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27 août 1914

dimanche 24 août 2014, par Christine Genin

 Alain de Fayolles, « La Charge en gants blancs »

Le père de Claude Simon, Louis, fut tué à l’ennemi le 27 août 1914, moins d’un mois après la mobilisation de son régiment, le 24e Régiment d’Infanterie Coloniale (RIC), lors de la Bataille de la Meuse, dans la Forêt de Jaulnay, près de Stenay.

La mère de Claude Simon apprend la mort de son mari quelques jours plus tard, à Vernet-les-Bains où elle est en villégiature à l’hôtel Ibrahim Pacha et des Bains avec son bébé de 10 mois à la santé fragile.

 Les lettres échangées pendant cette période et qui montrent son inquiétude croissante sont disponibles dans Claude Simon, la mémoire du roman.

Plus tard, lorsque Claude Simon devenu lui-même un jeune homme est rappelé par son régiment, le 31e dragons, et que c’est justement le 27 août 1939 qu’il rejoint en train Lunéville au départ de la gare de Perpignan, il est persuadé qu’il va mourir lui aussi. Il rédige d’ailleurs son testament dans la soirée du 26 août, à Collioures où il était en vacances avec Renée, sa première compagne.

Parvenu le 22 août au village de Jamoigne-les-Belles, en
Belgique, le régiment perdit dans la seule journée du 24
onze officiers et cinq cent quarante-six hommes sur un
effectif total de quarante-quatre officiers et trois mille
hommes. Après s’être replié pendant les journées du 25
et du 26, il reçut l’ordre de se déployer à la lisière de
la forêt de Jaulnay où, au cours du combat qu’il livra le
27, les pertes s’élevèrent à neuf officiers et cinq cent
cinquante-deux hommes. (L’Acacia, Minuit, 1989, p. 56)

Les témoignages que l’on put recueillir étaient vagues : il fut impossible de savoir où la première balle l’avait atteint. Peut-être aux jambes, puisqu’ensuite il ne lui fut plus possible de se tenir debout comme à la manœuvre ainsi qu’avaient encore coutume de le faire les officiers en ce début de guerre, observant à travers ses jumelles les mouvements de l’ennemi, et que ses hommes durent le porter à la lisière du bois, l’asseyant au pied d’un arbre d’où, son dos calé contre le tronc, il continua à donner ses ordres. Ou peut-être fut-il atteint à la poitrine, ou encore au ventre. D’une façon suffisamment grave en tout cas pour se résigner à cette position d’où la vue qu’il pouvait avoir sur le champ de bataille (le paysage faiblement ondulé, les champs de betteraves, les chaumes coupés, les boqueteaux, la dépression où coulait la rivière) était forcément réduite.

La seconde balle l’atteignit au front. À l’époque, le port du casque n’avait pas encore été institué et les combattants étaient simplement coiffés d’un képi de forme molle dont la calotte rouge était ornée pour les officiers d’un galon d’or tressé dessinant un motif décoratif de quatre boucles en croix. Le numéro du régiment était brodé en fils de cuivre, également dorés, sur la partie antérieure de la coiffe. La visière était en cuir bouilli. Les témoins ne précisèrent pas si le projectile fait d’un alliage de cuivre et de tungstène frappa le front au-dessus ou au-dessous de la visière. Toutefois ses jumelles de capitaine que l’on renvoya par la suite à la veuve étaient intactes, ce qui laisse supposer que la balle frappa assez haut, à moins qu’il n’en ait pas fait usage en cet instant, les tenant simplement d’une main posée sur sa cuisse ou pendant à son côté. Toujours est-il qu’on peut présumer qu’emportant avec elle des fragments de cuir et de tissu l’ogive de métal brûlant fracassa l’os frontal et, un peu tordue par le choc, alla se loger avec quelques esquilles dans le cerveau. La mort fut certainement instantanée. L’armée était alors en pleine retraite après la défaite de Charleroi et le corps fut abandonné sans sépulture à l’endroit même où il gisait, peut-être toujours adossé contre l’arbre, le visage caché par une nappe de sang gluant qui peu à peu s’épaississait, obstruant les orbites, s’accumulant sur la moustache, s’égouttant de plus en plus lentement sur la barbe drue et carrée, la tunique sombre. Avant de le laisser derrière eux, son ordonnance, ou celui de ses officiers à qui avait échu le commandement de la compagnie, eut cependant soin d’emporter la plaque de zinc de couleur grisâtre attachée à son poignet et portant son nom ainsi que son numéro matricule. Cette plaque fut plus tard envoyée à la veuve en même temps que les jumelles et une citation du mort à l’ordre de l’armée suivie peu après par l’attribution de la croix de la Légion d’honneur décernée à titre posthume.

