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Perpignan : le tramway

lundi 4 août 2014, par Christine Genin

une fois passé l’octroi, la motrice pénétrait dans la ville, descendait d’abord la longue pente qui menait au jardin public, longeait le mur de celui-ci, tournait sur la gauche à hauteur du monument aux morts et, suivant le boulevard du Président-Wilson, ralentissait peu à peu le long de l’Allée des Marronniers pour s’immobiliser en fin de course, presque au centre-ville, en face du cinéma à l’entrée protégée par une marquise de verre et aux aguichantes affiches qui, dans des couleurs violentes, proposaient aux éventuels spectateurs les gigantesques visages de femmes échevelées, aux têtes renversées et aux bouches ouvertes dans un cri d’épouvante ou l’appel d’un baiser. (Le Tramway, p. 14)

Une quinzaine de kilomètres séparaient la plage de la ville à travers un paysage légèrement bosselé aux pentes recouvertes de vignes, le trajet jalonné (sur la droite en venant de la mer) d’opulentes résidences dont les bâtiments datant du siècle précédent, espacés de deux ou trois kilomètres et plus ou moins cachés par les arbres de leurs parcs, offraient comme un inventaire de ce que la vanité de fortunes récemment acquises ou consolidées avait pu inspirer à leurs propriétaires ainsi qu’aux architectes qui se pliaient à leurs désirs (ou même les devançaient) à une époque où les ambitions d’une classe provinciale aisée et d’un niveau culturel moyen (s’inspirant parfois de décors médiévaux ou orientalistes d’opéras vus à Paris au cours de quelque voyage de noces) proposaient aux regards un éventail d’architectures (tours couronnées de gracieux balustres de terre cuite ou, au contraire, massives, carrées et vaguement sarrasines), d’un goût parfois discutable mais, dans l’ensemble, plaisantes, sans ostentation trop gênante (sauf l’une d’entre elles, plus récente), aux noms désuets (comme leurs meubles Louis-Philippe ou Napoléon III) et d’une naïve fraîcheur, tels « Miraflores » ou, simplement, « Les Aloès ». (Le Tramway, p. 14-16)

Dans un sens comme dans l’autre (de la ville à la mer ou inversement) deux tramways partis chaque heure en même temps se croisaient à mi-parcours, non loin précisément de cette propriété dont le nom (« Joué ») s’accordait à sa dérisoire façade crénelée (pareille à ces jouets de carton, ces forteresses ou ces châteaux dont, à Noël, on fait cadeau aux enfants), et d’obscures réserves planaient sur les origines et la date de la fortune de celui qui l’avait fait édifier, ses actuels habitants (les descendants du romantique parvenu – ou peut-être de récents acheteurs) tenus par la petite société des autres « campagnes » non pas dans une sorte d’ostracisme mais simplement et tout de bon ignorés, ce qui, d’une certaine façon, les nimbait d’un prestige fait à la fois de mépris et de suspicion, cette dernière alimentée par le fait que, sous un certain angle, avant que le tramway entame la côte qui menait au « garage » (nom que l’on donnait au dédoublement des voies qui, à mi-parcours, permettait aux deux motrices de se croiser), il semblait bien que la médiocre architecture à créneaux se bornait à cette façade derrière laquelle, pendant un court instant, on n’entrevoyait qu’un vaste bâtiment (une simple grange ?) au mur sans fenêtres, même pas crépi, et dont le toit de tuiles venait s’adapter aux médiévales meurtrières. (Le Tramway, p. 16)

comme si la ligne de tramway n’avait été construite par la Compagnie que pour relier ces deux pôles d’attraction populaire qu’étaient, d’une part, le cinéma aux criardes affiches et, d’autre part, cette « plage mondaine » en desservant au passage ces orgueilleuses maisons de campagne cachant leurs créneaux et leurs tours (et pour certaines leur décrépitude – sinon même leur délabrement) derrière leurs rideaux de pins, résidences d’été de familles plus ou moins prospères (et parfois plus du tout) mais qui (habitude ou orgueil) dès juillet élevaient ici et là sur l’immense plage de petites constructions simplement dénommées « abris » mais qui, constituées d’une solide carcasse de chevrons et de planches sur laquelle on tendait de grosses toiles aux raies de couleur autrefois vives mais peu à peu décolorées par le sel, étaient en fait (le côté faisant face à la mer restant toujours ouvert) autant de petits salons où les quelques mères des environs se rendaient tour à tour visite et « tenaient », comme on dit, « salon » tout en travaillant à quelque ouvrage et en surveillant de l’œil les baignades des enfants (Le Tramway, p. 43-44)