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Pierre Schoentjes, « Variations sur le thème d’une course de chevaux : Flaubert, Tolstoï, Zola, Simon, Faulkner ». Conférence donnée à l’université Paris Diderot-Paris 7, le 8 janvier 2011.
Il est des livres que tout le monde a lus. Au bout de quelques années, et quels que soient ses goûts particuliers, chaque lecteur en vient nécessairement à partager un ensemble de textes avec des lecteurs parfois très différents de lui. La valorisation de certaines œuvres par la tradition culturelle, renforcée au besoin par l’École, contribue, et depuis longtemps, à créer dans nos sociétés l’existence d’un fond commun de lectures partagées. On pourrait parler à ce sujet de l’équivalent littéraire du répertoire classique en musique, cet ensemble stable d’œuvres exécutées régulièrement en concert.
À la différence toutefois de ce qui se passe dans l’univers musical, l’exécution, et dès lors l’écoute, n’est habituellement pas répétée avec la même fréquence : il se trouve moins d’amateurs pour relire une fois par an La Chartreuse de Parme qu’il n’y en a qui assistent avec la même fréquence à La Passion selon Saint-Matthieu, pour ne pas même prendre en considération l’écoute du disque compact. Au-delà des particularités propres à la nature même du genre musical ou littéraire, cette différence dans la pratique, dans la fréquentation, du répertoire entraîne un certain nombre de conséquences dont je veux ici en retenir une seule : le lecteur compare moins ponctuellement que le mélomane. La mémoire ayant ses limites, il lui est bien souvent impossible en cours de lecture de se souvenir avec exactitude de passages aux résonances proches, lus quelques mois ou plusieurs années auparavant. Pourtant, un sens peut naître de ces similitudes à première vue fortuites.
C’est dans cette perspective que je voudrais rapprocher ici cinq morceaux que tout le monde a lus mais que personne ne lit jamais d’affilée. Le titre de ces passages serait à chaque fois identique : « Course de chevaux », mais l’exécution se fait par cinq virtuoses différents : Flaubert, Tolstoï, Zola, Simon et Faulkner. Les pages choisies seront présentées ici dans l’ordre chronologique de leur publication en langue d’origine. Il va de soi que pour le lecteur de romans l’ordre de lecture est indifférent, mais la présentation chronologique permettra ici de montrer les limites de l’influence directe qu’un auteur a pu subir. Dans le cas de Simon en particulier il s’agit d’une donnée intéressante puisque La Route des Flandres est antérieure de deux ans au Larrons.
La perspective de cette contribution, qui est de rendre sensible le lecteur aux échos qui s’établissent entre des fragments bien délimités d’œuvres célèbres, oblige à citer longuement les textes. Personne ne peut en effet garder en mémoire le détail de telle ou telle page, lue souvent à des années d’intervalle. La simple juxtaposition des extraits, dont on verra que les accents viennent s’enrichir mutuellement, aurait d’ailleurs pu suffire. J’ai cependant préféré faire accompagner ces petites pièces d’un bref commentaire permettant de mieux les cadrer. En ouverture figure le rappel sommaire de la place que le fragment occupe dans l’ensemble de l’œuvre ; en clôture sont rappelés quelques traits marquants, ceux en particulier qui invitent au rapprochement avec les autres extraits. L’attention portera à chaque fois sur la structure, le rendu du mouvement et le champ métaphorique.
Compte tenu du thème de la course de chevaux, on aura déjà compris que chacun des extraits constitue un authentique morceau de bravoure. La fidélité à la réalité du champ de course, caractérisée par la vitesse et la simultanéité des différentes actions, rend en effet extrêmement complexe le travail d’écriture, prisonnière de sa lenteur et de sa linéarité. Sans trop forcer la métaphore musicale, on peut considérer que les cinq extraits apparaissent comme des sortes de cadences dans lesquelles l’exécutant, respectueux des contraintes formelles et thématiques, illustre son génie à la fois par sa maîtrise des moyens techniques et par son originalité.
Dans L’Éducation sentimentale (1869) Gustave Flaubert consacre quelques pages aux courses de chevaux : l’hippodrome sert de décor aux manœuvres de séduction que Frédéric déploie pour conquérir Rosanette ; Mme Arnoux n’est cependant pas absente de la scène, que sa « présence » vient perturber. Si les premières courses servent simplement de toile de fond, la dernière d’entre-elles prendra une dimension plus importante :
[1] Les jockeys, en casaque de soie, tâchaient d’aligner leurs chevaux et les retenaient à deux mains. Quelqu’un abaissa un drapeau rouge. Alors, tous les cinq, se penchant sur les crinières, partirent. Ils restèrent d’abord serrés en une seule masse, bientôt elle s’allongea, se coupa ; celui qui portait la casaque jaune, au milieu du premier tour, faillit tomber ; longtemps il y eut de l’incertitude entre Filly et Tibi puis Tom Pouce parut en tête ; mais Culbstick, en arrière depuis le départ, les rejoignit et arriva premier, battant Sir Charles de deux longueurs ; ce fut une surprise ; on criait ; les baraques de planches vibraient sous les trépignements.
[2] — « Nous nous amusons ! » dit la Maréchale. « Je t’aime, mon chéri ! »
Frédéric ne douta plus de son bonheur ; ce dernier mot de Rosanette le confirmait.
A cent pas de lui, dans un cabriolet milord, une dame parut. Elle se penchait en dehors de la portière, puis se renfonçait vivement ; cela recommença plusieurs fois ; Frédéric ne pouvait distinguer sa figure. Un soupçon le saisit, il lui sembla que c’était Mme Arnoux. Impossible, cependant ! Pourquoi serait-elle venue ?
Il descendit de voiture, sous prétexte de flâner au pesage.
— « Vous n’êtes guère galant ! » dit Rosanette.
