Texte
Référence(s)
- Wolfram Nitsch. « Une poétique de la dépense. Claude Simon et le Collège de Sociologie ». Cahiers Claude Simon, 4, 2008, p. 33-52
Le Collège de Sociologie, fondé à la veille de la Deuxième Guerre mondiale par un groupe d’anthropologues et de surréalistes tardifs pour explorer le rôle du sacrifice, de la dépense et de la transgression dans le monde moderne, n’est que rarement cité par les lecteurs de Claude Simon [1]. En ceci, ils imitent l’auteur lui-même qui a pourtant prouvé qu’il connaissait bien l’œuvre des fondateurs de cette institution éphémère mais flamboyante, notamment celle de Georges Bataille et de Michel Leiris. Dans ses fictions, il évoque à plusieurs reprises certains monuments de cultes anciens autour desquels gravitent les derniers essais de Bataille, contemporains des premiers romans majeurs de Simon. Le narrateur de La Bataille de Pharsale se rappelle des photos qui montrent les statues phalliques dressées dans le sanctuaire de Dionysos à Délos (BP, 593), de même que la photo qui figure sur le frontispice de L’Érotisme ; le protagoniste d’Histoire se compare à « ce guerrier ou chasseur ithyphallique de la préhistoire » (Hist., 125), dont l’image rupestre, située au plus profond de la caverne de Lascaux, est commentée en détail dans Les Larmes d’Éros [2]. Et dans un entretien enregistré à l’époque de La Route des Flandres, Simon n’hésite pas à mettre Leiris au même rang que Proust, Faulkner, Conrad et Céline. À propos du deuxième tome de son autobiographie La Règle du jeu, il souligne qu’entre les grands écrivains du vingtième siècle « il y a aussi Michel Leiris : toute son œuvre, qu’à mon avis on ne connaît pas assez. En particulier Fourbis, et dans Fourbis ce morceau admirable : “Vois ! déjà l’ange…” qui est un des chefs-d’œuvre de la littérature française » [3]. À cette référence explicite et élogieuse s’oppose la réticence frappante que Simon a manifesté plus tard à l’égard de Leiris. Dans Le Jardin des Plantes, il fait un portrait assez caricatural de ce dernier quand il évoque la fameuse soirée théâtrale du 19 mars 1944, célébrée dans l’appartement de Leiris et observée par Simon lui-même. D’une part, l’hôte déjà célèbre s’y présente comme un ami de la « subversion elle-même », de l’« exécration de toute espèce d’ordre », saluant la pièce Le désir attrapé par la queue de Picasso dont il protège la première (JP, 1149) ; en ceci, il semble partager les goûts du jeune romancier inconnu, fasciné par le surréalisme tardif qu’il a découvert à travers la revue Minotaure (Œ, LXX). D’autre part, l’ex-surréaliste y est décrit comme un communiste de salon, un « dandy » irresponsable qui voue « un culte inconditionnel et pour ainsi dire philosophique » à Staline, tout en ignorant l’expérience de la guerre qu’il a laissée passer dans la « volière bienséante et feutrée » de son appartement parisien (JP, 1151). À l’éloge de l’écrivain Leiris se superpose et se substitue donc une critique sévère de l’intellectuel Leiris : devenu sceptique à l’égard du communisme soviétique, Simon le dénonce maintenant comme un stalinien incorrigible, lui reprochant de légitimer une violence politique et militaire qu’il n’a jamais subie lui-même. Néanmoins, il me semble que cette polémique politique tardive – et sans doute discutable [4] – ne soit que le revers d’une profonde affinité esthétique. Bien que Simon n’ait plus jamais reconnu après 1960 l’emprise de Leiris sur ses romans, on peut les lire à la lumière d’une poétique de la dépense. En résumant la thèse développée dans un livre déjà ancien, mais toujours inaccessible aux lecteurs francophones, je me propose d’esquisser ici les contours de cette poétique et de la mettre en relief dans une lecture exemplaire – consacrée à une seule longue phrase de La Bataille de Pharsale [5].
Si le géant mythologique peint par Poussin et décrit par Simon dans Orion aveugle peut être considéré comme une figure allégorique du romancier qui commente son propre travail dans la préface à ce livre, il renvoie à deux poétiques différentes qui coexistent dans l’œuvre simonienne, quoique la plupart des essais critiques de l’auteur n’en soulignent que la première. D’un côté, Orion aveugle personnifie évidemment une poétique de la recherche. Ne pouvant voir où il va, il ressemble au « voyageur égaré dans une forêt » dont parle la préface à propos de « l’aventure singulière du narrateur qui ne cesse de chercher, découvrant à tâtons le monde dans et par l’écriture » (OA, 1183). Comme les mots renvoient toujours à d’autres mots, comme ils sont « autant de carrefours où plusieurs routes s’entrecroisent » (1182), l’écrivain conscient de ce pouvoir désorientant du langage doit par conséquent pratiquer une écriture qui diffère le référent et décentre l’émetteur du signe verbal. Au moyen de concepts forgés par Derrida et par Deleuze, on a pu montrer comment cette recherche « dans et par l’écriture » est mise en scène dans les romans de Simon, non seulement au niveau de la narration, mais aussi au niveau de l’histoire. Les protagonistes, cherchent quelque chose qui leur échappe en scrutant des cahiers, des lettres ou des cartes postales ; les narrateurs continuent encore à se poser la question « comment était-ce ? » ou « comment savoir ? » et manifestent ce non-savoir par une « écriture nomade », génératrice de séries ouvertes ; et cette investigation interminable obéit à la logique du « supplément » ou du « post-scriptum », de sorte qu’elle se prolonge d’un roman à l’autre [6].
