Association des Lecteurs de Claude Simon

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Roméo Koffi

dimanche 13 juin 2021, par Christine Genin

De l’évasion à l’invasion : une lecture à la lumière de La Route des Flandres et Histoire de Claude Simon

Le titre de ma communication m’invite en me mettant à la place d’un lecteur incompétent, c’est le premier titre que j’ai d’ailleurs proposé à cette aventure avec Simon, c’est-à-dire « le lecteur incompétent », un lecteur qui ne veut pas lire Simon ou un lecteur mis en déroute par le texte simonien. Finalement, j’ai cédé à la tentation d’une évasion, c’est justement ce qui a motivé la formulation du titre suivant « la lecture de Claude Simon : de l’évasion à l’invasion » Qu’est-ce qui est évasif chez Simon ? Qu’est-ce qui captive et à quelle fin ? Que peut-on ou que doit-on retenir à la fin ? Ce sont ces questions qui ont trottinées, comme si j’étais à cheval, ma réflexion. Ce titre relève du simple fait qu’en parcourant le texte de Simon dans un esprit ludique, je suis tombé dans la captation. Comme le narrateur simonien hanté par les images, j’ai été hanté, colonisé par les flux de mots. Comment cela s’est-il passé ? Je précise dorénavant que j’ai lu Eugénie Grandet de Honoré de Balzac, j’ai lu Germinal de Zola, lors de la préparation de mon Master, j’ai lu Madame Bovary. Tous ces romans ont laissé des traces indélébiles à travers la vie des différents personnages en particulier celle de Étienne Lantier, Madame Bovary (dont j’ai étudié le personnage), Charles Bovary, médecin de campagne.

Cependant grande fut ma surprise en parcourant pour la première fois les textes de Claude Simon, en l’occurrence La Route des Flandres et Histoire. L’œuvre en main, j’ai décidé, comme un lecteur traditionnel, de passer rapidement en revue quelques pages pour voir l’intrigue de l’histoire. Ayant ainsi tourné quelques dizaines de pages, je ne voyais qu’un bloc, des fragments, des mots tronqués, parfois troqués au bénéfice d’autres ; tous ces éléments se suivent et s’enchaînement sans ordre apparent. Comme le narrateur simonien, j’avais « la tête d’un voyageur » (Hist., 34), « respirant et expirant […] comme si mes oreilles [mes yeux] se bouchaient et s’ouvraient tour à tour » (Hist., 39), le « visage […] ennuyé […] impatient […] attendant » (RF.,15) ou quêtant le dénouement d’une action.

Dans cette attente incertaine face à « la tempête de mots […] comme d’emphatiques avertisseurs ou de pathétiques appels au secours » [1], les maux, (oubli, plainte, angoisse, doute, hésitation, tâtonnement, etc.) ont commencé surgir en moi, confirmant ainsi, ces propos de Roland Barthes : le texte simonien dans sa configuration pourrait communiquer à « son lecteur un état bizarre : à la fois exclu et paisible. [2] » Dans cet élan, ces questions ont commencé à surgir de ma mémoire à l’œuvre dans l’œuvre simonienne : où la phrase a commencé et où va-t-elle s’achever ? Que signifie le récit simonien ? Alors en tant que lecteur distrait, je me suis laissé emporter par les aléas du texte en suivant à la manière d’un archéologue ou d’un « historien du regard, de la contemplation » [3] : les flots, les flux de mots et des images qui me conduisaient comme cet esprit « mouvant qui planait sur les eaux au début de la création » [4], car je ne savais pas où cette lecture allait me conduire, je ne savais pas où j’allais atterrir mais j’étais heureux de me laisser bercer par les vagues de mots. Dès lors, face à ce « bloc textuel qui suspens » [5] tout idée de linéarité et métamorphose le lecteur en « un témoin de la rencontre de l’imprésentable qui désempare toute pensée » [6], j’ai commencé alors à ramer à contre-courant tombant dans « les gouffres parce que des séismes ont lieu » [7] et en parcourant le texte pour le simple plaisir de voir les mots se répéter, s’entrelacer, se superposer. Ainsi, « un espace de jouissance » [8] venait de naître. Pour mieux appréhender « l’ordre réel et l’ordre textuel » [9], je me suis mis à répertorier çà et là les images, les objets, les mots, les jeux de répétition, etc. En parcourant, l’œuvre un peu plus loin, j’ai fait le constat suivant, d’une lecture distractive, comme par un jeu de « glissement » [10], le lecteur, que je suis, va se trouver dans la captation, il se trouve imbibé, phagocyté par le texte : difficile de s’en détacher. Le texte, les mots, les images, comme au cinéma, il n’a plus de choix car le seul qui lui reste, c’est d’avoir les yeux rivés sur le lieu de la projection, le lieu de l’action, chez Simon, c’est le texte. Ce texte simonien se déploie comme « un fossile – […] qui se réveille contre toute attente, bouge, s’agite, se démène et brise le cours normal des choses […] en tant qu’élément disjoint de son terreau. » [11]

