Association des Lecteurs de Claude Simon

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Pierre Bergounioux. « Bon dieu ! » (2006)

samedi 12 mars 2016, par Christine Genin

Bon dieu !
par Pierre Bergounioux

Voilà cinq siècles que la littérature épouse, en France, l’aventure collective. Des raisons qui lui sont, de prime abord, étrangères ont facilité son éveil. C’est des luttes internes à la chevalerie combattante que sort l’exercice approfondi, assidu de la pensée. Simple extension, au début, de la maison victorieuse, celle des Valois puis des Bourbons, l’État centralisé a confisqué l’usage légitime de la coercition physique. La noblesse guerrière, devenue courtisane, se trouve empêchée de recourir à l’épée pour réaliser ses ambitions. Lorsqu’on ne peut plus agir, on pense. Un principe de thermodynamique interne fait de la réflexion un acte empêché, une parole ravalée. Une poignée de privilégiés, hobereau périgourdin, cavalier tourangeau, bourgeois de Clermont-Ferrand, entreprend de considérer toutes les choses accessibles à son esprit, inaugurant la tradition méditative étincelante à laquelle, génération après génération, on n’a plus cessé, dans ce pays, de sacrifier. L’essayiste allemand Curtius notait que « les idées maîtresses de la civilisation anglaise ne se trouvent ni dans Shakespeare ni dans Keats », que « la réforme luthérienne a favorisé, en Allemagne, le développement des recherches historiques et philosophiques alors que, en France, la littérature a assumé les fonctions dévolues, ailleurs, à la science et à la poésie, à la musique et à la philosophie ». C’est le seul pays, conclut-il, où il existe une « religion des lettres ».

Puisque la littérature est ce domaine où le pays prend conscience de lui-même, on est en droit de supposer qu’une œuvre a enregistré l’épisode tragique qui débuta le 3 août 1914 et dont les séquelles ont enténébré le siècle qu’on vient de quitter. Cette œuvre existe. C’est celle de Claude Simon.

Comme toute religion, celle des lettres s’appuie sur une hiérocratie, celle des écrivains, dont on constate, après coup, qu’ils avaient vocation à se faire les interprètes de leur temps parce qu’ils en avaient l’expérience idéal-typique. La littérature ne naît pas d’elle-même. C’est au monde qu’elle emprunte sa substance. Ses inventions formelles, si elles ne répondent pas aux nouvelles exigences de la vie, de la réalité, se ramènent à des jeux byzantins. Il fallait appartenir à la noblesse de robe, et provinciale, du XVIIIe siècle pour soumettre à un examen dépassionné les divers régimes politiques. C’est le flegmatique baron de Montesquieu qui s’en charge. Mais la critique acerbe de la monarchie absolue n’est plus de son ressort. Un bourgeois de Paris agité, irrévérencieux, Voltaire, va s’en charger. Le terrain déblayé, la question se pose de savoir quelle demeure nouvelle édifier, demain, sur les décombres de la féodalité. La bourgeoisie, qui excelle dans la démolition, n’a pas à proprement parler de plan. C’est qu’elle peut trouver son compte dans l’annexe dorée que la noblesse veut bien lui concéder, avec les titres d’historiographe du roi, de chambellan, le fauteuil à l’Académie, les honneurs, les milliers de livres de rente dont Voltaire, outre les coups de bâton et le cachot de la Bastille, fut aussi gratifié. C’est alors qu’un plébéien tourmenté, très sensible, d’origine genevoise, se met à parler de vertu, d’égalité dans des publications auxquelles la génération suivante donnera force de loi, valeur de réalité.