Mais d’un autre côté, le géant mythologique incarne tout aussi bien une poétique de la dépense. Comme le rappelle sa description dans Orion aveugle, sa cécité provient d’une transgression violente. Orion a été aveuglé par l’épée d’Œnopion, parce qu’il avait violé la fille de celui-ci, Mérope, en état d’ivresse ; et il sera tué par les flèches d’Artémis, parce qu’il ne respecte aucune limite dans ses exploits de grand chasseur. Considérée sous le jour du mythe entier, l’errance d’Orion aveugle n’est qu’un épisode intercalé dans une histoire marquée par la violence, en partie exercée et en partie subie par le géant mythologique. Si le romancier s’attribue le rôle d’un « voyageur égaré » qui marche sur les pas de celui-ci, il renvoie donc en même temps à cette histoire sombre qui fait apparaître son propre travail comme un acte de dépense. Simon l’indique à demi-mot dans la préface à Orion aveugle, disant que le cheminement de l’écriture ne peut avoir d’autre terme que l’« épuisement » de l’écrivain (OA, 1183). Mais en général cette autre poétique suggérée à travers le mythe ancien reste implicite, absente des auto-commentaires de l’auteur. Pour la rendre explicite, il faut remonter à l’esthétique du Collège de Sociologie qui considère l’art et la littérature comme une réserve privilégiée pour des actes de dépense maudits dans la société moderne.
Une exposition particulièrement succincte de cette esthétique est donnée par Leiris dans son essai Miroir de la tauromachie, publié en 1938, au point culminant de l’activité du Collège. Dans la double perspective de l’ethnographe et de l’autobiographe, l’écrivain autrefois tant célébré par Simon y examine la corrida espagnole qu’il caractérise comme une « fête sacrificielle » et un « art majeur », comme un miroir à deux faces reflétant à la fois un rite violent révolu et une littérature moderne qui en « incorpore » les gestes [7]. À la lumière de l’anthropologie sociale, il décrit la tauromachie d’abord comme une cérémonie anachronique de dépense improductive. Tel un sacrifice qui permet la transgression rituelle de tabous culturels, elle met en scène une mise à mort et par là provoque un déchaînement de passions. Le matador qui est au centre du spectacle se dépense dans un acte à la fois agressif et érotique ; il vit le combat contre le taureau comme une extase sexuelle qui culmine dans le geste phallique du coup mortel. Située au « carrefour d’une accumulation et d’une dépense », la corrida obéit à l’économie archaïque du potlatch, qui selon l’étude classique de Mauss consiste dans la destruction spectaculaire de biens laborieusement accumulés [8]. Pourtant, comme elle n’implique pas seulement la dilapidation matérielle, mais aussi bien la dépense extatique de soi-même, elle correspond encore plus à la « notion de dépense » proposée par Bataille pour cerner les transformations du potlatch dans la société moderne [9] . Selon Bataille, le mécanisme du sacrifice, qui n’est plus compatible avec l’économie capitaliste, persiste dans certaines cérémonies religieuses ou profanes, dans les manifestations sportives accompagnées de paris excessifs, mais aussi et surtout dans l’expérience de la sexualité non procréatrice qu’il lie à l’expérience de la mort. Si la tauromachie provoque une extase érotique, l’érotisme mène à une « petite mort » qui efface les limites entre sujet et objet [10].
