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devant la façade du palace

mardi 29 mai 2012, par Christine Genin

le bruissant vol de pigeons repassant pour la seconde fois en tournoyant et applaudissant devant la façade du palace, ses baies aux glaces étoilées par les balles, ses quatre-vingts fenêtres, ses dômes roses, sa dentelle de paratonnerres, puis le vol de pigeons surgit dans le soleil, au-dessus des toits (c’est-à-dire qu’ils viennent de franchir l’invisible séparation entre l’ombre portée du palace (presque aussi haute que lui maintenant, les rayons du couchant presque horizontaux) pour émerger dans l’invisible nappe de lumière où ils apparaissent d’abord à contre-jour, d’un gris mauve sur le ciel jaune, puis, tandis qu’ils obliquent, reviennent en sens inverse, dorés, métalliques, s’élevant toujours, la ville au-dessous d’eux confuse et agonisante dans l’étouffante soirée de septembre : ce n’est pas encore le crépuscule, mais bientôt : à présent, et encore pour quelques instants, son carroyage de rues et d’avenues est sculpté en noir par la lumière frisante qui cède pied à pied devant la montée de brume marron s’élevant du port, remplissant les profondes et suintantes tranchées de pierre jusqu’à ce que brusquement le soleil disparaisse derrière la ligne des collines, à l’ouest, derrière les carcasses décharnées des tours et des grandes roues du parc d’attraction abandonné sous le ciel couler saumon maintenant, la ville elle aussi à l’abandon, solitaire, sous l’invariable lumière vert-électrique des globes de ses lampadaires compliqués qui s’allument les uns après les autres, comme les rampes d’un théâtre, semblable à une de ces reines en gésine laissée seule dans son palais parce que personne ne doit la voir dans ce moment, enfantant, expulsant de ses flancs trempés de sueur ce qui devait être enfanté, expulsé, quelque petit monstre macrocéphale (dit l’Américain), invivable et dégénéré, — et à la fin tout s’immobilise, retombe, et elle reste là, gisant épuisée, expirante, sans espoir que cela finisse jamais, se vidant dans une infime, incessante et vaine hémorragie : même pas éventrée, poignardée, rien qu’un peu de sang suintant, s’écoulant sans trêve par une mince, une invisible fissure au centre même de son corps, une flaque, une petite mare bientôt, s’étendant, s’élargissant lentement sur le carrelage de l’urinoir souterrain dans le couloir duquel se tient toujours, au sein de l’odeur suffocante, le dos contre le mur de briques vernissées, la cérémonieuse rangée de cireurs à la chevelure aile de corbeau, tout entiers vêtus (chemise et pantalon) de noir, alignés, patients, disponibles, terribles et faméliques derrière leurs petites boîtes cloutées semblables à d’antiques et mystérieux petits coffres, de minuscules et dérisoires cercueils d’enfants.

Le Palace (Minuit, 1962, p. 229-230)

Mots-clés

Architecture  Le Palace  Ville