Ce fut tout. Le régiment subit par la suite de telles pertes (il dut être entièrement reformé plusieurs fois au cours de la guerre) qu’il fut pratiquement impossible de retrouver et d’interroger les témoins directs de cet événement sur lequel les détails font défaut, de sorte que l’incertitude continue à subsister tant sur la nature exacte de la première blessure que sur celle de la seconde, le récit fait à la veuve et aux sœurs (ou celui qu’elles en firent par la suite), quoique sans doute de bonne foi, enjolivant peut-être quelque peu la chose ou plutôt la théâtralisant selon un poncif imprimé dans leur imagination par les illustrations des manuels d’histoire ou les tableaux représentant la mort d’hommes de guerre plus ou moins légendaires, agonisant presque toujours à demi étendus dans l’herbe, la tête et le buste plus ou moins appuyés contre le tronc d’un arbre, entourés de chevaliers revêtus de cottes de mailles (ou tenant à la main des bicornes emplumés) et figurés dans des poses d’affliction, un genou en terre, cachant d’une main gantée de fer leur visage penché vers le sol.

Rien d’autre, donc, que ces vagues récits (peut-être de seconde main, peut-être poétisant les faits, soit par pitié ou complaisance, pour flatter ou plutôt, dans la mesure du possible, conforter la veuve, soit encore que les témoins — ceux qui s’étaient trouvés là ou ceux qui avaient répété leurs récits — se soient abusés eux-mêmes, glorifiés, en obéissant à ce besoin de transcender les événements auxquels ils avaient plus ou moins directement participé : on a ainsi vu les auteurs d’actions d’éclat déformer les faits pourtant à leur avantage dans le seul but inconscient de les rendre conformes à des modèles préétablis), rien donc n’assure que lorsqu’ils arrivèrent sur les lieux les combattants ennemis (c’étaient des hommes eux aussi exténués, sales, couverts de poussière ou de boue, qui depuis trois semaines n’avaient cessé de marcher et se battre sans connaître de repos, les yeux bordés de rouge par le manque de sommeil, les paupières brûlantes et les pieds en sang dans leurs courtes bottes) le trouvèrent bien ainsi, c’est-à-dire, comme on le raconta plus tard à la veuve, toujours adossé à cet arbre comme un chevalier médiéval ou un colonel d’Empire (il n’est pas jusqu’à l’expression stéréotypée de la balle « reçue en plein front » qui ne rende la chose incertaine), et non pas, comme il est plus probable, sous la forme imprécise qu’offrent au regard ces tas informes, plus ou moins souillés de boue et de sang, et où la première chose qui frappe la vue c’est le plus souvent les chaussures d’une taille toujours bizarrement démesurée, dessinant un V lorsque le corps est étendu sur le dos, ou encore parallèles, montrant leurs semelles cloutées où adhèrent encore des plaques de terre et d’herbe mêlées si le mort gît la face contre le sol, ou collées l’une à l’autre, ramenées près des fesses par les jambes repliées, le corps lui-même tout entier recroquevillé dans une position fœtale, distraitement retourné du pied par l’arrivant dont l’attention est soudain alertée à la vue des galons, se penchant alors peut-être pour déboutonner la tunique poisseuse à la recherche de quelque papier d’état-major ou de quelque ordre de marche, de quelque carte oubliée par mégarde ou, simplement, d’une montre. (L’Acacia, Minuit, 1989, p. 324-327)

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