Mais pour Leiris, l’examen anthropologique de la tauromachie n’est que le premier pas vers une interprétation esthétique qui souligne moins les analogies que les différences entre celle-ci et les sacrifices anciens. D’abord, cette manifestation tardive de la dépense improductive se caractérise par la réciprocité potentielle du geste sacrificiel. Bien que tout se termine par la mise à mort du taureau, la fascination particulière de la corrida réside dans la distribution instable des rôles : le matador risque à son tour de trouver la mort, de sorte que l’ordre du sacrifice peut s’altérer [11]. À ce caractère imprévisible de la corrida se joint en outre sa beauté ambivalente, qui résulte de l’interaction asymétrique de deux éléments polaires. Si le matador représente l’élément « droit » de l’ordre et le taureau l’élément « gauche » du chaos, leur confrontation se range plutôt sous le signe du dernier, puisque tout tourne autour de l’irruption de la « catastrophe du taureau ». Loin de l’ambiguïté terrifiante, mais en fin de compte rassurante du sacré ancien, loin aussi d’une « harmonie des contraires » chère à la poétique romantique, la « beauté tauromachique » correspond au contraire à l’esthétique moderne de Baudelaire, qui concède la priorité au temporel et au mal [12]. Enfin, l’emprise singulière de la corrida est due à un scénario sophistiqué, à une « cristallisation graduelle de l’élément sinistre ». Tandis que le sacrifice traditionnel marche tout droit vers l’immolation, la tauromachie tend à la différer, même dans sa troisième et dernière partie dite « tiers de la mort », où le torero s’en approche d’une manière « infinitésimale », simulant et remplaçant le coup mortel par une série de « passes tauromachiques » [13]. Pour Leiris, c’est justement en tant que geste dangereux, sombre et artistiquement élaboré que l’acte sacrificiel propre à la corrida peut servir de modèle à l’écrivain moderne. S’il conçoit l’acte d’écrire comme un acte de transgression, il n’est plus question d’un acte strictement réglé et chargé d’un sens positif, mais d’une « transgression vide et repliée sur soi », comme le dit Foucault à propos de Bataille [14]. Et si en écrivant il accède à l’expérience du sacré, il s’agit d’un sacré subjectif, nullement confiné à un lieu de culte officiel, mais sensible sur les terrains les plus profanes – comme dans les spectacles populaires ou dans le domaine du langage [15].
Bien que Simon n’ait jamais partagé l’enthousiasme de Leiris pour la course de taureaux, le concept d’une écriture sacrificielle qui remplace une pratique de dépense révolue en la déplaçant sur le terrain de la littérature aide à mieux saisir la griffe particulière de son écriture nomade. Ce n’est pas sans raison qu’il a souscrit à la remarque d’Élie Faure que « l’art remplace l’absence de Dieu » [16]. Car les actes de dépense violente abondent dans ses romans et y apparaissent souvent à la lumière de cultes ou de mythes anciens. Ceci est surtout visible au niveau de l’action, puisque tous les protagonistes agissent sous le signe de la violence dont il sont en général les victimes, mais parfois aussi les auteurs. Celui d’Histoire, par exemple, a subi les horreurs de la guerre, mais il a peut-être également provoqué le suicide de sa femme à qui le liait une relation de violence mutuelle : son vœu réitéré « nous ne pouvons pas nous perdre » (Hist., 322, 365) est démenti dans tous les sens du mot, comme le suggèrent la comparaison mythologique entre celle-ci et « Déjanire », l’épouse meurtrière d’Hercule (39), ou l’image déjà citée du « chasseur ithyphallique de la préhistoire », appliquée à lui-même (125). Il n’en est pas autrement au niveau de la narration des romans simoniens, où la répétition traumatique de scènes violentes s’accompagne d’une véritable explosion d’images agressives. Devenu narrateur, le protagoniste d’Histoire assume en quelque sorte le rôle martial d’Hercule, étant donné qu’il combat les spectres du passé familial comme les oiseaux d’airain de « Stymphale » (39) ou qu’il attaque une banque en la qualifiant de « ruminant » insatiable (71), célébrant ainsi une tauromachie verbale.
Si les romans de Simon évoquent une recherche « dans et par l’écriture », cette écriture avance donc « dans et par la violence » (A, 113). Tandis que leur tâtonnement différentiel et sériel les lie au Nouveau Roman, leur écriture sacrificielle les rapproche du surréalisme tardif, dont ils partagent l’imaginaire agressif sans adopter nullement le programme d’une « écriture automatique » (Œ, 1193). Cette tension caractéristique se laisse observer à tous les niveaux constitutifs du texte. Au niveau pragmatique, elle se profile par exemple dans la multiplication des narrateurs et des histoires qui marque en particulier La Route des Flandres. Le fait que Georges est sans cesse interrompu par des interlocuteurs récalcitrants, qui contredisent sa version de l’histoire ou en offrent une version différente, provoque certes un ajournement permanent de la vérité sur le capitaine de Reixach et son ancêtre ; mais en même temps il donne lieu à un dialogue féroce où se répète la violence subie dans la guerre. Blum harcèle Georges qui à son tour harcèle Corinne dont la fuite précipitée répond à la force employée contre elle ; au fond, l’un comme l’autre ressemble à l’« homme-fusil » du Palace qui réitère la violence d’un attentat perpétré par lui-même dans le récit qu’il en fait, « comme s’il essayait d’arracher, de rejeter de lui cette violence qui a élu domicile en lui, se sert de lui […], le possédant, le consumant » (P, 457). Au niveau sémantique, la concurrence des deux poétiques se dessine surtout dans la multiplication des métaphores, sans doute l’un des artifices les plus constants et les plus captivants de Simon [17]. Les images se succédant et se superposant dans la description du « palace », au dernier chapitre du roman homonyme, constituent certes un série différentielle qui signale le retrait irrévocable du mot propre et juste ; mais elles forment aussi une gradation cataclysmique, puisque la métaphore du « navire » fait place à celle du « mausolée » et enfin à celle de la ruine produite par une « chute majestueuse » (523-525). Au niveau syntactique, une tension pareille peut être découverte dans la multiplication des digressions qui prolonge presque systématiquement la phrase simonienne. Si celle-ci « progresse sous l’influence de deux forces contradictoires, l’une centrifuge, l’autre centripète » [18], c’est que sa tendance digressive se double d’une tendance transgressive : les détours baroques qui déroutent le lecteur servent souvent à suggérer une dépense baroque qui le sidère. Un exemple fascinant de ce mouvement contradictoire se présente dans La Bataille de Pharsale.