Il n’écouta rien et s’avança. Le milord, tournant bride, se mit au trot. […]
[3] La seconde épreuve n’eut rien de particulier, la troisième non plus, sauf un homme qu’on emporta sur un brancard. La quatrième, où huit chevaux disputèrent le prix de la ville, fut plus intéressante.
Les spectateurs des tribunes avaient grimpé sur les bancs. Les autres, debout dans les voitures, suivaient avec des lorgnettes à la main l’évolution des jockeys ; on les voyait filer comme des taches rouges, jaunes, blanches et bleues sur toute la longueur de la foule, qui bordait le tour de l’Hippodrome. De loin, leur vitesse n’avait pas l’air excessive ; à l’autre bout du Champ de Mars, ils semblaient même se ralentir, et ne plus avancer que par une sorte de glissement, où les ventres des chevaux touchaient la terre sans que leurs jambes étendues pliassent. Mais, revenant bien vite, ils grandissaient ; leur passage coupait le vent, le sol tremblait, les cailloux volaient ; l’air, s’engouffrant dans les casaques des jockeys, les faisait palpiter comme des voiles ; à grands coups de cravache ils fouaillaient leurs bêtes pour atteindre le poteau, c’était le but. On enlevait les chiffres, un autre était hissé ; et, au milieu des applaudissements, le cheval victorieux se traînait jusqu’au pesage, tout couvert de sueur, les genoux raidis, l’encolure basse, tandis que son cavalier, comme agonisant sur sa selle, se tenait les côtes. [1]
Si le narrateur insiste sur l’intérêt de la quatrième course (3), Flaubert n’exploite cependant pas du tout le suspens inhérent aux courses et qui tient à ce que dans l’attente de la victoire tous les espoirs sont permis. Les chevaux ne sont en effet pas nommés et, plus étonnant encore, la victoire donne même lieu à des observations peu enthousiastes. Les expressions « se traînait », « agonisant » (3) donnent aux vainqueurs, cavalier et monture, des allures de vaincus. Rien de triomphateur n’est perceptible, au contraire, la victoire laisse sans force. Si l’on peut voir dans ce paragraphe l’annonce du destin d’un Frédéric dont la vie est un échec malgré les succès remportés, l’ « intérêt » est aussi ailleurs.
Il réside également dans l’observation des mouvements des chevaux. Le narrateur de Flaubert, qui s’attache alternativement à Frédéric et à l’activité sur le champ de course, apparaît extrêmement sensible à la déformation de la perception due à éloignement : « De loin, leur vitesse n’avait pas l’air excessive » (3), « ils semblaient même se ralentir » (3). Ces hésitations répètent celle qui accompagnait la vue d’une dame à la portière du cabriolet et qui avait provoqué la remarque « il lui sembla que c’était Mme Arnoux » (2). A la différence toutefois de ce qui se passe lors de la course, où l’impression sera corrigée par la suite de l’observation, il ne sera pas possible à Frédéric de décider s’il a été ou pas victime d’une illusion. Lors de la lecture de Simon, il faut se souvenir de la coïncidence entre le mouvement et l’immobilité que souligne encore chez Flaubert cette « sorte de glissement, où les ventres des chevaux touchaient la terre sans que leurs jambes étendues pliassent » (3).
L’univers métaphorique du passage est sobre : une seule comparaison apparaît dans le récit de la course, elle rapproche l’univers de l’hippodrome de celui de la mer, la vitesse faisant « palpiter comme des voiles » (3) les casaques des concurrents.
Une course plus développée apparaît dans Anna Karénine (1869) de Léon Tolstoï : le passage figure dans la deuxième partie du roman et il met en scène un des protagonistes, Vronski, monté sur Froufrou :
[i] Trois fois les concurrents, groupe bariolé vers qui étaient dirigés tous les yeux, toutes les lorgnettes, s’alignèrent pour le signal et trois fois il y eut faux départ, au grand mécontentement du colonel Sestrine, starter expérimenté. Enfin le quatrième starting réussit. Aussitôt mille voix rompirent le silence de l’attente : « Enfin, ça y est, les voilà partis ! » Et tous les spectateurs se précipitèrent de ci de là pour mieux voir les péripéties de la course. De loin les cavaliers semblaient avancer en peloton compact. En réalité, ils s’étaient déjà détachés et approchèrent de la rivière en groupes de deux ou trois ou même isolés. Et les fractions de longueur qui les séparaient avaient pour eux une grave importance.
[ii] Froufrou, agitée et trop nerveuse, perdit d’abord du terrain, mais dès avant la rivière, Vronski retenant de toutes ses forces la bête qui gagnait à la main prit facilement le devant sur trois chevaux et ne fut plus dépassé que par l’alezan de Makhotine, Gladiator, jouant de la croupe régulièrement et légèrement juste devant lui, et la belle Diane en tête de tous, portant le malheureux Kouzovlev, plus mort que vif. Pendant ces premières minutes Vronski ne fut pas plus maître de lui-même que de sa monture.
[iii] Gladiator et Diane franchirent la rivière presque d’un même bond. Froufrou s’élança derrière eux comme portée par des ailes ; au moment où Vronski se sentait dans les airs il aperçut, presque sous les pieds de son cheval, Kouzovlev se débattant avec Diane de l’autre côté de la rivière. Après avoir sauté, le maladroit avait lâché les rênes et culbuté avec son cheval ; mais Vronski n’apprit ces détails que plus tard ; pour le moment il ne vit qu’une chose, c’est que Froufrou allait reprendre pied sur le corps de Diane. Mais, pareille à une chatte qui tombe, Froufrou fit en sautant un effort du dos et des jambes et retomba à terre par dessus le cheval abattu.
« Oh, la brave bête ! » se dit Vronski.
[iv] Après la rivière, il reprit pleine possession de son cheval et le retint même un peu, dans le dessein de sauter la grande barrière derrière Makhotine ; alors, sur les quatre cents mètres libres d’obstacles, il verrait à le distancer.