Pas de siècle plus terrible, peut-être, dans toute notre histoire, que celui qui vient de s’achever. D’autres furent épouvantables, le XVe, par exemple, qui apporte à ce pays la peste, la famine, la guerre anglaise. La Beauce est redevenue forêt. Les loups entrent dans Paris par la Seine gelée. La moitié de la population disparaît. Mais un même ciel religieux couvre toujours la terre désolée. Quelques docteurs commentent Aristote, comme si de rien n’était. À l’immaturité des moyens de production – et de destruction – répond la durable faiblesse de la pensée. Elle lui interdit de se saisir d’elle-même, de se demander, tremblante, effarée, si elle se tient à la hauteur de son objet, s’il y a une réponse à la question qu’elle vient de se poser.
Il appartenait au XXe siècle de briser les limites, de passer outre à tous les interdits – le « siècle des extrêmes », selon la formule d’Eric Hobsbawm. Il s’annonce sous des auspices ensoleillés, charmants, très trompeurs, qui ajoutent à l’horreur en quoi il va se muer. Tout semble sourire à ses aînés, aux enfants qui voient le jour à la fin de la Belle Époque, comme on dit. Claude Simon est de 1913. La France est encore au faîte de la puissance. Du moins croit-elle tenir, sur la scène du monde, le rôle de premier plan qu’elle joue depuis la Renaissance. Forte d’un État centralisé, de son poids démographique, aussi, elle a disputé la prééminence européenne – mondiale – à ses redoutables voisins. La légitimité de la République est assise, l’Église séparée de l’État, la section française de l’Internationale ouvrière, dominée par des petits-bourgeois, réticente – l’union sacrée le montrera – à tirer toutes les conséquence politiques, révolutionnaires, de la contradiction qui travaille le capitalisme. C’est l’affaire d’une poignée d’intellectuels apatrides, russes, qui semblent rêver tout haut, en Suisse, où ils sont exilés.

Jamais, sans doute, le pays n’a montré visage plus harmonieux qu’alors. C’est l’apogée de l’« âge des terroirs », la douceur mûrie d’une nation essentiellement paysanne, massivement catholique, encore, donc réfractaire aux axiomes luthériens du business, au « calcul rationnel des chances pacifiques de gain pécuniaire ». Un certain goût, contemporain de la société de cour, de la production à petite échelle d’objets luxueux, d’œuvres d’art, surtout, se maintient, rayonne d’un éclat accru. Des peintres, des sculpteurs, des artistes venus de toute l’Europe inventent le fauvisme, le cubisme, libèrent, sous l’influence de l’Art nègre, c’est-à-dire du colonialisme, la recherche plastique des canons académiques. Alors que le pays s’apparente à une immense province campagnarde, à peine enlaidie, par endroits, de chevalements de mine et de fumées d’usines, Paris, blanche, aérée, pavoisée, délicieusement habitable, brille d’un renom universel.

Des livres écrits avant l’orage témoignent de ces étés comme il n’y en aura jamais plus. Ce sont les pages de la jeune « Madame Willy » – Colette –, la fugue merveilleuse du grand Meaulnes, parti, un soir d’hiver, pour la gare du village, qu’il n’atteindra jamais. Il se perd, en chemin, mais sa course vagabonde le conduit au domaine mystérieux où le passé semble établi à demeure, pour toujours. Les signes se multiplient. Une allée de sable a été balayée à grands ronds réguliers, comme pour l’Assomption. Des enfants déguisés passent près du héros, caché dans les sapins, en proférant d’énigmatiques paroles. Une lueur verte, qu’il a déjà vue en rêve, le guide. Et lorsque, au matin du solstice, il sort du sommeil, c’est un jour de printemps qui se lève autour de lui. Tel est, à peu près, le monde que découvrirent les innocents d’il y a cent ans. « Il n’y avait plus, écrit Alain-Fournier, que du bonheur à espérer ».

L’inquiétude qui rôde, invariablement, dans le décor, se ramène à des détails. Ce sont ces émigrés russes qui songent, dans leurs garnis enfumés, à prendre d’assaut le Palais d’hiver de Saint-Pétersbourg. Ç’a été, en 1905, la démonstration d’Agadir, un geste extravagant – un de plus – de Guillaume II, qui envoie une canonnière en vue du Maroc. La France n’en a cure et place le pays sous son protectorat. C’est encore – mais qui en mesure les conséquences éventuelles ? – le réseau serré d’alliances diplomatiques où sont prises les grandes puissances littorales et les petites nations remuantes de l’Europe centrale, dont la Serbie. Ce sont enfin – mais qui le sait ? – les fissures profondes qui lézardent les fondations intellectuelles, vieilles de vingtcinq siècles, qui ont soutenu l’essor prométhéen du demi-millénaire écoulé. Un hurluberlu confiné dans un emploi subalterne du Bureau des brevets, à Berne, réexamine l’expérience de Morley, qui date déjà de vingt ans. Elle visait à mesurer les différences de vitesse dans la propagation de la lumière et n’en a pas constaté. Comme elle est techniquement irréprochable et manifestement négative, il semble bien qu’il faille prendre ladite vitesse pour invariant et poser comme relatifs le temps et l’espace absolus d’Aristote. Ce n’est pas tout. Élevée au carré, elle fixe la relation entre une quantité donnée de matière, fissile, de préférence, si l’on souhaite vérifier expérimentalement, et celle de l’énergie en quoi elle peut être convertie.