Dans le chapitre ou plutôt l’article « Guerrier » qui se trouve au milieu exact de « Lexique », la partie centrale de La Bataille de Pharsale, le narrateur évoque la révolte nocturne d’un soldat expérimenté, dont il a été témoin pendant son service militaire. Entièrement nu et ivre mort, celui-ci avance dans le dortoir d’une caserne en titubant et en brandissant son sabre, jusqu’à ce qu’un camarade de chambrée le dénonce et un officier l’arrête sans en faire beaucoup de bruit. Tant qu’il peut agir en pleine liberté, il est décrit avec ampleur dans le cadre d’une seule phrase longue (BP, 650-654). Cette description comprend quatre parties d’extension inégale, séparées l’une de l’autre par des digressions beaucoup plus étendues. Elle présente d’abord son corps entier, puis comme en gros plan son sexe et son sabre, enfin à nouveau l’homme complet, des pieds à la tête. Elle commence par le mot « nu » dont le double sens indique déjà les deux directions qu’elle prendra par la suite. D’une part, le guerrier ne porte aucun vêtement, ce qui l’oppose non seulement à une « nuée » d’ennemis invisibles qu’il croit affronter, mais aussi aux vingt-cinq spectateurs habillés de la chambrée, y compris le futur narrateur disant « nous », qui suivent de près le spectacle bizarre. Résonnant dans les paronymes nuée et nous, le mot nu résume donc la scène d’un combat dramatique à visière levée qui menace d’engager même les témoins involontaires. D’autre part, il désigne aussi un genre pictural auquel la description du guerrier s’apparente visiblement. Des adjectifs de couleur comme « bleuâtre », « marron-roux » ou « bistre » précisent l’éclairage et le coloris de la scène ; des constructions attributives détaillent plusieurs aspects différents de la « nudité » exhibée et aboutissent à des appositions définitoires (« fantôme gesticulant », « un masque ») qui font pour ainsi dire fonction de légendes. Or, comme le sens ordinaire et le sens académique de nu restent également actuels, le degré de réalité du corps décrit reste indéterminé : au fond, le « nu » observé et remémoré bien plus tard pourrait n’être qu’un « nu » imaginé que le narrateur regarde comme d’autres portraits semblables qu’il évoque ailleurs – par exemple la photo d’un peintre ivre et nu qui brandit une épée de carton (575) ou la figure d’un guerrier nu « empruntée à une composition de Polidoro da Caravaggio » et citée trois fois au cours du roman (639, 694, 721). Le premier mot de la description est donc un « carrefour » à la manière de ceux que commente la préface à Orion aveugle, ou bien un « bifur » dans le sens métalinguistique que ce mot prend dans les Biffures de Leiris [19]. Dès le début de l’article « Guerrier », il soulève la question de savoir si la scène nocturne est une scène vue ou une scène imaginée ; à l’ambiguïté lexicale correspond une ambiguïté épistémique qui met en cause la fiabilité de la mémoire.
Si la référence du portrait reste indécidable, sa charge sémantique est pourtant bien évidente. Dans la mesure où la description avance, le guerrier nu, armé et ivre devient la personnification d’un acte de dépense totale. À cet effet contribue surtout une série de mots paronymes qui évoquent ses parties génitales. Lorsqu’au début et encore dans la deuxième partie du portrait, il est question de son sexe découvert, les consonnes [s], [b/v/f] et [r] sont accumulées d’une manière frappante : la « broussaille » des poils ressemble à un « buisson de flammes sombres » et à une « obscure flambée », la « chose bistre » du membre à un « viscère flétri, froissé ». Comme dans le cas du mot libidineux, dont les « sons évocateurs (lit, bite, nœud) » sont commentés peu après, la sonorité spéciale des expressions employées suggère une scène à la fois érotique et martiale. D’abord, les consonnes répétées font entendre par onomatopée le « froissement » et le « fracas métallique » des armes, qui résonne dans le spectacle nocturne comme dans les nombreuses scènes de combat décrites au cours du roman. En plus, elles font communiquer des expressions paronymes dont l’interaction sémantique suscite l’image d’un corps destructeur et détruit lui-même. La « broussaille » et la « chose bistre » au bas-ventre du guerrier appellent le « sabre » qu’il fait tournoyer « à bout de bras » au-dessus de sa tête, évoquant ainsi un phallus meurtrier ou une arme phallique ; les métaphores du « buisson de flammes sombres » et de l’« obscure flambée » évoquent un sexe en flammes ; et comme la « chose bistre » ressemble à un « viscère flétri, froissé », on croit voir un bas-ventre éclaté, « quelque boyau intérieur mis à nu ». Par un jeu suggestif d’équivalences phonologiques et sémantiques, le texte peint donc un corps en extase qui est à fois sujet et objet de violence, qui menace d’autres corps de son sabre, mais est en même temps dévoré par le feu et déchiré par des coups. Cette stylisation ambivalente du combattant culmine dans la dernière partie du portrait, où au moment le plus intense de sa révolte il est décrit comme un homme dont on va couper la tête, sinon déjà décapité. Sa tête rougeâtre, contrastant avec le reste du corps, ne semble pas seulement menacée d’une mort violente, « promise à un inéluctable Deibler » ; elle apparaît même comme un organe déjà mort, « comme si, ridé, sanglant et outragé, on l’avait posé par inadvertance ou par dérision sur le corps d’un autre ». Ainsi, le portrait du guerrier nu s’ouvre pas à pas sur des images chaque fois plus choquantes d’un corps morcelé dont la dernière est celle d’un acéphale – une image qui surgit plusieurs fois dans le roman, soit en rapport avec des terrassiers ivres, à demi enfouis dans les tranchées (BP, 621, 700), soit à propos d’un homme au comble du plaisir sexuel qui semble avoir littéralement perdu la tête (702, 723). Ce n’est peut-être pas à dessein qu’elle rappelle l’image du guerrier acéphale qui pour Bataille symbolisait la dissipation ultime [20]. En tout cas, elle fait de l’apparition incertaine du soldat nu la manifestation flagrante d’une dépense sans réserve.
