Association des Lecteurs de Claude Simon

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Vernet-les-Bains : Hôtel Ibrahim Pacha

mardi 29 mai 2012, par Christine Genin

C’est à Vernet-les-Bains, où elle est en villégiature d’été, avec son bébé de 10 mois à la santé fragile, à l’hôtel Ibrahim Pacha et des Bains, qui fut ensuite détruit par une violente crue du Cady en 1940, que la mère de Claude Simon apprend que son père a été tué à l’ennemi le 27 août 1914.

 Les lettres échangées pendant cette période et qui montrent son inquiétude croissante sont disponibles dans Claude Simon, la mémoire du roman.

source : Vernet Les Bains 1900-1940, de Martine Rosich (2012)

On aurait pu croire que rien n’était changé dans la petite ville d’eaux au pied des montagnes où les gens aisés de la ville fuyaient les étouffants étés : la même fraîcheur sous les ombrages du parc, les mêmes omniprésents murmures de ruisseaux, les mêmes orages d’août s’amassant certains après-midi, tout là-haut, autour des pics, crevant, les calmes et majestueux échos du tonnerre roulant et se répercutant au flanc des vallées, contre les pentes chauves déchirées de chicots, d’esquilles rocheuses, se boisant peu à peu à mesure que l’œil descendait jusqu’à l’opulente végétation de châtaigniers et de platanes, leurs opulents feuillages s’égouttant sur les pelouses au milieu desquelles s’élevait comme une pièce montée sur un coussin d’hortensias géants l’insolite et géante construction dont l’enseigne (HOTEL IBRAHIM PACHA) en lettres dorées épousant les courbes de la marquise en forme d’éventail, aux élytres de verre et de fer, accroissait encore le caractère incongru, paradoxal, comme si avec sa consistance de crème fouettée, sa blancheur pour ainsi dire enrubannée de bleu pâle et de rose par les banquettes d’hortensias semblables à ces décorations de sucre dont s’ornent les chefs-d’œuvre de pâtisserie, elle avait été édifiée là, dans ce fond de vallée pyrénéenne, par la fantaisie de (ou en hommage à) quelque adipeux joueur de baccara à l’olivâtre visage surmonté d’un fez, aux grasses mains baguées, venu des bords du Nil ou du Bosphore l’honorer de sa clientèle, de ses pourboires et de son faste vaguement frelaté, ou simplement figurer (peut-être simplement un vague escroc pincé une carte dans la manche dans quelque casino et amené là de force, marché en main, avec mission de jeter chaque soir sur les tapis les plaques et les jetons qu’il rendait le soir à la direction) à titre d’attraction en quelque sorte, pour que le tableau, l’ensemble, fût complet, comme si la respectabilité de la lourde construction, le hall garni de plantes vertes, exigeait le piment d’une note exotique et vaguement crapuleuse : la touche rouge du fez, la noire moustache frisée au petit fer, la face huileuse et ronde, chargées de conférer à l’endroit l’indispensable statut cosmopolite et vaguement interlope auquel est tenue toute station thermale (le gâteau, la pièce montée dont, vingt-six ans plus tard, l’enfant que la négresse, la vieille dame aux bajoues victoriennes et la femme encore jeune promenaient dans les allées désertes du parc — l’enfant devenu par la suite un petit garçon, puis un adulte, puis redevenu une créature ou plutôt un organisme vivant exclusivement habité de préoccupations animales, le seul souci de manger et de boire, et qui devait par la voix d’un haut-parleur sur la place d’un camp de prisonniers apprendre qu’elle (la pièce montée) avait disparu d’un coup, en l’espace d’une nuit, comme par l’effet d’une baguette magique, effacée de la surface du monde, comme si à vingt-six ans d’intervalle le désastre et la désolation devaient revenir frapper aux mêmes lieux, et cette fois non pas endeuiller, déchirer, blesser à mort une simple promeneuse marchant derrière un landau poussé par une négresse, mais le lieu lui-même, (et plus radicalement encore que n’auraient pu le faire les obus ou les bombes explosant mille kilomètres au nord), les murmurants ruisseaux mués d’un instant à l’autre en un torrent furieux, rugissant, ne laissant subsister après son passage (cela ne dura que quelques heures) des terrasses, de la marquise, des balcons, des pelouses, des banquettes d’hortensias et du souvenir du pacha oriental qu’un désert de pierrailles large de deux cents mètres et que les habitants du village construit sur un épaulement découvrirent avec stupeur lorsque le soleil se leva de nouveau). (L’Acacia, Minuit, 1989, p. 264-266)

source : Affiche de Théophile Alexandre Steinlen. Gallica

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