Que les catégories a priori de l’expérience, donc de la science et, par suite, de la conscience, soient déchues de leur antique intangibilité, cela n’affecte guère, dans l’immédiat, ni les théorèmes de la mécanique classique ni la teneur de la vie ordinaire. Celle-ci, pourtant, porte en elle une ombre d’inquiétude que les oiseaux de nuit décèlent lorsque le silence et l’obscurité descendent. À Paris, c’est Proust, qui se compare lui-même à un hibou, à Prague, Kafka, avec ce nom prédestiné d’oiseau noir, de choucas, à Dublin, Trieste et, naturellement, Paris, James Joyce, qui est à peu près aveugle et scrute les murmurantes ténèbres intérieures. Malades, hypersensibles, persécutés, les premiers comme juifs dans la France anti-dreyfusarde ou l’Empire austro-hongrois, l’autre comme catholique dans un Royaume-Uni dominé par les Anglais protestants, ces hommes constatent, comme Einstein, mais dans l’ordre du sens, dans son registre majeur, celui de la grande narration, que ce qui se passe échappe aux prises de la pensée ou que la pensée – cela revient au même – se découvre interdite devant ce qui, à l’évidence, continue de se passer et la concerne, est. On sait que l’un donnera la vaine recherche du thème de son œuvre comme l’œuvre dont il n’a pu trouver le thème, que l’autre laissera inachevées ses œuvres majeures – L’Amérique, Le Château – et que le troisième, incapable d’inventer un sujet de roman, récrira parodiquement l’odyssée – Ulysses – du juif Bloom, dans les rues prosaïques de Dublin.

On connaît la suite. Le coup de pistolet de Gabriel Prinzip donne le signal de la mêlée générale. Le père de Claude Simon disparaît, avec un million et demi de jeunes hommes, sur les champs de bataille de la Grande Guerre. Puis la production de richesses, à laquelle le critère de l’utilité, prédominant depuis que les hommes ont commencé à produire leur vie matérielle, ne s’applique plus, devient folle. D’un côté, on crève de faim, de l’autre on brûle le café dans la chaudière des locomotives. Dans l’intervalle, les locataires des garnis de Zurich sont revenus à Saint-Pétersbourg avant de se transporter à Moscou, au Kremlin. Mais les nations impériales repoussent leurs propositions de paix sans annexion. Des voyous, des assassins attisent les frustrations et les rancœurs nées du traité de Versailles, se mettent à brûler les livres, avant les gens, et c’est ainsi que les enfants de la Belle Époque, vingt-cinq ans après leurs pères, prennent le chemin des frontières pour affronter une nouvelle fois le même ennemi. Seulement, l’histoire, lorsqu’elle se répète – Hegel l’a dit, Marx repris dans Le 18 brumaire –, c’est sous forme de comédie. On marche à cheval, comme en 1914, mais c’est à la rencontre de divisions blindées appuyées, du ciel, par des essaims de bombardiers. La nation orgueilleuse qui célébrait, le 11 novembre 1918, sa victoire ruineuse, mortelle sur l’ennemi héréditaire, est balayée en six semaines. Claude Simon a été capturé, comme un million d’hommes. Il s’évade, comme plusieurs milliers, regagne le Languedoc natal où il se demande, comme tout le monde, ce qui a bien pu lui arriver.

S’il a une chance de répondre, c’est qu’il est d’origine aisée, comme la plupart des écrivains. Mais que, à la différence des grands valétudinaires qui ont porté la narration classique, homérique, à son terme étincelant et destructeur, dans leur chambre, c’est un être diurne, soucieux des événements terribles, tout extérieurs, qui ont bouleversé le monde ancien. Alors qu’il est issu de la bourgeoisie terrienne du midi viticole, il a passé en Espagne pour combattre le fascisme aux côtés des paysans pauvres et des ouvriers républicains. Il n’est sujet ni à l’asthme proustien ni à la demi-cécité joycienne, donc apte au service armé. C’est à cheval, sous les armes, qu’il découvre ce que l’historien Marc Bloch, juste avant de mourir, fusillé par les Nazis, tient pour le trait inouï, saillant de l’histoire qui se fait : l’intrusion de la vitesse. Le couple très ancien, quasi mythologique, que Claude Simon formait avec sa monture a été assailli par les chars, les avions en piqué, son escadron de cavalerie à peu près anéanti.