Le portrait du guerrier ne tient pourtant qu’assez peu de place dans la première phrase du chapitre homonyme. La majeure partie en est formée par trois digressions étendues qui interrompent la description et l’ouvrent sur la préhistoire du spectacle nocturne. La gesticulation agressive du guerrier, dirigée contre des êtres invisibles, renvoie au long registre de ses délits et de ses peines dont il rend responsable une multitude d’ennemis ; sa nudité évoque les nombreux nus guerriers dans l’histoire de la peinture et de la photographie ; le bruissement de son sabre rappelle toute une série de spectacles populaires (cirque, music-hall, catch) que le narrateur a vus avant la scène présente. Considérée dans le contexte de la période entière, la description s’écarte donc sans cesse de son objet pour y revenir de nouveau et pour le présenter sous un jour modifié par la digression précédente. Par ses nombreuses parenthèses et reprises, la première phrase de « Guerrier » ressemble à une « phrase-fleuve », comme elle marque, d’après une étude célèbre de Spitzer, les romans de Michel Butor [21]. Mais autrement que dans une telle « phrase-fleuve », l’ordre sémantique et l’ordre syntactique coïncident ici seulement au début : le triple retour au thème principal ne s’accompagne jamais d’un retour à la proposition principale ; la subordination se prolonge au contraire chaque fois que la digression historique débouche à nouveau sur la description du guerrier dont le niveau syntactique se déplace progressivement. Ainsi, la phrase accomplit en quelque sorte un mouvement de spirale qui provoque à trois reprises un effet de gradation, à la manière du « style-cortège » analysé par Spitzer : comme dans un défilé solennel, le plus important vient toujours le dernier, bien que dans le cas du guerrier ce soit toujours le même [22]. Or, cet effet renforce l’une comme l’autre des deux tendances qui se manifestent dès le début du portrait. Certes, les trois digressions irréalisent l’apparition du guerrier en la comparant à maintes représentations verbales, picturales ou théâtrales ; mais en la rapportant à une préhistoire de plus en plus violente, elles la présentent en même temps comme le comble de toute une série d’actes sacrificiels.
La première digression esquisse l’histoire aventureuse du soldat révolté. Sa démarche farouche semble s’adresser à « quelque adversaire invisible », et cette sensation s’impose à cause de ses propres récits faits aux camarades de chambrée où il s’était présenté comme la victime d’un antagoniste omnipotent et omniprésent. Ainsi, la révolte observée apparaît sur un fond de révoltes racontées qui paraissent plus ou moins fictives. Déjà le guerrier donnait l’impression d’être un narrateur peu fiable quand il récapitulait sa vie avec un « émerveillement pour ainsi dire exotique », à la manière d’un conte des « Mille et une Nuits » ; et le narrateur du roman ne semble pas plus fiable, puisqu’il imagine un goyesque tableau de fusillade à partir du simple « mot évocateur » falot, qui dans l’argot militaire du guerrier désignait les conseils de guerre [23]. La scène nocturne n’est donc que le dernier épisode d’une histoire truculente débitée auparavant ; son caractère dramatique résulte d’un savoir préalable et hypothétique de l’observateur. Mais si par là l’authenticité du spectacle diminue encore, son intensité augmente au même degré, car l’énumération des aventures passées du guerrier présente la structure d’une gradation systématique. Poursuivi par l’« ennemi acharné à sa perte », le guerrier a connu plusieurs prisons de sa patrie, puis même un pénitencier « ignoré des cartes géographiques » ; là, il fallait souffrir d’interminables marches sans boire et même des « supplices barbares » ; et tout cela ne le torturait pas uniquement au moment de l’expérience, mais également au moment de la narration où ses yeux fixes et durs se durcissaient encore, de sorte qu’il semblait défier non seulement ses camarades, mais aussi les gradés et même le « monde entier », voire manifester une « permanente panique » – qui dure encore dans le dortoir de la caserne où il affronte une « nuée d’ennemis sans visages ». À la fin de ce large flash-back, en tant que dernier terme d’une énumération subordonnée à la phrase première, la « gigantesque nudité gesticulant[e] » dépasse donc de loin le « fantôme gesticulant » dont il était question au début de la digression rétrospective. Quand la description interrompue est reprise, le combat fantomatique prend l’air d’un combat dernier.
