité des romans de Simon dans la fin des années cinquante et dans les années soixante sont des interrogations rétrospectives du narrateur sur son passé. L’évocation de ce qu’il voit de l’arrière de la voiture quand elle roule avec fracas à travers la cité en révolution, dans Le Palace (p. 80-81) constitue une belle mise en abyme [26] pour la technique narrative du roman de cette période. Le seul roman de cette période qui ne soit pas entièrement rétrospectif est L’Herbe où il faut prendre une décision dans le présent et pour l’avenir (bien que ce soit à partir de facteurs étranges venus du passé). Là, par l’insertion de prolepses temporelles anormales en régime naturaliste [27], Simon attire notre attention sur notre compréhension inadéquate de ce qui nous arrive dans le présent (p. 114, 124, 126-27, 140, 155-56, 166). Cette compréhension inadéquate a des implications pleines de sens, nous le pensons, sur ces notions si cruciales pour notre sens de l’identité - libre volonté et détermination personnelle. Si nous sommes constamment cernés par le sentiment du temps qui s’accumule et incapables de comprendre ce qui nous arrive dans le présent immédiat, l’exercice de la volonté est entravé et le cours de la vie est déterminé par des facteurs qui nous sont étrangers. Bien plus, page 126, Simon définit le passage du temps, et la compréhension qu’il nous apporte non comme un gain pour notre personnalité et une stabilisation de notre identité, mais comme une perte d’innocence. Le passage du temps ne nous enrichit pas forcément et ne donne pas une substance à notre personnalité : la connaissance rétrospective permet de schématiser nos aspirations jusqu’à la caricature. Dans L’Herbe, Simon a mis au point une structure temporelle très ambivalente, dont les ambiguïtés contribuent à dépersonnaliser la focalisation narrative, celle de Louise.

Alors que le roman classique s’efforce d’orchestrer des personnages aussi nombreux que possible liés entre eux mais distincts et, pour plus de naturel, leur donne dès le début un nom propre, dans L’Herbe le seul trait qui caractérise Louise, son désir de vivre - est peu à peu effacé et sa seule action consiste dans le renversement d’une action et d’une décision antérieures. La séquence temporelle perturbée contribue grandement à l’érosion du personnage. Stuart Sykes et Gérard Roubichou ont analysé la manière dont « les dix jours d’une agonie deviennent un espace romanesque à la fois concentré et éclaté dans et par la conscience du narrateur et du personnage central. » [28]. Afin de pouvoir prendre la décision de quitter son amant, Louise devrait maintenir une conscience très aiguë du temps qui passe et de l’urgence de l’action. En réalité les incursions imaginaires dans le passé de Marie semblent avoir de plus en plus de réalité, et Louise s’écarte de plus en plus du présent, et la séquence précise de dix jours, qui au début semblait former le cadre temporel du roman, devient de plus en plus indéterminée et confuse. L’observation de certains effets de la perception a d’importantes conséquences pour la technique romanesque de Claude Simon.

L’attention partielle et intermittente au monde est une autre raison de l’échec des personnages dans leur tentative pour aboutir à une vision achevée de leur personnalité. Dans La Corde raide, Simon souligne l’hétérogénéité et l’insignifiance de ses propres souvenirs même s’ils sont vivaces :

Il n’en reste plus, comme au fond d’un tiroir qu’on rouvre après des années [...] qu’une suite confuse d’images ou de figures, pleines de violence et de lumière véhémentes, muettes [...] un film gesticulant, sans sous-titre, sans même l’accompagnement d’un frêle et fantomatique piano. (p. 47)

Les personnages souffrent de défaillances dans l’attention qui les empêchent de se souvenir des paroles des autres personnages, ou même des leurs. Dans Le Vent, les failles dans le récit de Montés sont aussi accusées que l’information fragmentaire qu’il a retenue et l’attention qu’il porte au temps qui passe est irrégulière à l’extrême (p. 146). Ses différentes personnalités, selon les différentes périodes, sont récalcitrantes à toute réconciliation définitive et absolue. Pour Simon, l’individu n’est pas une entité close ; il est une accumulation fluide, jamais totalisée, de sensations séparées dans le temps, à quoi s’ajoutent des éléments qui viennent du passé des autres. Quand le passé se dissout en myriades de perceptions, les barrières entre les passés personnels des êtres se lèvent : le narrateur peut rassembler l’expérience de son oncle et réciproquement (Histoire, passim). Enfin, chez Simon, la conscience est une structure anonyme dans laquelle différentes expériences s’assimilent ; les variations dans la perception du monde ne tiennent pas à des personnalités, aux idiosyncrasies des personnalités, ni à l’évolution du caractère d’une personne : ce sont des variations dans la constitution à partir de différentes combinaisons des mêmes éléments du lebenswelt.