Deux mots, même s’il l’ignore encore, enferment dès cet instant l’œuvre à venir. Je ne sais plus dans quel livre il les tracera en toutes lettres. Ils pourraient figurer à chaque page de chacun. C’est : « Bon Dieu ! ». Dès 1940, et avant cela, quand il n’est encore qu’un petit orphelin, un adolescent incertain de lui-même, de demain, il pense et ne sait que penser. Ce dont il est la victime, le témoin, le protagoniste l’affecte sans qu’il puisse en rien dire que : « Bon Dieu ! ». Il se découvre affecté par l’événement mais l’événement par sa brutalité irruptive, sa nouveauté stupéfiante, terrifiante échappe à l’acte subjectif par excellence, au pouvoir de nommer qui constitue le monde en objet, le met à distance, le domine.

Le style si particulier de Claude Simon se déduit de l’expérience traumatique de sa génération. Ce qu’il en a dit, dans de nombreuses interviews, éclaire assez peu ce qu’il a effectivement fait, la plume à la main, et c’est sans importance. C’est un artiste et l’art, ainsi que Durkheim le répète, est « une pratique pure, sans théorie ». L’artiste, l’écrivain n’a pas besoin de savoir. Il lui suffit de faire. La signification de son entreprise se dessinera d’elle-même, sans passer par la conscience claire. De là, la nécessité de l’accompagnement critique. Il statue sur le sens d’une œuvre qui n’en a pas connaissance lorsqu’elle s’accomplit et ne peut le produire que dans cette ignorance.
Le style est une vision, inséparable d’une position sociale à laquelle le mot renvoie spontanément – style bourgeois, raffiné, tapageur… Il est le trait distinctif des façons différentes, opposées, d’agir et de penser dans les sociétés de classes. Il peut rester attaché aux gestes, au vêtement, à la manière de vivre, de parler sans se répercuter dans le registre rare de l’écrit. Lorsqu’il y est projeté, il porte la marque de son origine et de ses fondements – style noble de la tragédie classique, tendant au prince, à sa cour, un complaisant miroir, style bourgeoisement soigné des grands romans réalistes expliquant les ambitions et les infortunes de provinciaux téméraires, les procédés de riches marchands, d’usuriers, de ci-devant duchesses et de demi-mondaines, beaucoup plus rarement d’artisans, de salariés agricoles et de servantes.

On peut raisonnablement se demander si le style de Claude Simon, si sa posture ne tient pas, en dernier recours, aux carences, toujours historiques, de sa socialisation. On devient soi-même par mimétisme, au contact direct, sous la tutelle exemplaire de ceux qu’on va perpétuer. La conservation de l’énergie sociale veut que le fils reproduise le père, soit lui après, comme son père l’a incarné, avant. Seulement, l’image à laquelle le petit Claude Simon n’aurait qu’à ressembler, n’existe plus lorsqu’il la cherche, des yeux, autour de lui et la disparition prématurée de sa mère, sèche bourgeoise dont il a décrit la maladie, l’agonie, dans Le Tramway, prolonge son inachèvement relatif. L’indétermination suprême dont procèdent et témoignent ses livres est en germe dès l’enfance. Celle-ci porte déjà le sceau du premier cataclysme qui s’est abattu sur l’Europe et c’est dans des dispositions ouvertes, défiantes que, devenu homme, Claude Simon affrontera ceux qui lui sont réservés.

Qu’elle soit conduite à la première ou à la troisième personne, son œuvre se ramène à une autobiographie dont les épisodes se succèdent selon deux ordres interférents de violence décroissante et d’examen régressif. Les écrivains ne savent pas ce qu’ils font. C’est afin de le savoir qu’ils le font. Ils ignorent où mène leur chemin puisqu’ils l’ouvrent, pas à pas, dans leur progression opiniâtre, incertaine, à travers le chaos de l’expérience. Ils sont ouverts à l’esprit du temps, aux débats, aux controverses qui agitent leur domaine, à la représentation que les milieux cultivés se font de leur travail et dont l’autorité, parfois, est assez forte pour le troubler, l’infléchir. Claude Simon n’est plus. Sa disparition a figé l’œuvre à laquelle il a travaillé soixante années durant. On voit, désormais, le processus involutif qui mène des premiers romans – Le Tricheur, Le Sacre du printemps – au désolé récit de la prime enfance, qui fut son dernier livre – Le Tramway.

