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Philippe Fumery
vendredi 12 février 2016, par
La découverte de Claude Simon remonte, en ce qui me concerne, à la fin des années 70, avec Le Sacre du Printemps, qui venait de paraître en Livre de Poche, et Le Palace, en 10/18, puis Orion Aveugle, aux éditions Skira, trouvé chez un bouquiniste à Lille.
Ce qui me frappe alors, c’est le travail de Claude Simon : le choix des mots, leur place, leur poids. Cette attention se dévoile dès l’exergue du Sacre du Printemps : action, passion, dans une citation de Descartes. Dans ce livre, j’ai retrouvé une feuille volante sur laquelle j’avais relevé ces mots étonnants : douairière, duègne. J’avais noté ce passage : « À l’enterrement de papa elle marchait les yeux secs, impassible. Visages ténébreux des femmes sous les voiles de crêpe avec le blanc d’un mouchoir ».
Dans Le Palace, il s’agit du mot révolution, dans la définition qu’en donne le Larousse. Claude Simon développe l’idée du désordre du monde, avec ces images de conflit, d’exode, de guerre.
Avec Le Palace, Claude Simon nous fait entrer de plain-pied dans son roman : « Et à ce moment… ». C’est une sensation forte, pour un jeune lecteur. L’insertion de phrases, de slogans en espagnol donne le ton, une envie de se confronter avec l’histoire contemporaine, de sortir des frontières.
Ensuite, le lecteur est confronté à ce lent déploiement des phrases, qui demande une lecture patiente, soutenue, à ces paragraphes improbables, qui semblent inonder cette dépose des mots ; ou encore au côté méthodique des descriptions, depuis le « premièrement », jusqu’au « septièmement », au début du Palace, cet « inventaire ».
Ce qui m’a intéressé et marqué durablement, c’est Orion Aveugle, et sa préface éclairante sur la pratique d’une écriture « mot après mot » ; cette conception que « les mots possèdent par contre ce prodigieux pouvoir de rapprocher et de confronter ce qui, sans eux, resterait épars ». D’où enfin ceci, qui rend possible la démarche : « Ils sont autant de carrefours où plusieurs routes s’entrecroisent ». Chez Claude Simon, ce pouvoir d’aimantation devient un véritable champ magnétique.
Ainsi, le roman « ne racontera pas l’histoire exemplaire de quelque héros ou héroïne, mais cette tout autre histoire qu’est l’aventure singulière du narrateur qui ne cesse de chercher, découvrant à tâtons le monde dans et par l’écriture ».
Le lecteur n’est donc plus soumis à un texte cousu de fil blanc, il reprend une part active dans le cheminement, pas à pas, qu’a engagé Claude Simon.
Mon enthousiasme se renforcera avec Les Géorgiques, puis les grands romans de la maturité, comme L’Acacia. La place que prennent ces figures majeures, femmes éprouvées, cavaliers, officiers, mais aussi des lieux, des habitations, cette confrontation permanente des époques, des situations, autant d’inventions que met en place Claude Simon. Le début de L’Acacia, qui met en scène des femmes vivant leur tragédie, la mère et les tantes de Claude Simon, est proprement hallucinant. Claude Simon enfant est emmené dans l’aventure, et nous le sommes à notre tour.