Jouant, faisant son office [...] ce formidable appareil à assimiler toute situation nouvelle que sont non seulement l’homme, sa conscience, mais le tout (gens, objets, arbres, ciel) contenu dans cette conscience, reflété par elle, c’est-à-dire à la fois la constituant et l’enfermant ; la modification - ou la disparition - d’un des éléments étant aussitôt compensée par une série d’infimes modifications (contractions ou dilatations) en chaîne des autres parties composantes, de sorte que se reforme, dans l’instant même un autre tout, différent par sa composition, mais dont le poids, le volume total sont exactement les mêmes. (H, 104)

Une fois encore, l’analogie avec la vision d’un sujet sans substance selon Merleau-Ponty est éloquente :

Nous avons l’expérience d’un monde, non pas au sens d’un système de relations qui déterminent entièrement chaque événement, mais au sens d’une totalité ouverte dont la synthèse ne peut être achevée. Nous avons l’expérience d’un Je, non pas au sens d’une subjectivité absolue, mais indivisiblement défait et refait par le cours du temps (PP 254)

Avec Simon, comme avec Merleau-Ponty, l’affirmation classique a priori concernant une personnalité comme fait clairement défini est neutralisée en faveur de l’exploration approfondie à la fois des abîmes déconcertants de notre mémoire et des arrière-plans communs de l’expérience transpersonnelle.

Contrastant avec le rôle informatif et intégrant des toiles de fond et des flashbacks qui rassemblent les données dans le roman traditionnel [29], la mémoire et la rétrospection disloquent le personnage chez Simon, et les références aux ancêtres (par ex. dans La Route des Flandres, Les Géorgiques) ne mènent pas à l’établissement d’un personnage fortement déterminé, mais à la confusion, à la superposition de subjectivités, et à une régression sans fin vers des hypothèses et des causes éventuellement adéquates. Le Palace est moins un rassemblement de souvenirs qu’une constante contestation du passé et les recherches de l’étudiant ne mènent qu’à l’annihilation de la personne. Simon souligne les relations arbitraires entre les différents épisodes dans un ensemble lui-même plein de sens. Comme le soldat de la seconde guerre mondiale de L’Acacia le comprend, son compte rendu rétrospectif ressemble peu aux sensations amorphes et sans coordinations qui constituent le tissu de son expérience.

de sorte que plus tard, quand il essaya de raconter ces choses, il se rendit compte qu’il avait fabriqué au lieu de l’informe, de l’invertébré, une relation d’événements telle qu’un esprit normal (c’est-à-dire celui de quelqu’un qui a dormi dans un lit, s’est levé, lavé, habillé, nourri) pouvait la constituer après coup, à froid, conformément à un usage établi de sons et de signes convenus, c’est-à-dire suscitant des images à peu près nettes, ordonnées, distinctes les unes des autres, tandis qu’à la vérité cela n’avait ni formes définies ni noms, ni adjectifs, ni sujets, ni compléments, ni ponctuation (en tout cas pas de points), ni exacte temporalité, ni sens, ni consistance sinon celle visqueuse, trouble, molle, indécise... (A 286-87)

La subjectivité

Jusqu’ici je me suis penché sur les critiques que Simon porte contre une des affirmations les plus enracinées de la psychologie romanesque traditionnelle - la croyance en une identité comme substance, en une personnalité aux traits bien définis avec des caractères reconnaissables et durables, et un passé inaliénable. Chez Simon, la sensation l’emporte sur la définition ; la mémoire dissout en impressions associées mais hétérogènes qui doivent quelque chose de leur vivacité à leur caractère d’éléments discrets. J’ai essayé de montrer que la subversion de l’identité elle-même nous ouvre un accès à un niveau de la perception qui précède la réflexion et que cette subversion ne jette pas le discrédit pour autant sur la notion de sujet. En fait, on peut, pour prolonger l’analyse, dire qu’une des interrogations essentielles de Simon concerne l’ubiquité d’une subjectivité a-personnelle.