La seconde digression remonte plus loin, ébauchant une brève histoire iconographique de la nudité en armes. Le guerrier nu est comparé à la « cohorte des guerriers figés dans les bitumeuses peintures des musées », qui à leur tour sont comparés aux soldats figurant sur « les traditionnelles photos-souvenirs, posant seulement vêtus de leurs cartouchières et de leurs casques ». À la lumière de ces comparaisons, le portrait du guerrier se présente encore comme le bout d’une série différentielle de représentations dont le début se dérobe ici avec une obstination accrue. Tandis que dans la première digression la description renvoyait au compte-rendu d’un récit, elle apparaît maintenant comme la copie d’une copie qui ne se réfère à aucun original. La « gigantesque nudité » n’est pas seulement une « dérisoire réplique » du Goliath biblique et des héros mythiques de l’Antiquité ; elle est en outre une réplique au deuxième degré, puisque les portraits plus ou moins célèbres de ceux-ci semblent imiter, aux yeux du spectateur moderne, les poses burlesques exhibées sur d’anonymes photos d’amateur. Rien n’est donc vrai ni original dans le portrait du guerrier, et pourtant la digression intensifie encore son effet. Car la série des répliques de plus en plus « dérisoires » se laisse aussi regarder comme une série de nudités de plus en plus nues, au bout de laquelle surgit encore le soldat révolté. Si les conscrits bouffons ne sont vêtus que de cartouchières et de casques, si les héros mythiques ne portent même que des jambières et des cimiers, le guerrier ivre répudie encore cette armure symbolique, puisqu’il est « seulement armé » d’un sabre de cavalerie. Quoiqu’ils paraissent déjà « témérairement nus », les guerriers des photos et des tableaux font figure de timides à côté de sa nudité presque complète qui lui confère une « dimension pour ainsi dire surnaturelle, fabuleuse », comme le rappelle la dernière page du chapitre (BP, 658). En tant que dernier acte d’un véritable strip-tease iconographique, la « gigantesque nudité » atteint une grandeur mythique.
La troisième digression fait pendant à la première en récapitulant l’histoire complémentaire du spectateur de la scène nocturne. Face à la gaine du sabre dans l’autre main du soldat, le narrateur – qui maintenant en disant « je » se détache du public jusqu’ici indifférencié – évoque le bruit que celui-ci avait produit en dégainant son arme et qui déclenche en lui-même toute une chaîne d’associations. Il se souvient de trois spectacles populaires devant lesquels il a éprouvé un « frisson » ou un « trouble » pareil : d’abord un numéro de cirque qui montrait un prestidigitateur perçant une femme à demi nue ; puis une exposition de poupées en caoutchouc, manipulées par un démonstrateur de music-hall ; enfin la lutte entre deux catcheurs, « appareillés dans des accouplements vaguement obscènes ». Une fois de plus il souligne le caractère irréel et trompeur de ces représentations [24]. Le corps de la figurante que prétendait immoler l’illusionniste semblait fait d’une « matière irréelle », créée par la lumière artificielle des projecteurs ; les poupées manipulées n’étaient que des « lilliputiennes, crapuleuses et commerciales réincarnations de Vénus » ; et les corps gras des catcheurs semblaient se cristalliser seulement des « particules visibles » de l’éclairage. Quand à la suite de cette triple mise en spectacle le guerrier apparaît de nouveau « dans l’avare lumière de la veilleuse », la palpabilité de cette apparition semble plus douteuse que jamais ; comme ce qui se passait dans le cirque, le music-hall et le ring, elle pourrait bien consister en un simulacre né d’une projection. Mais encore cette mise en spectacle se double-t-elle d’une mise en relief de l’énergie du combat. Car en dépit du caractère artificiel des scènes remémorées, le narrateur leur attribue un effet sublime qui s’accroît dans la mesure où le protagoniste s’expose. Pour signaler cet effet, il décrit la lumière déréalisante des projecteurs comme une lumière chaque fois plus impitoyable qui conférait une note héroïque aux acteurs illuminés. Sur la femme ressortant de la caisse du prestidigitateur tombaient des « feux glacés », sur le catcheurs en lutte même les grains d’« une sorte d’implacable grésil s’abattant sur eux », voire les « cristaux de neige » d’un éclairage indécent ; mais les corps exposés de cette manière n’en sortaient que plus vigoureux, animés d’une « vie secrète, inviolable » qui semblait les rendre indifférents aux coups et aux rayons. L’emprise croissante des trois spectacles se chiffre de même dans les réactions du spectateur dont le narrateur établit un procès-verbal nuancé. Tandis que les corps féminins qu’on malmenait au cirque et au music-hall l’ont empli d’un « trouble qu’exprime assez bien le mot libidineux », les corps « vaguement obscènes » des catcheurs lui ont inspiré même une sorte d’horreur sacrée, un trouble causé « tant par la conscience d’un interdit transgressé que par l’aspect presque surnaturel et, pourrait-on dire, mythologique de ces combats ». Plus proche de l’ethnographie de Leiris que de la sémiologie de Barthes dans l’essai célèbre sur « le monde où on catche » [25], le narrateur