Mon attention s’est figé sur deux fragments qui se manifeste comme des « digues » dans le texte. « […] Et de nouveau il me semblait voir cela : se détachant sur le mur vert inimitable des opulents marronniers, presque noir, […] – le mur vert noir des marronniers – Marron cerclé bleu ciel, toque noir … » (La Route des Flandres, pp. 22-23)

« […] la lumière livide qui tombe des mille ou deux mille verrières montmartroises […] ou les forêts du Parnasse mais par les galopades matinales dans les corridors et l’urinale odeur des souterrains aux parois étincelantes et céramiquées du métropolitain » (Histoire, p. 270)

Chez Claude Simon, comme nous pouvons le constater l’écriture « ne fait que tendre la main [au lecteur]. […] puis nous attire, nous aspire, nous dévore – tout entiers dans le mouvement […] la puissance des images est une puissance de compénétration de l’objet dans le sujet et, pire du sujet dans l’objet. [12] » Cette écriture qui nous tend la main comme pour nous emmailloter, nous entrelacer est palpable dans les textes de Simon : « la lecture est régulièrement entravée » [13] et « propose fréquemment au lecteur des passages constitués, sur plusieurs pages » [14] Je m’amusais à chercher, à lister d’abord les signes visible et invisible, en l’occurrence les ponctuations. Alors, je me disais en moi-même : Je vois - je ne vois - il a oublié - il devait mettre - il va mettre - il n’a pas mis. C’est en effet dans le tumulte de ces observations que je suivais sans trop d’intérêt le texte de Simon. Dans le premier fragment, Il y a une insistance sur le mot « mur » répété (11 fois) dans La Route des Flandres (p. 22 – 23), dans Histoire (pp. 270 – 271) par contre il y un étirement du mot « même - s » (répété 13 fois) avec une alternance du singulier et du pluriel comme par un jeu de refrain. Cette extension, comme une « ficelle en nœuds » (Histoire, p. 248) crée une forme de labyrinthe (au sens où l’entend Gilles Deleuze) dans le récit. Ainsi, comme nous pouvons l’observer, pour le scripteur simonien, le récit comme ce labyrinthe dont parle Deleuze, « n’est ni un cercle ni une spirale, mais un fil, une pure ligne droite, d’autant plus mystérieuse qu’elle est simple, inexorable, terrible » [15] . De même, Selon Georges Didi-Huberman, le récit simonien par le jeu de la liste allie « les formes, les forces et les significations » [16] et manifeste un arrêt sur l’image. Quels effets ces listes créent-elles dans le texte et chez le lecteur ?

La lecture de ce fragment met en relief ce que Jean-Marie Kouakou nomme « un réservoir duquel peuvent se prélever les séries à mettre en réseau. » [17] C’est justement dans un jeu de mise en réseau que je vais commencer à lister un ensemble d’éléments caractéristique. Si dans La Route des Flandres, l’image du « mur » qui revient à maintes reprises avec une variation de couleurs ou encore ce « tiroir rempli de l’hétéroclite » ( Histoire, pp.248) objets avec différentes couleurs pourraient certainement s’apparenter à un écran de cinéma qui multiplie les actions dans un geste de suspens comme un prestidigitateur qui à travers un seul objet varie les jeux de dédoublement, il y a là, ce que Jean-Marie Kouakou pourrait appeler « une capitalisation des formes » [18] qui conduit peut-être à une capitulation de l’objet.

Le second mouvement, il s’agit de créer chez le lecteur un jeu d’écho dans l’optique de rendre l’objet présent dans la pensée de celui-ci. Le lecteur pourrait certainement oublier les actons, le lieu mais l’image ou l’objet reste dans sa mémoire comme un « fantôme » qui va continuellement hanter sa lecture. Le texte se présente comme une invitation au lecteur à travers les formes d’insistances et de répétition. Cependant, « la lecture de ces [textes] reste fort décevant pour quiconque y chercherait » [19] une fable.