Dans l’œuvre des années cinquante finissantes et des années soixante, Simon s’intéresse moins à la crise de l’identité et à ses effets relativisants qu’à l’ubiquité de la conscience dans ses formes les plus transsubjectives. Le vieux et petit bossu qui veille sur Marie dans L’Herbe est une incarnation symbolique et toujours en éveil de la conscience sans marque temporelle, que l’on voit aussi dans les terrifiants mythes anciens, comme la référence à la page 112 à Argos Panoptes et à Io le montre : « comme celui [...] qui possédait ce corps couvert d’yeux de telle sorte que plusieurs d’entre eux étaient toujours ouverts et qu’il pouvait s’assoupir sans cesse de surveiller la blanche génisse ».

Mais c’est peut-être dans les passages qui traitent du chat que Louise rencontre dans le jardin que la relation entre la perception et la contingence du monde est suggérée de manière à engendrer la réflexion (p. 18-19) Le chat est décrit comme une intrusion de l’inconscience dans le monde et semble thématiser cette vision. Le chat représente sûrement cette présence d’une conscience impersonnelle sans laquelle la signification d’un inconscient sauvage, végétatif ne pourrait exister. Il met en relation et projette une certaine perspective sur la réalité, installe un certain lebenswelt et l’articule dans l’espace. Plus loin, dans un passage où le chat apparaît (p. 126), l’attention se porte sur ce paradoxe des plus importants : un objet qui a été le support d’une attention propre poursuit son existence en l’absence du premier et concret individu qui l’a perçu. La « solution » de ce problème, comme on l’a vu, tient à la position d’une conscience a-personnelle, toujours présente, qui rompt le dilemme entre l’affirmation matérialiste d’un monde existant objectivement et une représentation idéaliste du monde. Dans la théorie de Merleau-Ponty, cette conscience fait fond sur les plus petits communs dénominateurs tels que dans la Gestalt (PP 275), la possibilité de concevoir et la tentative pour comprendre autrui  [30] (PP 406) et la persistance de traits ataviques (PP 513), tous aspects qui sont des motifs des œuvres de Simon. Une telle théorie explique aussi les très étranges passages des pages 109-113 de L’Herbe, qui décrivent une veille de plusieurs heures pendant laquelle la façade de la maison est observée d’un point de vue a-personnel même s’il est situé au fond du jardin. La description des allées et venues des personnages ne nous raconte rien de neuf, et la fonction du passage - autre que nous informer sur le caractère artificiel de la narration - n’est pas évidente. Le fait que cette scène soit vue, en gros, depuis la position occupée par le chat au moment de ses diverses apparitions semblerait confirmer cependant que son rôle est de réaliser un monde pré-réflexif et intersubjectif. Simon a révélé par degrés cette présence anonyme en changeant les références du narrateur dans le monde de la fiction, comme il le fait quand il passe d’une identification temporaire avec le point de vue de Louise à une notation selon une perspective externe sur Louise (la sienne sur elle-même et son amant, celle du chat sur elle), et ensuite à l’élimination de tout point de référence narratif concret et à un traitement selon une nette perspective, sans caution naturelle, sur une scène non informative sur le plan fictionnel.

La section O de La Bataille de Pharsale constitue pourtant l’étude la plus rigoureuse de Simon sur la coexistence paradoxale de l’anonyme et du subjectif dans la perception. Toute cette section peut être considérée comme une étude (au sens graphique) de virtuose sur la relativité de la perception. D’abord, cela paraît être une tentative pour recréer quelque état pur et hypothétique de la perception. En fait, son rôle est de montrer que toute tentative de « reprendre tout à zéro » est vaine (p. 181) - il ne peut pas y avoir de point de vue absolu, objectivement valide qui puisse voir d’un coup tous les aspects des choses. La déformation de la perspective est une part intrinsèque des plus neutres surfaces réfléchissantes :

Si l’on tient également compte des multitudes des points d’observation, des reflets, des images virtuelles et des déformations, des altérations que celles-ci peuvent subir selon la surface réfléchissante (vitres de mauvaise qualité, carrosseries d’autos, glaces de magasins où l’observateur peut voir sa silhouette transparente, sans consistance, se superposer aux substantielles marchandises de l’étalage) (p. 186)