Cette barrière « le diable », comme on l’appelait, s’élevait juste en face du pavillon impérial. L’Empereur, toute la cour, une foule immense les regardait venir, à une longueur l’un de l’autre. Vronski sentait tous ces yeux braqués sur lui, mais il ne voyait que les oreilles et le cou de son cheval, la terre qui fuyait derrière la croupe de Gladiator et ses pieds blancs battant le sol en cadence toujours à la même distance de Froufrou. Gladiator s’élança à la barrière, agita sa queue écourtée et disparut aux yeux de Vronski sans avoir heurté l’obstacle.
— Bravo ! cria une voix.
[v] Au même moment passèrent comme un éclair sous les yeux de Vronski les planches de la barrière que son cheval franchit sans changer d’allure ; mais un craquement retentit derrière lui. Échauffée par la vue de Gladiator, Froufrou avait sauté trop tôt et frappé l’obstacle de son sabot de derrière. Cependant, son allure ne varia point et Vronski, ayant reçu au visage un paquet de boue, comprit que la distance qui le séparait de Gladiator n’avait pas augmenté en apercevant la croupe de l’alezan, sa courte queue coupée et ses rapides pieds blancs.
[vi] Vronski jugea le moment venu de dépasser Makhotine ; Froufrou sembla se faire la même réflexion car, sans y être excitée, elle augmenta sensiblement de vitesse et se rapprocha de Gladiator du côté le plus avantageux, celui de la corde. Makhotine la conservait cependant, mais on pouvait le dépasser de l’extérieur ; à peine Vronski s’en fut il avisé que Froufrou, changeant de pied, prit elle même cette direction : son épaule, brunie par la sueur, joignit bientôt la croupe de Gladiator. Ils coururent un moment côte à côte ; mais Vronski, désireux de se rapprocher de la corde avant l’obstacle, excita sa monture et dépassa sur le talus même Makhotine dont il entrevit le visage souillé de boue et souriant, à ce qu’il lui sembla. Bien que dépassé, Gladiator était toujours là sur les talons de Froufrou et Vronski entendait toujours le même galop régulier et la respiration précipitée, encore fraîche de l’alezan.
[vii] Les deux obstacles suivants, un fossé et une barrière furent aisément franchis, mais le souffle et le galop de Gladiator se rapprochaient. Vronski força le train de Froufrou et sentit avec joie qu’elle augmentait aisément sa vitesse : la distance fut vite rétablie.
C’était lui maintenant qui menait la course suivant son désir et la recommandation de Cord ; il était sûr du succès. Son émotion, sa joie, sa tendresse pour Froufrou allaient toujours croissant. Quelque désir qu’il en eût, il n’osait pas se retourner et cherchait à se calmer, à ménager sa monture, à lui garder la même réserve de forces qu’il devinait en Gladiator. Il n’avait plus devant lui qu’un seul obstacle sérieux, la banquette irlandaise ; s’il le franchissait avant les autres, son triomphe ne faisait plus de doute. Froufrou et lui aperçurent la banquette de loin, et tous deux, le cheval et le cavalier, éprouvèrent un moment d’hésitation. Vronski remarqua cette indécision aux oreilles de la jument ; déjà il levait la cravache, mais il s’aperçut à temps qu’elle avait compris ce qu’elle devait faire. Elle prit sa battue, et comme il le prévoyait, s’abandonna à la vitesse acquise qui la transporta bien au delà du fossé ; aussitôt elle reprit sa course à la même cadence, tout naturellement et sans changement de pied.
[viii] — Bravo, Vronski, crièrent des voix, celles de ses camarades de régiment qui s’étaient postés près de la banquette. Si Vronski n’aperçut point Iachvine, force lui fut de reconnaître sa voix.
« Oh, la brave bête ! » pensait-il de Froufrou, tout en prêtant l’oreille à ce qui se passait derrière lui. « Il a passé ! » se dit-il en percevant le galop tout proche de Gladiator. Il restait encore un fossé rempli d’eau large d’un mètre cinquante, mais Vronski ne s’en préoccupait guère ; désireux d’arriver au poteau bien avant les autres, il se mit à « rouler » Froufrou qu’il devinait épuisée, car son cou et ses épaules étaient trempées, la sueur perlait sur son garot, sa tête et ses oreilles, sa respiration devenait courte et haletante. Il savait cependant qu’elle serait de force à fournir – et au delà – les quatre cents mètres qui la séparaient du but. Seules la douceur parfaite de l’allure et la proximité plus grande du sol révélaient à Vronski l’accélération de la vitesse. Froufrou franchit, ou plutôt survola le fossé sans y prendre garde ; mais au même moment Vronski sentit avec horreur qu’au lieu de suivre l’allure du cheval, le poids de son corps avait par suite d’un mouvement aussi incompréhensible qu’impardonnable, porté à faux en retombant en selle. Il comprit que sa position avait changé et qu’une chose terrible lui arrivait – quoi au juste il ne s’en rendait pas encore bien compte quand il vit passer devant lui comme un éclair l’alezan de Makhotine.
[ix] Vronski touchait la terre d’une jambe, sur laquelle la jument s’était affaissée ; il eut à peine le temps de se dégager qu’elle tomba tout à fait, soufflant péniblement, et faisant de son cou délicat et couvert de sueur d’inutiles efforts pour se relever. Elle se débattait comme un oiseau blessé : le faux mouvement de Vronski lui avait brisé les reins. Du reste celui-ci ne comprit sa faute que beaucoup plus tard ; pour le moment il ne voyait qu’une chose : Gladiator s’éloignait rapidement tandis que lui demeurait là, chancelant sur la terre détrempée, devant Froufrou haletante qui tendait vers lui la tête et le regardait de ses beaux yeux. Toujours sans comprendre, il tira sur la bride. Elle sursauta comme un poisson et parvint à dégager ses jambes de devant ; mais impuissante à relever celles de derrière, elle retomba tremblante sur le côté. Pâle, le menton tremblant, le visage défiguré par la colère, Vronski lui donna un coup de talon dans le ventre et tira de nouveau sur la bride ; cette fois-ci elle ne bougea même pas et se contenta de jeter à son maître un de ses regards parlants en enfonçant son museau dans le sol.
