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Christian Jouvenot. L’identification au père inconnu (2015)

mardi 1er décembre 2015, par Christine Genin

Christian Jouvenot. L’identification au père inconnu. Portrait de Claude Simon survivant à un massacre en mai 1940. Paris : L’Harmattan, 2015. 264 p. (Espaces théoriques)

à paraître en décembre 2015

4ème de couverture :

Le fait d’« avoir » un père ne suffit pas, ipso facto, pour « être » un fils.
Pour le père comme pour le fils, dans les mêmes lieux, tout est allé
très vite. Le premier meurt quatre jours après le premier engagement,
le 27 août 1914. Le second est donné pour mort au septième jour de
la bataille des Flandres, le 17 mai 1940. Quand le fils poursuivi par des
tireurs allemands tombe dans un ravin, il croit creuser avec la bêche
de l’histoire sa propre tombe et s’écroule, comme interloqué, dans
celle de son père. Mieux que toutes les médailles, mieux que la gloire
obtenue pour fait d’arme, le baptême du feu projette le fils dans les
bras de son père. À partir de là, « comme si j’étais quelqu’un », la
construction romanesque nourrit la quête identitaire du fils
engendrant le père : tel fils, tel père.
Près de sa mère en deuil, omniprésente, avant même qu’il ne
vienne au monde, Claude Simon survivant à un frère aîné mort,
a déjà raté sa naissance. Dans la réinvention permanente de ce
que fût le désastre de la guerre, s’il rate sa mort c’est pour lui
une seconde chance.

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Nous remercions Christian Jouvenot, fils de René Jouvenot, neveu d’Alice Mathiot, amie d’enfance de Claude Simon, de nous avoir confié quelques extraits de son livre :

Ma rencontre avec Claude Simon se situe probablement entre la parution de Le Sacre du printemps (1954) et celle de Le Vent Tentative de restitution d’un retable baroque (1957). Ce doit être en 1955, au début de l’été, la fenêtre est ouverte, dans la période de la mort de sa tante Artémise, tante Mie, que mon père a « très bien connue ». (p. 10-11)

Claude Simon écrivait à mon père et lui adressait régulièrement ses livres dédicacés. J’avais déjà essayé de le lire. La première fois, dans L’Herbe, j’ai tourné quelques pages. Je ne sais plus pour quelle raison, mais j’ai renoncé assez vite à cette lecture et du même coup à tous les livres de l’auteur. Ce n’est qu’après la mort de mon père, prenant connaissance de la correspondance qu’il entretenait avec Claude, lettres et cartes postales, que je décide de reprendre ma lecture où je l’avais laissée. (p. 13)

Écrire des phrases d’une longueur quelquefois infinie est en même temps trompeur, paradoxal même, puisque, comme dans la survie au cœur de la bataille, il n’est pas possible de s’attarder. Mais dans la survie, il n‘y a pas de ponctuation non plus, même si chaque perception (et donc chaque mot dans la phrase) est investie pour elle-même, comme étant la dernière. Chaque perception est donc infiniment précieuse. Un exemple magistral en est donné par ce qui surgit à l’esprit du cavalier, une hallucination, au moment le plus fort de la bataille, l’image du cœur d’or serti de rubis, devenu talisman, aperçu dans l’enfance au cou de la grand-mère maternelle. (p. 85)

Un homme arrêté au plus vif du combat et qui, pensif, s’interrogerait sur lui-même et sur le monde, n’aurait sans doute aucune chance de s’en sortir. Comme si le mieux en cette circonstance était de ne rien comprendre et de s’en remettre à son instinct. Énoncé sans doute caricatural, car dans le clivage reste tout de même un soupçon de compétence psychique, analytique. (p. 115)

C’est tenu dans ces bras-là, plus que dans ceux de sa mère absente du fait de ses deuils, qu’il boit des yeux ce premier visage comme représentation du monde, un beau visage noir d’ébène. C’est dans ces yeux-là que ses premiers regards s’admirent, se perdent pour se trouver. Elle est sa première séductrice. La langue si singulière et si belle de l’écrivain ne s’est-elle pas nourrie peu ou prou à la source de quelques nostalgiques berceuses, autre accent, autrefois chantées à son oreille par sa nourrice exilée, à l’heure où le tout petit enfant engrange les mots et commence à parler ? Razaph « qui aime Claude d’une façon touchante », est repartie pour Madagascar. L’enfant a deux ans et demi. C’est le bourdonnement de « ce morceau d’Afrique détaché dans un océan peuplé de requins et de poissons volants, [de] ces foules bibliques aux noirs visages abrités de chapeaux de paille, aux corps drapés de toges » (L’Acacia, p. 274), c’est cette musique-là qui berce son accès au langage et qui peut-être reste présente, enfouie dans son œuvre littéraire. « Dans la violence qui a fendu l’âme de l’esclave, s’est ouvert un espace affectif mutilé au service du fils du maître. » (p. 163-164)

Rue de la Cloche d’Or, il est ou bien avec sa nurse, ou bien avec la vieille bonne « à la tête de Méduse », ou le régisseur, la concierge, le jardinier, ou tel ou tel homme de peine, ou bien avec ses cousins, le plus souvent il est en compagnie de sa grand-mère et de sa mère. Toujours rappelé à l’ordre, dans le culte de la mémoire du capitaine. Au collège Stanislas, la solitude est grande, il navigue entre l’internat et la surveillance, le week-end, de l’oncle maternel. À Arbois, les superbes paysages, la nature rieuse, font un écrin revigorant où les amitiés d’une enfance en liberté le disputent à l’affection des tantes. Dans le Sud, il en est autrement. Si liberté il y a, elle est une liberté surveillée : « C’est défendu pour tout le monde d’aller au cerisier sans permission », et la désobéissance est non seulement une faute, elle est aussi un péché. Cet accueil arboisien tranche donc très nettement non seulement par le décor, mais aussi par la discipline de la vie ordinaire de Claude, qu’elle soit celle du sud-ouest ou celle de la capitale. (p. 173)

Se joue sous les bombes et la mitraille une double mort puisque c’est une autre mort dans une autre guerre qui est là rencontrée, en même temps que c’est aussi la sienne. Dans le chaos, sa propre mort se refuse à lui, il l’appelle, elle le fuit, il lui court après, elle échappe à son étreinte…, ce qui n’est, après tout, pas étonnant puisque déjà il ne peut tout à fait s’approprier sa naissance ! Il n’a pas pu naître vraiment, pas tout à fait, il ne peut maintenant pas tout à fait mourir. D’un cheval à l’autre, face à sa propre mort, la mort de son père prend toute la place, comme autrefois la mort de son frère empêchait dans sa mère que sa naissance soit entière. (p. 208)

L’identification à son père cherchée par l’enfant dans le regard que sa mère pose sur lui, cherchée dans la rencontre avec la mort, le cueille avec violence. Il a fallu cette circonstance de la guerre pour que se dénoue en lui non seulement l’attitude d’imposteur, mais encore ce qui lui avait été enseigné sur son père par les siens. (p. 209)

Dans cette quête identitaire, réanimé par la guerre et maintenant au travail, au départ il n’a pour viatique que l’injonction maternelle d’une pensée toute faite qui, en réalité, ne lui fait aucune place, ou si peu. Masquant une image du frère mort, c’est une image du père qui prend toute la place et qui, parce qu’elle n’est qu’un masque ou bien une abstraction, ne lui sert à rien, ou si peu, même si le peu est déjà beaucoup. (p. 240)

Mots-clés

Jouvenot, Christian  Père