Finalement, le lecteur quêteur qui s’amusait à lire Claude Simon comme une œuvre de « l’aventure, comme cette aventure de l’écriture » se trouve submergé par le texte, l’écriture, le style. Il se trouve imbibé par les objets, les images, les lieux. Ce qu’il retient après cette aventure, ce n’est pas tant l’histoire, ni les lieux, ni les personnages, mais ce dépôt, ce « magma textuel » [20] informe qui reste en lui après, au fond de lui dans sa mémoire au terme de cette aventure. Ce magma est comparable à une « boue invisible » (RF., 127), ou encore à des « fantômes » (Hist., 10), il ne fait que trainer ces mots comme une coquille d’escargot sur son dos. Le lecteur qui lisait le texte de Simon dans un élan de distraction va finalement de retrouver face à un texte qui l’engloutit, le colonise. Chez Simon, ce n’est pas ce que le lecteur retient qui est primordiale, c’est ce dépôt informe, « c’est-à-dire invisible immatériel sans commencement ni fin ni repère, et au sein duquel il [le lecteur] avait la sensation de se tenir […] comme au théâtre ces personnages immobiles dont les jambes imitent sur place le mouvement de la marche » (RF., 30) qui reste lorsqu’il semble avoir tout oublié. Difficile d’échapper au joug des images qui le colonisent finalement. Pour le scripteur simonien, Il n’y a pas de parole vaine car toute parole manifeste la présence palpable d’un sujet, d’un objet : il a fait les êtres, les objets, les images, la terre et les cieux par la parole, « il parla, et ce qu’il dit exista ;/ il commanda, et ce qu’il dit survint. » [21]. Pour tout dire, l’art de l’écrit chez Claude Simon, « à force de dérives, de déviations, de détaxes ou de surtaxes […] introduit un peu de psychose » [22] chez son lecteur.

Bibliographie sommaire

Claude Simon, La Route des Flandres, Paris, Minuit, 1960. / Histoire, Paris, Minuit, 1967.

Pierre Brunel, Glissements du roman français au XXe siècle, Paris, KlincKsieck, 2001.

Georges Didi-Huberman, L’image survivante, Paris, Minuit, 2002.

Gilles Deleuze, Critique et clinique, Paris, Minuit, 1993.

Jean-Marie Kouakou, La chose littéraire : objet/objets, Abidjan, EDUCI, 2005.

 Roméo Koffi Konan est doctorant à l’Université Félix Houphouët Boigny de Cocody – Abidjan – Côte d’Ivoire.

Il travaille à une thèse dont le sujet est : « Le supens narratif chez Claude Simon ». Thèse de doctorat dirigée par Jean-Marie Kouakou, Professeur des Universités, Directeur de l’école doctorale SCALL à l’UFHB.


[1Georges Didi-Huberman, L’image survivante, histoire de l’art et temps des fantômes selon Aby Warburg, Paris, Minuit, 2002, p.372.

[2Roland Barthes, Le plaisir du texte, Paris, Seuil, Coll « Tel Quel », 1973, p. 49.

[3Georges Didi-Huberman, L’image survivante, op.cit., p.109.

[4Genèse, chapitre 1, Verset 3.

[5Pascale Mounier, « Structures énumératives et description utopique : La « Corographie » de la ville d’Orbe » dans Michelle Lecolle, Raymond Michel et Sophie Milcent-Lawson (dir.), Liste et effet liste en littérature, Paris, Classiques Garnier, 2013, p. 176

[6Jacques Rancière, Le partage du sensible : esthétique et politique, Paris, La Frabrique-édition, 2000, p.9.

[7Georges Didi-Huberman, L’image survivante, op. cit., p.164.

[8Roland Barthes, Le plaisir du texte, op. cit., p.11.

[9Pascale Mounier, « Structures énumératives et description utopique : La « Corographie » de la ville d’Orbe » dans Michelle Lecolle, Raymond Michel et Sophie Milcent-Lawson (dir.), Liste et effet liste en littérature, op. cit., p. 182.

[10Pierre Brunel, Glissements du roman français au XXe siècle, Paris, KlincKsieck, 2001.

[11Georges Didi-Huberman, L’image survivante, op. cit., p. 338-339.

[12Georges Didi-Huberman, L’image survivante, op. cit., p. 411.

[13Jean-François Jeandillou, « Listomania Nodieriana », dans Michelle Lecolle, Raymond Michel et Sophie Milcent-Lawson (dir.), Liste et effet liste en littérature, op. cit., p. 260.

[14Judith Wulf, « "Dénombrement titanique" : l’effet dans Quatrevingt – treize », dans Michelle Lecolle, Raymond Michel et Sophie Milcent-Lawson (dir.), Liste et effet liste en littérature, op.cit., p. 261.

[15Gilles Deleuze, Critique et clinique, Paris, Minuit, 1993, p. 41.

[16Georges Didi-Huberman, L’image survivante, op. cit., p.413.

[17Jean-Marie Kouakou, La chose littéraire : objet/objets, Abidjan, EDUCI, 2005, p. 59.

[18Idem., p. 85.

[19Georges Didi-Huberman, L’image survivante, op. cit., p. 465.

[20Raphaël Cappelen, « Rabelais et la bibliothèque imaginaire : liste énigmatique et création générique » dans Michelle Lecolle, Raymond Michel et Sophie Milcent-Lawson (dir.), Liste et effet liste en littérature, op.cit., p. 168.

[21La Bible, Psaume 33.

[22Gilles Deleuze, Critique et clinique, op. cit., p. 93.