— Ah, mon Dieu, qu’ai-je fait ? gémit Vronski en se prenant la tête à deux mains. Voilà la course perdue, et par ma faute... Une faute humiliante, impardonnable... Et ce pauvre cher animal que j’ai tué... Ah, mon Dieu, qu’ai-je fait ?
[x] On accourait vers lui : ses camarades, le major, l’infirmier, tout le monde. A son grand chagrin il se sentait sain et sauf. La jument s’était rompu l’épine dorsale ; on décida de l’abattre. Incapable de répondre aux questions, de proférer une seule parole, Vronski, sans même relever sa casquette, quitta le champ de courses, marchant au hasard sans trop savoir où il allait. Pour la première fois de sa vie, il se sentait malheureux, malheureux sans espoir et malheureux par sa faute. Il fut bientôt rejoint par Iachvine qui lui remit sa casquette et le ramena à son logis ; au bout d’une demi-heure, il reprit possession de lui même ; mais cette course resta longtemps un des souvenirs les plus pénibles, les plus douloureux de son existence . [2]
Commençons par noter que l’épisode repose sur une construction en climax, le narrateur de Tolstoï, qui s’attache alternativement à un point de vue général et à celui de Vronski, s’efforce de rendre le suspens propre à la course en train de se dérouler. L’effet dramatique est encore renforcé par le fait que c’est au moment où la victoire semble acquise que se produit l’accident fatal, vécu comme une défaite honteuse.
La distance déforme la vision, mais cette vision trompeuse sera corrigée par la suite de l’observation : « De loin les cavaliers semblaient avancer en peloton compact. En réalité, ils… » (i). La vision restreinte que Vronski a de la course pendant son déroulement est complétée par ce qu’il apprendra plus tard : « il aperçut (…) mais Vronski n’apprit ces détails que plus tard » (iii), « celui-ci ne comprit sa faute que beaucoup plus tard » (ix). La perception restreinte et les hésitations qu’elle fait naître sont notées par des expressions comme « il ne voyait que » (vi), « à ce qu’il sembla » (vi), « n’aperçut point » (viii), « il ne s’en rendait pas encore bien compte » (viii). Les sens ne fournissent pas à l’intelligence tous les éléments qui permettraient de décider en connaissance de cause de l’action à tenir. Entre le « maintenant » (vii) et le « plus tard » s’instaure un mouvement de va-et-vient permanent qui enrichit la connaissance de l’événement jusqu’à en donner un compte-rendu complet. Lors de la lecture de Simon, il conviendra de se souvenir de cette manière de compléter le vécu par des informations obtenues ultérieurement. Moins confiant que Tolstoï dans la possibilité d’interpréter définitivement le monde, la perception chez Simon restera toujours hypothéquée par l’ignorance ou l’incertitude.
Le champ métaphorique est dominé par celui de l’air : il a été préparé par une allusion aux purs-sangs « semblables à de grands oiseaux étranges » (p. 278, non repris) en raison de leur camail et de leur caparaçon. Les images soulignent d’abord la vitesse « ailes » (iii) », « éclair » (v), « survola » (viii), « oiseau blessé » (ix). Plus étonnantes encore que les « oiseaux étranges », et moins conformes encore à la réputation de réalisme qui s’attache à Tolstoï, sont des images qui surgissent dans les moments extrêmes : Froufrou apparaît comme « une chatte » (iii) lorsqu’elle évite un cheval tombé et comme un « poisson » (ix) lorsque, blessée, elle ne parvient plus à se relever. Il existe ici une tendance à faire subir au cheval différentes métamorphoses, un procédé de métamorphose par la métaphore que Simon exploitera bien plus avant.
L’épisode du champ de course dans Nana (1880) d’Émile Zola, visualise le sommet de la gloire de l’ancienne actrice nue devenue courtisane de luxe qui donne son nom au roman. L’hippodrome, comme le théâtre, est un de ces lieux où se côtoient le monde et le demi-monde : dans cet univers de viveurs, aristocratie et grandes fortunes fréquentent cocottes et protecteurs.
[A] Tous les cous se tendaient. Mais le premier départ ne fut pas bon, le starter, qu’on apercevait au loin comme un mince trait noir, n’avait pas abaissé son drapeau rouge. Les chevaux revinrent, après un temps de galop. Il y eut encore deux faux départs. Enfin, le starter, rassemblant les chevaux, les lança avec une adresse qui arracha des cris.
[B] — Superbe !... Non, c’est le hasard !... N’importe, ça y est !
La clameur s’étouffa dans l’anxiété qui serrait les poitrines. Maintenant, les paris s’arrêtaient, le coup se jouait sur l’immense piste. Un silence régna d’abord, comme si les haleines étaient suspendues. Des faces se haussaient, blanches, avec des tressaillements. Au départ, Hasard et Cosinus avaient fait le jeu, prenant la tête ; Valerio II suivait de près, les autres venaient en peloton confus. Quand ils passèrent devant les tribunes, dans un ébranlement du sol, avec le brusque vent d’orage de leur course, le peloton s’allongeait déjà sur une quarantaine de longueurs. Frangipane était dernier, Nana se trouvait un peu en arrière de Lusignan et de Spirit.
— Fichtre ! murmura Labordette, comme l’Anglais se débarbouille là-dedans !
