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ils semblent flotter, suspendus, verticaux, géométriques et sans poids

samedi 28 avril 2012, par Joëlle Gleize

Des plus hauts étages des gratte-ciel on peut voir ceux-ci surgissant de loin en loin ou par grappes de la nappe laiteuse qui stagne sur la ville et s’élevant dans le ciel pâle où les vitres de leurs fenêtres étincellent. Ils sont de couleur brune rose, noire, ocre ou grise, s’estompant peu à peu à mesure que l’œil descend, de sorte qu’ils semblent flotter, suspendus, verticaux, géométriques et sans poids, sur une base immatérielle, comme les sommets des montagnes dans les lavis des peintres chinois, se profilant en tâches d’encre tandis que leurs assises se diluent, se fondent dans un lavis gris perle. Déchiré de loin en loin mais de façon constante par les longs hurlements des sirènes des pompiers ou de la police, un grondement continu s’élève de la nappe brumeuse en même temps que des bouffées malodorantes et chaudes de gaz d’échappement mêlées aux relents de choux et d’huile rance. Il est impossible de distinguer le trafic et la foule qui s’écoulent au fond des canyons de pierre et de briques.

Claude Simon, Les Corps conducteurs, Minuit, 1971, p. 23.