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Le Tricheur (1945)

mardi 15 juillet 2014, par Christine Genin

Premier roman de Claude Simon, Le Tricheur fait partie des quatre textes dont l’écrivain refusera qu’ils soient réédités, ne les trouvant pas assez achevés et trop tributaires de l’ « illusion réaliste ». Il annonce cependant de nombreux thèmes que Simon reprendra ensuite. Il est d’ailleurs accueilli très favorablement par la critique : Maurice Nadeau, notamment, parle d’ « un nouveau roman de l’absurde » et le compare à L’étranger (1942) d’Albert Camus.

Enfin, depuis le temps qu’il était mort, il ne devait plus en rester grand-chose j’imagine, et même si elle avait trouvé une tombe avec son nom écrit dessus, qu’est-ce que ... Probablement, elle avait dû penser à ça et le ruminer dans sa tête du jour où elle avait appris qu’il
avait été tué et “que tu voies l’endroit où ton père est tombé et que tu n’oublies jamais !” dans ma mémoire d’enfant ... Je me souviens de cette table de billard où nous avons dormi, elle et moi, à Stenay, parce que l’hôtel était plein d’Américains battlefields, et sa figure encore grasse alors, et blanche, et l’odeur de ses crêpes rugueux, poussière de ses voiles noirs qu’elle portait encore, et sa corpulence. Je sentais les buscs de son corset, “... que tu n’oublies jamais !” ... Et alors ce fut ce petit cimetière fleuri dans ce bois où il y avait juste une dizaine de tombes et une où il y avait écrit : “Un officier français et un officier allemand, 1915”, et elle a dit : “C’est peut-être lui, fais ta prière.” Digne et douloureuse, drapée dans ses voiles noirs, veuve orgueilleuse
dans son malheur, je soupçonne, oui, avec peut-être même une certaine complaisance, “... un soldat comme ton père, et, si tu en étais digne, prêtre !” et ses yeux brillaient. Le petit bois était plein de soleil et frais, c’était le printemps je crois, et on sentait l’odeur de la terre molle et des feuilles mouillées. “Côte à côte avec son ennemi !” les oiseaux... Quelle grotesque farce ! Comment a-t-elle pu rester des années et des années ainsi à ruminer sa douleur, gluante et froide dans sa bouche, gardant sa photo près de son lit, en tenue de capitaine, lui rappelant sans cesse par son regard silencieux tout son passé exigeant : le brillant officier de la garnison valsant avec sa robe
blanche, gonflée de dentelles comme un ballon, sous les lustres du salon aux meubles dorés et peut-être une déclaration sur un banc de pierre, nuit douce où les lilas sentaient si fort, leur parfum suffocant, ses moustaches penchées sur le golfe nu et brillant dans la nuit de son corsage étoffé, taffetas bruissant et tiède haleine... Et enfin il y avait moi présent, “l’image vivante de son père”. Du diable si je dois lui ressembler ! “Digne de lui !” un officier ... (Minuit, 1957, p. 45-46)

depuis ces jours hâtifs fébrilement disputés à la mort dans la chambre où, couchés côte à côte, Gauthier et Catherine écoutaient passer dans la nuit d’août les minutes comptées et se raccourcir le temps vertigineux. Côte à côte, silencieux, les yeux ouverts dans le noir, le rectangle de la fenêtre empli du bleu épais de la nuit, et cette présence tragique du temps qui ne leur appartenait plus et de l’inéluctable domination qui pesait sur eux de tout le poids de l’univers hostile. Tous les deux écrasés au fond de l’illusoire refuge de cette chambre et de ce lit. Sa hanche bleu argent luisait dans l’ombre. La joue sur son épaule soyeuse, il voyait son immense corps montagneux, paysage flottant au delà de son regard : ses deux seins obscurs qui montaient et descendaient lentement, son ventre laiteux et la sombre touffe bleu-noir au creux de ses cuisses lointaines. (p. 95)

Et je ne peux que continuer à rester et à l’écouter et à lui répondre, sans même comprendre le son de nos voix ni ce que cette sacrée histoire peut bien signifier et si seulement elle a un sens et ce que je fous là en face... (p. 244)