[C] Tout le landau retrouvait des mots, des exclamations. On se grandissait, on suivait des yeux les taches éclatantes des jockeys qui filaient dans le soleil. A la montée, Valerio II prit la tête, Cosinus et Hasard perdaient du terrain, tandis que Lusignan et Spirit, nez contre nez, avaient toujours Nana derrière eux.
— Parbleu, l’Anglais a gagné, c’est visible, dit Bordenave. Lusignan se fatigue et Valerio Il ne peut tenir.
— Eh bien, c’est du propre, si l’Anglais gagne ! s’écria Philippe, dans un élan de douleur patriotique.
[D] C’était un sentiment d’angoisse qui commençait à étrangler tout ce monde entassé. Encore une défaite ! Et une ardeur de vœu extraordinaire, presque religieuse, montait pour Lusignan ; pendant qu’on injuriait Spirit avec son jockey d’une gaieté de croque-mort. Parmi la foule éparse dans l’herbe, un souffle enlevait des bandes, les semelles en l’air. Des cavaliers coupaient la pelouse d’un galop furieux. Et Nana, qui tournait lentement sur elle-même, voyait à ses pieds cette houle de bêtes et de gens, cette mer de têtes battue et comme emportée autour de la piste par le tourbillon de la course, rayant l’horizon du vif éclair des jockeys. Elle les avait suivis de dos, dans la fuite des croupes, dans la vitesse allongée des jambes, qui se perdaient et prenaient des finesses de cheveux. Maintenant, au fond, ils filaient de profil, tout petits, délicats, sur les lointains verdâtres du Bois. Puis, brusquement, ils disparurent, derrière un grand bouquet d’arbres, plantés au milieu de l’Hippodrome.
— Laissez donc ! cria Georges, toujours plein d’espoir. Ce n’est pas fini... L’Anglais est touché.
[E] Mais la Faloise, repris de son dédain national, devenait scandaleux, en acclamant Spirit. Bravo ! c’était bien fait ! la France avait besoin de ça ! Spirit premier, et Frangipane second ! ça embêterait sa patrie ! Labordette, qu’il exaspérait, le menaça sérieusement de le jeter en bas de la voiture.
— Voyons combien ils mettront de minutes, dit paisiblement Bordenave, qui, tout en soutenant Louiset, avait tiré sa montre.
[F] Un à un, derrière le bouquet d’arbres, les chevaux reparaissaient. Ce fut une stupeur, la foule eut un long murmure. Valerio II tenait encore la tête ; mais Spirit le gagnait, et derrière lui Lusignan avait lâché, tandis qu’un autre cheval prenait la place. On ne comprit pas tout de suite, on confondait les casaques. Des exclamations partaient.
— Mais c’est Nana !... Allons donc, Nana ! je vous dis que Lusignan n’a pas bougé... Eh ! oui, c’est Nana. On la reconnaît bien, à sa couleur d’or... La voyez vous maintenant ! Elle est en feu... Bravo, Nana ! en voilà une mâtine !... Bah ! ça ne signifie rien. Elle fait le jeu de Lusignan.
[G] Pendant quelques secondes, ce fut l’opinion de tous. Mais, lentement, la pouliche gagnait toujours, dans un effort continu. Alors, une émotion immense se déclara. La queue des chevaux, en arrière, n’intéressait plus. Une lutte suprême s’engageait entre Spirit, Nana, Lusignan et Valerio II. On les nommait, on constatait leur progrès ou leur défaillance, dans des phrases sans suite, balbutiées. Et Nana, qui venait de monter sur le siège de son cocher, comme soulevée, restait toute blanche, prise d’un tremblement, si empoignée, qu’elle se taisait. Près d’elle, Labordette avait retrouvé son sourire.
— Hein ? l’Anglais a du mal, dit joyeusement Philippe. Il ne va pas bien.
— En tout cas, Lusignan est fini, cria la Faloise. C’est Valerio Il qui vient... Tenez ! voilà les quatre en peloton.
Un même mot sortait de toutes les bouches.
— Quel train ! mes enfants !... Un rude train, sacristi !
[H] A présent, le peloton arrivait de face, dans un coup de foudre. On en sentait l’approche et comme l’haleine, un ronflement lointain, grandi de seconde en seconde. Toute la foule, impétueusement, s’était jetée aux barrières ; et, précédant les chevaux, une clameur profonde s’échappait des poitrines, gagnait de proche en proche, avec un bruit de mer qui déferle. C’était la brutalité dernière d’une colossale partie, cent mille spectateurs tournés à l’idée fixe, brûlant du même besoin de hasard, derrière ces bêtes dont le galop emportait des millions. On se poussait, on s’écrasait, les poings fermés, la bouche ouverte, chacun pour soi, chacun fouettant son cheval de la voix et du geste. Et le cri de tout ce peuple, un cri de fauve reparu sous les redingotes, roulait de plus en plus distinct :
— Les voilà ! les voilà !... Les voilà !
[I] Mais Nana gagnait encore du terrain ; maintenant, Valerio Il était distancé, elle tenait la tête avec Spirit, à deux ou trois encolures. Le roulement de tonnerre avait grandi. Ils arrivaient, une tempête de jurons les accueillaient dans le landau.
— Hue donc, Lusignan, grand lâche, sale rosse !... Très chic, l’Anglais ! Encore, encore, mon vieux !... Et ce Valerio, c’est dégoûtant !... Ah ! la charogne ! Fichus mes dix louis !... Il n’y a plus que Nana ! Bravo, Nana ! Bravo, bougresse !
Et, sur le siège, Nana, sans le savoir, avait pris un balancement des cuisses et des reins, comme si elle-même eût couru. Elle donnait des coups de ventre, il lui semblait que ça aidait la pouliche. A chaque coup, elle lâchait un soupir de fatigue, elle disait d’une voix pénible et basse :
— Va donc... va donc... va donc...