fait ressortir le caractère quasi sacré de ce spectacle à la fois violent et érotique. Par là il comble une gradation qui se prolonge « encore » (c’est son mot) dans la description du guerrier. Dans le froid glacial de la caserne s’affirme à nouveau et à un degré supérieur une « vie secrète, inviolable » qui anime un acteur « presque surnaturel » – ce « Goliath » qui maintenant paraît non plus une mauvaise copie, mais l’égal des héros anciens. Ainsi, la dernière partie du portrait ne couronne pas seulement une série interne d’images de plus en plus violentes pour le corps menaçant et menacé du guerrier, mais également une série externe de spectacles analogues, où des acteurs chaque fois plus énergiques s’exposaient dans des situations de plus en plus implacables. Comme elle dépasse même une scène de transgression quasi mythologique, la scène nocturne présente un spectacle presque insurmontable.
Si la première phrase de « Guerrier » ressemble à une spirale, marquée par le triple retour du thème principal à un niveau syntactique et sémantique différent, elle décrit un mouvement que Simon a qualifié de baroque : « Le mouvement du baroque, c’est la spirale. C’est-à-dire le retour de la même ligne, sur la même génératrice, mais avec à chaque fois un décalage de niveau » [26]. Les deux fonctions que remplit ce mouvement dans le portrait du guerrier correspondent à deux interprétations modernes de l’esthétique baroque. D’une part, le baroque est censé préférer l’apparence à l’essence, le figuré au propre, la ligne courbe à la ligne droite. Suivant cette interprétation, ébauchée par Leiris à l’époque de La Bataille de Pharsale [27], on peut voir dans le mouvement baroque de la phrase simonienne un mouvement différentiel. Par une mise en récit (rappelant les Mille et une Nuits), par une mise en image (picturale ou photographique) et par une mise en spectacle (foraine ou sportive) de la scène remémorée, celle-ci se dérobe à toute tentative de détermination substantielle. D’autre part, on a associé l’art baroque à la notion de dépense, ramenant la prolifération du décor à une transgression de l’utile. En accord avec cette interprétation, proposée par Severo Sarduy sur les traces de Bataille [28], on peut attribuer un effet intensificateur à la multiplication des digressions. Comme toutes les comparaisons intercalées évoquent des scènes de dépense (supplices, batailles, sacrifices, transgressions) et comme ce fil rouge suit une ligne ascendante, la scène première se charge successivement d’un potentiel sémantique qu’elle n’aurait pas atteint dans une description rectiligne. Cette deuxième interprétation semble d’ailleurs très proche de celle que Simon lui-même, dans un autre chapitre de « Lexique », donne de l’art de Poussin. Citant un « critique anglais qui définit le baroque movement into space », il insiste sur le dynamisme des bacchanales et des batailles du peintre baroque qui fait éprouver la violence des scènes représentées ; le spectateur « se trouve pour ainsi dire précipité » dans le spectacle dionysiaque ou martial, « s’enfonçant » dans le tableau comme les guerriers s’enfoncent dans la bataille (BP, 667-668). Si selon la fameuse boutade de Ricardou, La Bataille de Pharsale est avant tout une « bataille de la phrase » [29], c’est dans ce sens-là, sans doute nullement envisagé par l’ancien porte-parole de la critique : dans ses périodes animées par un mouvement vertigineux de spirale, le roman évoque des scènes de dépense devant lesquelles le lecteur a du mal à garder la distance.
La description du guerrier nu se termine par une métaphore qui renvoie à l’acte d’écrire. À l’image macabre d’une décapitation imminente, voire déjà exécutée, succède l’image métapoétique d’un papier noirci : si la mort semblait avoir attaqué la tête du soldat enragé, elle semble maintenant sur le point d’envahir le corps entier, « à la façon de l’encre qui gagne à partir d’un coin de buvard ». La scène de dépense dans la caserne finit donc par anticiper la scène d’écriture détaillée à la fin du roman afin d’en souligner l’origine laborieuse. Par là, le narrateur signale discrètement que l’effet vertigineux de la révolte dépeinte est avant tout le produit d’un travail poétique. Ce n’est pas le spectateur « muet » dans la chambrée, mais l’écrivain au bureau qui agrandit le combat nocturne par le mouvement baroque de la phrase ; et c’est seulement le stylo de celui-ci qui coûte la tête à l’ex-camarade, non pas déjà l’attaque des persécuteurs imaginés. Ainsi, l’image de l’encre mortelle résume une différence entre la violence décrite et la violence de la description qui se dessine dès le début du portrait. Tandis que le guerrier ne profère que quelques « obscures menaces », le narrateur émet plusieurs salves de « sons évocateurs » ; tandis que l’un se manifeste par les « moulinets » clos et répétitifs de son sabre, l’autre s’exprime par les spirales ascendantes de ses phrases. Cette différence capitale devient encore plus nette quand la description de la révolte tournant à vide est suivie par la narration de la répression. Dès que la transgression corporelle du guerrier est sanctionnée, elle se distingue clairement de la transgression verbale du narrateur.