Mais je ne me tuerai pas.
Si seulement cette chose qui serre mon ventre et ma gorge, un flot amer de cadavres et de débris ...
Je n’ai pas vomi. Le carrefour est monté comme un plateau vers moi, tout d’une pièce, oscillant à droite et à gauche, comme si l’air entrant dans ma poitrine aspirait les trottoirs, le refuge, et j’aurais pu compter chaque pavé. Et puis j’ai violemment tout repoussé jusqu’au dernier souffle, serrant l’appui dans mes mains de toutes mes forces et tout est revenu en place, et j’ai jeté ma cigarette qui est descendue jusqu’au fond en tournoyant, décrivant une rapide spirale brisée. Quand le jour se lèvera je sais ce qu’il éclairera, pareil à hier, pareil à tous les jours, si loin que je regarde au-delà des toits, tout autour, devant et derrière, ces murs.
Et de nouveau je respire une seconde fois, mais redressé, mon corps tout droit, s’emplissant de silence et de ténèbres, comme si ça ne devait jamais finir, comme si ça ne devait jamais plus être que cet illusoire et apaisant afflux. (excipit, p. 250)

Claude Simon avait confié à ses amis le manuscrit de ce premier roman, qu’il a commencé en 1936 et achevé juste avant sa mobilisation en août 1939, afin qu’ils le publient au cas où il serait tué pendant la guerre. Réfugié à Perpignan en 1941, après son évasion du camp de prisonniers de Mühlberg an der Elbe, il reprend et corrige son manuscrit, dont la dernière page porte la date d’avril 1941.

Il rencontre peu après, en 1942, Edmond Bomsel, directeur associé avec Léon-Pierre Quint des éditions du Sagittaire, qui, avec plusieurs artistes et intellectuels parisiens, est réfugié à Souillac. Il lit Le Tricheur et décide aussitôt de le publier mais, les éditions du Sagittaire ayant été saisies comme « entreprise juive », ce ne sera qu’en 1945.

En 1957, Le Tricheur est réédité par les éditions de Minuit, qui ont racheté le fonds des éditions du Sagittaire, à la suite de la publication du Vent.

A lire :

 Didier Alexandre. « Du Tricheur au Tramway, d’un événement l’autre ? ». p. 243-262 dans Claude Simon : Allées et venues. Actes du colloque international de Perpignan (14 et 15 mars 2003). Études réunies par Jean-Yves Laurichesse. Cahiers de l’Université de Perpignan (Perpignan : Presses Universitaires), 34, 2004, 266 p.
 Didier Alexandre. « Quelques réflexions sur les relations de Claude Simon à Jean-Paul Sartre ». Cahiers Claude Simon, 3, 2007, p. 87-104
 Mireille Cale-Gruber.« Claude Simon. Compléments d’informations », Sens public, 29 janvier 2009
 Antony Cheal Pugh. « Du Tricheur à Triptyque et inversement ». Études Littéraires, 9 (1), avril 1976, p. 137-160
 Jean H. Duffy. « Les premiers romans de Simon : tradition, variation et évolution ». Revue des Sciences Humaines, 220, octobre-décembre 1990, p. 9-22
 Jean-François Louette. « Claude Simon et Sartre : les premiers romans ». Cahiers Claude Simon, 3, 2007, p. 63-85
 Pascal Mougin. « Du Tricheur au Jardin des Plantes : la figure de la mère défunte ». Le Jardin des Plantes de Claude Simon, Actes du colloque de Perpignan [27 mars 1999]. Études réunies par Jean-Yves Laurichesse. Cahiers de l’Université de Perpignan, 30, Perpignan : Presses Universitaires, 2000, p. 89-102
 Maurice Nadeau. « Le Tricheur », Combat, 15 février 1946
 Dominique Viart. « Sartre – Simon : de la ’littérature engagée’ aux ’fictions critiques’ ». Cahiers Claude Simon, 3, 2007, p. 105-126

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