[J] On vit alors une chose superbe. Price, debout sur les étriers, la cravache haute, fouaillait Nana d’un bras de fer. Ce vieil enfant desséché, cette longue figure, dure et morte, jetait des flammes. Et, dans un élan de furieuse audace, de volonté triomphante, il donnait de son cœur, à la pouliche, il la soutenait, il la portait, trempée d’écume, les yeux sanglants. Tout le train passa avec un roulement de foudre, coupant les respirations, balayant l’air ; tandis que le juge, très froid, l’œil à la mire, attendait. Puis, une immense acclamation retentit. D’un effort suprême, Price venait de jeter Nana au poteau, battant Spirit d’une longueur de tête.
[K] Ce fut comme la clameur montant d’une marée. Nana ! Nana ! Nana ! Le cri roulait, grandissait, avec une violence de tempête, emplissant peu à peu l’horizon, des profondeurs du Bois au mont Valérien, des prairies de Longchamp à la plaine de Boulogne. Sur la pelouse, un enthousiasme fou s’était déclaré. Vive Nana ! Vive la France, à bas l’Angleterre ! Les femmes brandissaient leurs ombrelles ; des hommes sautaient, tournaient, en vociférant. D’autres, avec des rires nerveux, lançaient des chapeaux. Et, de l’autre côté de la piste, l’enceinte du pesage répondait, une agitation remuait les tribunes, sans qu’on vît distinctement autre chose qu’un tremblement de l’air, comme la flamme invisible d’un brasier, au dessus de ce tas vivant de petites figures détraquées, les bras tordus, avec les points noirs des yeux et de la bouche ouverte. Cela ne cessait plus, s’enflait, recommençait au fond des allées lointaines, parmi le peuple campant sous les arbres, pour s’épandre et s’élargir dans l’émotion de la tribune impériale, où l’impératrice avait applaudi. Nana ! Nana ! Nana ! Le cri montait dans la gloire du soleil, dont la pluie d’or battait le vertige de la foule.
[L] Alors, Nana, debout sur le siège de son landau, grandie, crut que c’était elle qu’on acclamait. Elle était restée un instant immobile, dans la stupeur de son triomphe, regardant la piste envahie par un flot si épais, qu’on ne voyait plus l’herbe, couverte d’une mer de chapeaux noirs . [3]
Comme Tolstoï, Zola cherche à rendre le suspens propre à une course et construit son texte vers un climax. L’attention porte cependant au moins autant, sinon davantage, sur les attitudes et les réactions des spectateurs, qu’ils soient individualisés ou non. Le déroulement de la course se suit d’abord à travers les remarques du public. C’est ainsi que le « maintenant » (D, I) ou le « A présent » (H), qui visualise l’instant, sera occasionnellement placé dans la bouche d’un spectateur (F).
Attentif aux déformations que l’éloignement fait subir, le narrateur nous montre les jambes des chevaux allongées, qui se « perdaient et prenaient des finesses de cheveux » (D). L’hésitation a cependant sa part dans la mesure où la vision des choses n’est pas toujours nette : « « On ne comprit pas tout de suite, on confondait les casaques » (F), « sans qu’on vit distinctement » (K). Cependant, il n’y a pas d’invitation à interpréter un monde sur lequel les sens ne renseignent que de manière imparfaite.
Si le champ métaphorique le plus développé est celui de la mer et d’un orage sur les flots (D, H, K, M), les comparaisons s’inspirent volontiers aussi d’un univers plus abstrait. La distance fait apparaître le starter comme un « mince trait noir » (A), tandis que les bouches et les yeux se résument à des « points noirs » (K).
L’essentiel de ce passage est cependant dans une métamorphose. Nana, dite « la mouche d’or », et qui à l’occasion peut apparaître comme un rapace ou un fauve, s’incarne ici dans un corps de pouliche. Dans un paragraphe d’une obscénité délibérément recherchée (I), Zola expose Nana juchée sur le siège du landau comme une image de la débauche, acclamée de surcroît par toute la société. Il nous la montre aussi, par le jeu des connotations (Spirit, l’esprit, est un adversaire), comme une allégorie d’une France livrée aux passions et qui remporte ici sa dernière victoire. C’est clairement d’abord une fable morale que Zola développe à travers sa description de la course de chevaux. Nana y tient le premier rôle sans évidemment briller par son esprit : elle donne des coups de reins parce qu’« il lui semblait que ça aidait la pouliche » (I) et lors de l’ovation du gagnant de la course elle « crut que c’était elle qu’on acclamait » (L).
L’épisode de la course dans La route des Flandres (1960) doit se lire dans le contexte de l’enquête menée par Georges autour des affaires d’adultères et de suicides qui se sont déroulées dans la famille Reixach. La décision du capitaine Reixach de monter lui-même son cheval lors d’une course dangereuse apparaît au narrateur comme un désir de revanche sur le jockey Iglésia, soupçonné d’avoir eu une brève liaison avec Corinne.