Lorsque la guerre de trente ans commencée à Sarajevo, en 1914, prend fin dans les ruines de Berlin, le 8 mai 1945, les survivants, s’ils sont citoyens d’une nation cultivée, légataires d’une tradition lettrée, ne peuvent pas ne pas demander ce qui est arrivé. Ça va plus loin. L’habitude de se demander, la posture spontanément réflexive, dissertative des fractions privilégiées, instruites de la population sont comme paralysées, liquéfiées par les événements monstrueux, proprement inconcevables qui se sont succédés sans discontinuer. Pour quelqu’un qui a vu le jour à la veille du premier conflit mondial, comme Simon, mais comme Henri Thomas ou Samuel Beckett, aussi, il est évident que la narration classique, avec ses principes d’identité et de causalité, de cohérence et de consécution, est morte avec le monde dont elle relevait, depuis quatre siècles et plus, les contours. L’Europe, foyer des Lumières et Sujet de l’histoire, a été prise de folie meurtrière, suicidaire. On vient de découvrir l’horreur des camps et l’apocalypse nucléaire va s’abattre sur le Japon.

Claude Simon entre dans la trentaine. Des trente années qu’il a vécues, onze furent des années de guerre qui l’ont personnellement affecté, l’une, la Grande, par père interposé, la deuxième directement. On peut y ajouter l’intermède espagnol. Quant à la paix précaire qui sépare les deux conflits, il était manifeste, pour qui cherche un peu à comprendre, à anticiper, qu’elle n’était qu’un répit entre les deux vagues de la violence barbare, irrationnelle dont l’Europe est devenue l’épicentre. Ce ne sont pas seulement les grandes cités, les vieilles capitales qui ont flambé – Rotterdam, Londres, Saint-Petersbourg (Leningrad, provisoirement), Tokyo, Berlin –, la chair humaine qui est partie en fumée, qu’on a réduite en cendres, quand ce n’était pas en savon. Le sens du monde, qui vacillait aux heures dorées d’avant l’orage, a été éclipsé. Seules, des âmes très susceptibles, attachées à des corps maladifs, pouvaient déceler, vers 1913, l’inexplicable divorce du cours des choses et de l’énoncé qui, depuis une éternité, allait de conserve, l’escortait, en l’éclairant. Quand, rescapé du Blitzkrieg, échappé du camp de prisonniers, réfugié en Languedoc, Claude Simon s’ébroue, se demande, on peut supposer que les premiers mots qui lui viennent, les seuls, aussi, à propos de ce qu’il a vécu, subi, ressemblent à « bon Dieu ! ». Avec les murs vénérables à l’abri desquels on méditait depuis la Renaissance, les cathédrales et les palais de marbre, les installations portuaires d’où l’on était parti pour conquérir le monde, ce sont les certitudes, les modes d’énonciation, les structures narratives, fragilisées dès le commencement du siècle, qui ont été soufflés.

Le ton des premiers livres est déjà celui que l’œuvre va amplifier. Lorsque le peintre raté qui a nom Claude Simon, troque le pinceau pour la plume, son expérience, tragique, traumatisante lui dicte ses textes liminaires et ce qu’ils disent, sous leurs dehors plus ou moins romancés, c’est que rien n’est moins sûr, soudain, que ce dont on se hasarde à parler. L’abomination de la désolation n’a pas seulement emporté l’optimisme raisonnable, les grandes espérances du siècle naissant. Elle a touché l’humble sol de l’existence, aliéné la vie même à la seule chose qui soit quand rien ne serait plus, et qui est la conscience nue, interdite, tremblante du néant. C’est la totalité du monde, de ce qu’il en reste, et jusque dans ses composantes les plus élémentaires, qu’un homme de trente ans se voit dans le nécessité de reconquérir lorsque, vers 1943, il juge que peindre, à quoi il se destinait, ne répond pas à son inquiétude. C’est en écrivant qu’il pourra se ressaisir, reconnaître le visage obscurci, peut-être absenté, de sa destinée. Ainsi germe la phrase tâtonnante, sinueuse, persévérante qui est la voix même de Claude Simon. Elle est l’effort épuisant, épuisé, invincible pour réannexer ce que l’histoire, dans sa démence, a emporté, à commencer par celui qui écrit, après qu’elle l’a roulé comme fétu dans son cours irrésistible, incompréhensible.