Bien plus, la chose regardée est encore un autre point de vue potentiel qui relativise la validité du premier [31]. Ainsi, p. 211, le « O » qui auparavant signifiait le narrateur jaloux frappant à la porte devient le point de vue de la femme qui vit un intermède sexuel derrière la porte, et nous bénéficions de différentes perspectives sur une information que nous avons déjà eue. Les points de vue interchangeables ici, les narrateurs interchangeables dans Histoire s’expliquent si on considère le monde en termes de structures perceptives - c’est-à-dire si on identifie le monde avec le nombre infini des points de vue potentiels selon lesquels il peut exister pour des êtres conscients. (BP 185). Chaque perspective est relative non seulement en termes d’espace mais aussi de temps (p. 186). Combinée avec l’inévitable attitude propre à chacun, la relativisation spatiale et temporelle des points de vue fait du texte un « mobile » de points également valides et relatifs, avec un narrateur dépersonnalisé qui n’est rien d’autre qu’une intersection de temps, d’espaces et de paroles.

Dans cet article j’ai tenté, par des rapprochements de passages de Phénoménologie de la perception de Merleau-Ponty et des œuvres de Claude Simon, de montrer la validité et l’intérêt de l’approche phénoménologique. L’ensemble des exemples de toutes les époques de l’œuvre de Simon, montre clairement un fil continu qui parcourt son œuvre, malgré son évolution indubitable et l’élimination progressive des scories [32] de la psychologie des fictions traditionnelles. Alors que les thèses générativistes et psychanalytiques qui dominent dans la critique des œuvres de Simon rendent compte les unes et les autres d’une dissolution, à quelque degré, de l’ego dans son œuvre, aucune ne rend compte de l’attention infatigable et de la description sophistiquée, même si elle est intuitive, qu’il nous donne de la nature et des conditions de la perception. Il est évident que, selon les précédentes analyses, que les romans de Simon opèrent une réduction phénoménologique cependant que les données normales et quotidiennes, les conditions objectives et fonctionnelles de notre perception du Lebenswelt sont suspendues et que les conditions primitives de l’être-dans-le-monde sont mises à nu.

Jean H. Duffy

Notes

[1Claude Simon, Writing the visible, Cambridge university press, 1987, p. 5.

[2Voir en particulier l’essai, tout premier d’une lignée, de Ricardou : « Un ordre dans la débâcle », Critique, 163, 1960, p. 1011-24 ; « La Bataille de la phrase » dans Pour un nouveau roman, éditions du Seuil, Paris, 1971.

[3Voir M. EVANS, Claude Simon and the transgressions of modern art, Macmillan éd., Londres, 1988 ; D. Carroll, The subject in question, Chicago university press, 1982 ; C. Britton, op. cit.

[4O. BERNAL, Alain Robbe-Grillet : Le roman de l’absence, éd. du Seuil, Paris, 1964 ; L. Oppenheim, Intentionality and subjectivity : a phenomenological study of ’La Modification’, French forum, Lexington, Kentucky, 1980.

[5Voir BRITTON, p. 5-7 pour un examen de ce point

[6« Cinq notes sur Claude Simon », Médiations, 4(1960-61), p. 5-10 ; « Merleau-Ponty répond à Claude Simon, ’Écrivain et penseur’ », 23 mars 1961, Critique, nov. 1981, p. 147-48.

[7Gallimard éd., Paris, 1954. Dorénavant les références à Phénoménologie de la perception seront indiquées après les citations, le titre sera abrégé en PP

[8« The psychological indicator as point of reference in the novels of Claude Simon : a typological study of sub-versive strategies », Degré second, septembre 1989, p. 87-99.

[9PP. III-IV.

[10La définition suivante de la phénoménologie existentialiste est particulièrement pertinente pour la pensée de Merleau-Ponty : « La phénoménologie existentialiste ne commence pas avec l’affirmation de l’objectivité du monde en lui-même, ni avec une conscience se constituant elle-même, mais de leur union, ou plutôt de leur dépassement par la recherche de la façon dont les organismes et surtout les organismes humains, sont des êtres-dans-le-monde. » (L. Spurling, Phenoménology and the social world : the philosophy of Merleau-Ponty and its relationship to the social sciences, Routledge and Kegan Paul, Londres, 1977, p. 14, traduit par nous.