[a] […] Iglésia (maintenant il était lancé, parlait sans s’arrêter, lentement, mais d’une façon continue, patiente, et, semblait-il, comme pour lui-même, non pour eux, ses gros yeux fixés sur le vide, droit devant lui, emplis de cette même expression, à la fois étonnée, grave et admirative) disant entre deux bouchées : « Et avec les deux ou trois macaques qui montaient dans cette course et qui l’avaient repéré ça n’avait pas dû être facile, je te le dis, parce qu’un type qui monte en gentleman dans une course avec des jockeys il peut s’attendre à ce qu’ils lui fassent pas de cadeau. Seulement il s’était drôlement bien démerdé : il était maintenant en quatrième position, et tout ce qu’il avait à faire pour le moment c’était de la tenir là, et il devait en avoir plein les bras, je te le dis, parce que cette bête là, qu’est ce qu’elle pouvait tirer, la garce... »
[b] Ils apparurent enfin après le dernier arbre, toujours dans le même ordre, la tache, la pastille rose toujours en même position tandis qu’ils entamaient la dernière partie du tournant, le peloton se muant peu à peu en une masse confuse (les derniers semblant rattraper les premiers) qui, tout au fond de la ligne droite, ne fut plus qu’une houle, un moutonnement de têtes montant et descendant sur place, les chevaux agglomérés en paquet paraissant un moment ne plus avancer (simplement les toques des jockeys montant et descendant) jusqu’à ce que soudain le premier cheval non pas franchît mais crevât la haie, [c] c’est-à-dire que brusquement il fut là, les deux pattes de devant projetées devant lui, raides, jointes ou plutôt l’une d’elles légèrement en avant de l’autre, les deux sabots pas tout à fait à la même hauteur, le cheval engagé jusqu’à mi-corps entre les fagots bruns qui surmontaient la barrière, reposant apparemment sur le ventre comme en équilibre, une fraction de seconde immobile, aurait-on dit, jusqu’à ce qu’il basculât en avant tandis qu’un second, puis un troisième, puis plusieurs ensemble, tous figés successivement en équilibre, dans cette position de cheval à bascule, apparaissent, s’immobilisent, s’inclinent en avant, retrouvant le mouvement en même temps que le contact avec la terre, le peloton galopant maintenant, de nouveau soudé, vers les tribunes, grossissant, franchissant l’obstacle suivant, puis ce fut là : [d] l’espèce de tonnerre silencieux, la sourde trépidation du sol sous les sabots, les mottes de gazon volant loin derrière, les soyeuses casaques froissées claquant dans le vent de la course et les bustes des jockeys penchés sur l’encolure, non pas immobiles comme ils paraissaient dans la ligne opposée, mais oscillant légèrement d’avant en arrière au rythme des foulées, avec leurs identiques bouches ouvertes cherchant l’air, leur identique aspect de poissons hors de l’eau, à demi asphyxiés, passant devant les tribunes entourés ou plutôt enveloppés par cette attentive chappe de vertigineux silence qui semblait les isoler (les quelques cris fusant de la foule paraissant — et non pas aux oreilles des jockeys mais à celles des spectateurs eux-mêmes — parvenir de très loin, futiles, vains, incongrus et aussi faibles que des bégaiements inarticulés de petits enfants), les accompagner, [e] laissant derrière eux, bien après leur passage, comme un persistant sillage de silence à l’intérieur duquel le martèlement des sabots allait diminuant, s’amenuisant, seulement crevé, sporadiquement, par le claquement sec (comme le bruit d’une branche cassée) d’un coup de cravache, de minuscules détonations s’éloignant elles aussi, décroissant, le dernier cheval franchissant la haie vive couronnant la légère montée, exactement comme un lapin, l’image de son arrière-train en position de ruade restant un moment sur la rétine, immobilisée, et disparaissant enfin, jockeys et bêtes maintenant invisibles, redescendant la pente de l’autre côté de la haie, comme si tout cela n’avait pas existé, comme si la fulgurante apparition de la douzaine de bêtes et de leurs cavaliers s’était brusquement escamotée, laissant seulement derrière elle, à la façon de ces nuages de fumée dans lesquels s’évanouissent lutins et enchanteurs, une sorte de banc de brume roussâtre, de poussière en suspension stagnant immédiatement devant la haie, à l’endroit où les chevaux avaient pris leur battue, s’éclaircissant, se diluant, s’affalant lentement dans la lumière de l’après-midi déclinant, [f] et Iglésia tournant vers Corinne ce masque de carnaval, à la fois terrible et pitoyable, mais, pour le moment empreint d’une sorte de puérile excitation, d’enfantin ravissement, disant : « Vous avez vu ? Il... J’avais bien dit qu’elle... que ça irait tout seul, qu’il n’y avait qu’à... », Corinne le regardant sans répondre avec toujours cette espèce de fureur, de rage silencieuse, glacée, Iglésia bégayant, s’embrouillant, disant : « Il va, elle va... Vous... », puis finissant par se taire, Corinne continuant un moment encore à le dévisager, toujours sans rien dire, avec ce même implacable mépris, et à la fin haussant brusquement les épaules, ses deux seins bougeants, frémissants, sous le léger tissu de la robe, toute sa jeune, dure et insolente chair exhalant quelque chose d’impitoyable, de violent et aussi d’enfantin, c’est-à-dire cette totale absence de sens moral ou de charité dont sont seulement capables les enfants, cette candide cruauté inhérente à la nature même de l’enfance (l’orgueilleux, l’impétueux et irrépressible bouillonnement de la vie), [g] disant froidement : « S’il est aussi capable de la faire gagner que vous, je me demande pourquoi on vous paie ? », tous les deux se dévisageant (elle dans ce symbole de robe qui la laissait aux trois quarts nue, lui dans cette vieille veste maculée qui s’accordait à peu près aussi bien à l’étincelante casaque de soie qu’elle laissait voir que le visage souffreteux et tavelé de petite vérole qui la surmontait, l’air (interdit, ahuri) à peu près comme si elle lui avait envoyé son poing, ou son sac, ou les jumelles dans l’estomac) pendant un temps peut-être de l’ordre de la fraction de seconde, et non pas interminable comme il le crut, le raconta plus tard, racontant que ce qui les réveilla, les arracha tous