Agir, ainsi que faisaient les personnages pleins d’allant et de candeur du roman réaliste, il n’en est plus question. Les axiomes qui fondaient le vouloir pratique ont périclité avec tout le reste. Le père est mort prématurément. Franco l’a emporté. La cavalerie française a été broyée par les chars, une armée entière parquée derrière des barbelés, une nation belliqueuse, orgueilleuse, occupée, humiliée. Alors, on reconsidère ce qu’il y a et qui n’était pas ce qu’on a cru sans quoi ce qui s’est produit n’aurait pas eu lieu. On aurait obtenu les résultats escomptés au lieu que c’est le contraire et pire que ça, l’impensable – « l’innommable », selon Beckett – qui est arrivé. Dès ses premiers romans, Claude Simon se met à répertorier les plus simples choses, celles auxquelles on ne pense pas et que, peu de temps auparavant, le philosophe allemand, d’origine juive, Edmund Husserl, rappelait à l’attention, de peur que leur raison dédaignée, impénétrée, ne se venge de la raison superbe occupée de lointaines transcendances, du ciel des idées. Rien, d’emblée, chez Claude Simon, qui ne soit suspecté d’être autre chose que ce qu’il paraît, dont il ne faille, par suite, se réassurer par une description vétilleuse, méthodique, harassante. C’est à ce prix que ce qu’on appelle la réalité, cette construction située et datée, historique, transitoire, peut renaître de la destruction qui l’a emportée. Sur ce point, qui est le style même, Claude Simon ne variera plus. Ce qui change, c’est le thème ou plutôt, comme il aurait dit, la dominance graduelle, la clarification de celui-ci. Les premiers livres sacrifient encore à un souci esthétique – celui du cercle, de la bague, dans Le Sacre –. Ils évoquent des étudiants, des notables de province, que leur existence aisée, plus ou moins stylisée, prédispose à fournir des personnages de roman. Plus tard, Claude Simon se trouvera plus ou moins impliqué dans le mouvement du Nouveau Roman, qui se confond avec un phénomène éditorial, celui de Minuit. Née au plus noir de l’occupation, cette maison d’édition attire les écrivains les plus conscients de la crise sans précédent qui a ravagé l’Europe et de son incidence sur la forme même de l’expression. La question est explicitement posée de savoir si la littérature est apte, encore, à nommer le monde, à lui tendre ce miroir qu’elle promenait, selon Stendhal, le long du chemin. Une partie des nouveaux romanciers répond par la négative et travaille à bâtir des univers symboliques autonomes, des livres qui ne renvoient plus qu’à eux-mêmes. Pareille décision, quoique les circonstances l’expliquent, équivaut à une auto-destruction de la littérature. Elle abandonne le monde à sa confusion irrémédiable et n’offre plus au lecteur que la délectation formelle, esthétique d’une œuvre plastique, définie par ses relations internes, au lieu de la révélation, donc de la délivrance dont elle était porteuse, en France et ailleurs, depuis le commencement des Temps Modernes. Le Vent, L’Herbe se ressentent de ce moment, affichent les procédés que les écrivains des années cinquante donnent pour la littérature qui se fait. Mais pas plus que Beckett, Simon ne cède à l’esprit du temps. Il poursuit son lent ressassement et, par l’effet du recul, de l’âge, de la conscience grandissante qui en est la contrepartie, se rapproche de ce qui lui inspire ses livres, de l’expérience singulière, générationnelle, qu’il a faite. C’est alors que les figures typiquement simoniennes migrent de la réalité, de la vie où il les a croisées, affrontées, de la confusion stupéfiante, indescriptible, où elles ont surgi – les cavaliers, les dynamiteros, les bourgeois, les salariés agricoles, le père, la mère, pour finir – dans l’ordre second, savant, d’un récit conscient de son incertitude historique, de la stupeur – « Bon Dieu ! » – à laquelle il a été disputé, mot à mot, en totalité.

 Ce texte a été publié en 2006 dans le numéro 2, Claude Simon, maintenant des Cahiers Claude Simon, p. 31-41. Nous remercions vivement Pierre Bergounioux de nous autoriser à le reprendre aujourd’hui en ligne.

 et les photos ci-dessus sont issues de la vidéo du colloque Au présent de l’écriture, en novembre 2013.

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Bergounioux, Pierre