Au milieu du chapitre, juste après la fin de la longue phrase expositoire, le premier passé simple du texte indique un événement qui altère la performance monotone du guerrier. Un délateur s’esquive, le soldat nu tombe par terre et tout à coup fait face à un sous-officier qui réprime la révolte, réduisant l’acte de dépense à une simple infraction au règlement militaire. Au combat fantomatique se substitue ensuite une confrontation limitée et concrète au cours de laquelle le maréchal des logis désarme le perturbateur, le force à s’habiller et l’emmène en prison. À première vue, ce « showdown » rapide confronte deux partis parfaitement contraires : ici l’incarnation nue du désordre, là le représentant en uniforme d’un ordre rigide ; ici le guerrier archaïque, aussi vigoureux que vulnérable, là le soldat moderne protégé par une « carapace de cuir et de drap », mais dont la main gantée ressemble à une « prothèse orthopédique » (BP, 657). À la transgression irrationnelle semble s’opposer l’interdit rationnel, à la rébellion solitaire la discipline collective. Mais la communication entre les antagonistes inégaux révèle une complicité étrange. Dès que le représentant de la norme prend la parole, il déclenche un échange rituel de mots et de gestes qui semble obéir à un code secret, partagé également par son adversaire ; tant le guerrier que l’officier agissent comme les officiants d’un « jeu de conventions » dont ils connaissent les règles non codifiées grâce à leur longue expérience commune de la même institution militaire (656). À la lumière de ce « cérémonial », la révolte ne semble pas mettre en cause le règlement, mais au contraire le confirmer ; elle revient, pour citer la formule précise qu’on trouve quelques pages plus tard, à « l’intrusion d’un désordre passager et limité dans un ordre dont l’ossature, les structures principales subsistent toujours » (671). Le combat irrégulier du guerrier est donc une transgression rituelle selon la définition de Bataille : une violation de l’interdit qui fait partie du cérémonial et par là prévient son abolition [30].
Ce que le guerrier donne à voir d’une manière spectaculaire, mais toujours dans le cadre d’un ordre intact, est répété sous des conditions tout à fait différentes par le narrateur du roman. À l’acte rituel de dépense observé dans le dortoir répond un acte de dépense verbale préparé au bureau, qui constitue une « transgression vide et repliée sur soi » d’après la définition déjà citée de Foucault : une transgression toute subjective qui ne se rapporte plus à un interdit institutionnel, mais pose elle-même l’interdit qu’elle viole. Matérialisant des « rêves obscurs de révolte et de violence » qu’il poursuit « dans les obscures méandres de son cerveau » (BP, 658), le combat fantomatique du guerrier atteint un tel degré de réalité qu’il est sanctionné sans délai ; la dépense de l’écrivain, par contre, n’a lieu que dans les « obscures méandres » de l’écriture qui, dans La Bataille de Pharsale, se place plus que jamais sous le signe du labyrinthe [31]. À la révolte nocturne assiste le public de la chambrée, représentant l’armée entière, tandis que sa description baroque s’adresse au lecteur solitaire. Dans le cas du guerrier, l’interdit transgressé est un interdit précis, défini dans un règlement en vigueur ; le narrateur doit au contraire établir d’abord les règles linguistiques qu’il viole par la suite, par exemple en rappelant, sur les premières pages du roman, les leçons fort cartésiennes de latin et de français qu’il avait reçues autrefois de son oncle Charles (575-576). Enfin, l’acte physique du sabreur sauvage ne dépasse pas une certaine limite temporelle qui pour l’acte verbal de l’écrivain anti-classique n’a aucune importance ; comme personne ne le rappelle à l’ordre, il peut se dépenser en permanence, aussi bien face à la machine délabrée qu’il décrit dans le chapitre suivant que face au soldat écervelé. Bref, le geste sacrificiel de l’écrivain n’est plus soumis aux limitations corporelles, sociales, spatiales et temporelles d’une transgression rituelle ; il relève pour ainsi dire d’une « violence à l’état pur » (G, 426). Et néanmoins le personnage du guerrier nu s’impose comme une figure allégorique de cette écriture. Car si à la fin du portrait bouleversant il est comparé à « Orion tituba[n]t en aveugle sur les monumentales assises de ses pieds », il semble préfigurer déjà ce géant mythologique qui, dans l’œuvre suivant La Bataille de Pharsale, présentera un modèle à double face pour la poétique simonienne.