[11Sens et non-sens, Nagel éd., Paris, 1966, p. 48-49.

[12« Un Bloc indivisible », Les Lettres françaises, 4-10 décembre 1958, p. 5.

[13B. KNAPP, « Entretien avec Claude Simon », Kentucky Romance quaterly, 2, 1970, p. 179-190, p. 181-82

[14Le concept de Lebenswelt (en allemand dans le texte), qui provient de Husserl, désigne le milieu perceptif premier qui est présupposé dans toutes nos tentatives de conceptualisation du monde.

[15« Pour qui donc écrit Sartre ? », L’Express, 28 mai 1964, p. 303.

[16Hubert JUIN, « Les Secrets d’un romancier », Les Lettres françaises, 12 octobre 1960, p. 5.

[17Voir G. AUBAREDE, « Claude Simon. Instantané », Les Nouvelles littéraires, 7 novembre 1960, p. 5.

[18Voir A. BOURIN, « Techniciens du roman », Les Nouvelles littéraires, 29 décembre 1960, p. 7. Bourdet, « Images de Paris : Claude Simon », Revue de Paris, 68, I, 1961, p. 106-141. Ces deux traits personnels occupent une place privilégiée dans ses entretiens et sont liés de façon inextricable à sa conception de l’évolution de sa théorie et de sa pratique

[19Pour comparaison, voir Phénoménologie de la perception, p. 462.

[20« Disons [...] que la vie de la conscience - vie connaissante, vie du désir ou vie perceptive - est sous-tendue par un ’arc intentionnel’ qui projette autour de nous notre passé, notre avenir, notre milieu humain, notre situation physique, notre situation idéologique, notre situation morale, ou plutôt qui fait que nous soyons situés sous tous ces rapports. » (PP, p. 158).

[21Même dans des circonstances relativement banales, Simon et ses personnages ont une certaine capacité à projeter leur conscience hors de leur corps, et à considérer leurs corps comme agissant dans le champ perceptif d’autrui. Voir La Corde raide, p. 171, L’Herbe, p. 15, Le Palace, p. 127-28

[22Nous utiliserons les abréviations suivantes pour désigner les œuvres de Claude Simon dans le texte et dans les notes : LT : Le Tricheur (éd. du Sagittaire, Paris, 1945) ; CR : La Corde raide (éd. du Sagittaire, Paris, 1947) ; G : Gulliver (Calmann-Levy éd., Paris, 1952) ; SP : Le Sacre du printemps (Calmann-Lévy éd., Paris, 1954) ; V : Le Vent (1957) ; H : L’Herbe (1958) ; RF : La Route des Flandres (1960) ; P : Le Palace (1962) ; H : Histoire (1967) ; BP : La Bataille de Pharsale (1969) ; CC : Les Corps conducteurs (1971) ; T : Triptyque (1973) ; LC : Leçon de choses (1975) ; LG : Les Géorgiques (1981) ; A : L’Acacia (1989). À l’exception des quatre premiers, tous ces textes ont été publiés aux éditions de Minuit.

[23Merleau-Ponty était lui-même familier des théories des psychologues de la Gestalt, qui soutenaient que les activités mentales sont unifiées et orientées par une structure qui les coordonne et qu’on ne peut analyser en unités élémentaires. Sa propre œuvre a développé et décrit nombre de leurs découvertes.

[24« Rendre la perception confuse, multiple et simultanée du monde », Le Monde des livres, 26 avril 1967, V.

[25En français dans le texte.

[26En français dans le texte.

[27G. Genette, Figures III, éd. du Seuil, Paris, 1972, p. 108.

[28S. Sykes, Les Romans de Claude Simon, éd. de Minuit, Paris, 1979, p. 11. Voir aussi G. Roubichou, Lecture de ’L’Herbe’, L’Âge d’homme, Lausanne, 1976

[29Voir P. Hamon, « Statut sémiologique du personnage », in Poétique du récit, éd. par G. Genette et T. Todorov, éd. du Seuil, Paris, 1977, p. 115-180 (première publications dans Littérature, n° 6, 1972, 86-110).

[30En français dans le texte

[31Comparons la description vectorisée de Triptyque (p. 167-68) de la relation entre la noce arrêtée à un carrefour et les personnes qui se tiennent à l’entrée du café, et les notations sur leur visibilité réciproque.

[32En français dans le texte.