deux à leur mutuelle fascination, ce furieux et muet affrontement, ce ne fut pas un cri — ou mille cris — , ou une exclamation — ou mille — , mais comme une rumeur, un soupir, un bruissement, quelque chose d’insolite courant, s’élevant pour ainsi dire de la surface de la foule, [h] et quand ils regardèrent, ils virent la tache rose non plus en troisième mais en septième position à peu près, le peloton qui venait de franchir la butte non plus soudé mais s’étirant maintenant sur une vingtaine de mètres s’engageant sur la diagonale de la piste, Corinne disant : « Je l’avais dit. J’en étais sûre. L’idiot. L’espèce de crétin d’idiot. Et vous... », mais Iglésia n’écoutant plus, en train de regarder dans ses jumelles l’impassible visage ruisselant de de Reixach seulement agité de brefs soubresauts chaque fois que le bras qui tenait la cravache se détendait, la pouliche allongeant sa foulée, remontant un à un, à longs coups de reins, les chevaux qui l’avaient dépassée, si bien qu’elle se trouva de nouveau à peu près en troisième position lorsqu’ils abordèrent la rivière, l’alezane, la longue et claire coulée de bronze, semblant alors s’allonger encore, s’étirer, aérienne, s’arrachant, aurait-on dit, non du sol mais à la pesanteur elle-même car elle ne parut pas retomber mais simplement continuer, légèrement au-dessus de terre, en deuxième position maintenant, tandis qu’ils traversaient le croisement, sa tache claire ondoyant horizontalement, de Reixach cessant de cravacher, [i] Corinne répétant : « L’idiot, l’idiot, l’idiot... », jusqu’à ce que sans quitter ses jumelles Iglésia dise brutalement : « Mais taisez-vous donc, bon sang ! Est-ce que vous allez vous taire, oui ? », Corinne restant la bouche ouverte, stupide, tandis que sur leur gauche le peloton s’éloignait maintenant dans le poudroiement doré du contre-jour sous l’immuable archipel des nuages suspendus, ou peut être tout simplement peints, dans le ciel, les chevaux à présent nettement scindés en deux groupes : d’abord quatre, puis un espace d’une quinzaine de mètres, puis le second groupe composé d’une masse assez compacte tirant derrière elle comme une traîne, les attardés s’égrenant, de plus en plus espacés jusqu’au dernier, très loin, que son jockey cravachait à chaque foulée, [j] le groupe de tête obliquant à droite, disparaissant de nouveau derrière le petit bois, les casaques multicolores apparaissant et disparaissant entre les arbres comme un moment plus tôt, mais en sens inverse, c’est-à-dire de gauche à droite, en même temps que sur la pelouse la foule se détachait (d’abord un point noir, puis deux, puis trois, puis dix, puis par grappes entières) de la barrière le long de laquelle le peloton venait de passer, courant [les taches semblables à des mouches, à une poignée de billes) dans le même sens que les chevaux, pour aller s’agglutiner le long de la piste transversale, la casaque rose réapparaissant cette fois la première, mais à peu près collée à celle du jockey suivant, de Reixach faisant l’extérieur, débordant, déporté sur sa gauche au moment où les deux chevaux, presque de front, se rabattaient, abordaient la ligne droite, de sorte qu’il se trouva à peu près au milieu de la piste et seul, devançant légèrement le second cheval, les deux autres à environ cinq mètres derrière, tous les quatre se dirigeant vers le bull-finch d’un galop maintenant moins coulé, plus saccadé, [k] si bien que tout d’abord il sembla que l’alezane cédait seulement à la fatigue, raccourcissant seulement un peu sa foulée, Iglésia ne s’y trompant pas, serrant désespérément les énormes jumelles collées sur ses yeux, tandis qu’elle continuait à galoper non plus droit sur l’obstacle, mais en diagonale, de Reixach accroché de toutes ses forces à la rêne opposée et cravachant, réussissant à la ramener sur la gauche, la pouliche ralentissant encore, semblant, pour ainsi dire, se recroqueviller sous lui et sautant l’énorme obstacle (car il y parvint, réussit à lui imposer sa volonté), non pas comme elle avait franchi la rivière, mais pratiquement arrêtée, s’enlevant des quatre membres à la fois, en chandelle, et retombant si durement que de Reixach s’affaissa presque sur l’encolure en même temps qu’il la cinglait d’un terrible coup de cravache et qu’elle bondissait de nouveau, à deux mètres maintenant derrière les deux chevaux qui la suivaient avant d’aborder le bull-finch, [l] Corinne et Iglésia pouvant voir le bras armé de la cravache s’abattre inlassablement, leurs oreilles bourdonnantes, emplies par la clameur déçue, sauvage, de la foule, et encore une fois les quatre chevaux sautèrent, franchirent la dernière haie, de Reixach talonnant maintenant le troisième cheval, puis il n’y eut plus rien devant eux que l’immense et luxuriant tapis vert sur lequel ils semblaient (jockeys et chevaux) minuscules et dérisoires, comme disloqués, s’agitant frénétiquement, désunis, oscillant au ralenti d’avant en arrière d’une façon saccadée, pathétiques, risibles, les quatre chevaux exténués, creusant les reins, les quatre cavaliers aux visages de poissons noyés, la bouche ouverte cherchant l’air, aux trois quarts asphyxiés maintenant, les cris de la foule les entourant comme d’une matière solide, épaisse, à travers laquelle ils auraient en vain essayé de progresser (l’impression de sur-place qu’ils donnaient encore accentuée par l’effet des jumelles écrasant la perspective) comme à travers une invisible et hostile nappe de passion aussi dense que de l’eau — ou du vide — , puis le cri cessa, mourut, [m] et, laissant retomber ses jumelles, Iglésia se rendit compte qu’elle n’était plus là, découvrant l’agressive robe rouge bien au-dessous de lui déjà en bas des gradins, dégringolant alors quatre à quatre les marches, courant, la rattrapant, elle tournant alors la tête sans cesser de marcher (Iglésia pensant très vite : « Mais où va-t-elle, qu’est-ce qu’elle veut ? »), le regardant, à peu près comme s’il eût été une mouche, ou même rien du tout, puis cessant de le regarder, et lui : « Il a tout de même fait second, il a tout de même trouvé moyen de remonter les deux... », et elle ne répondant pas, ne paraissant même pas l’entendre, et lui trottinant toujours à côté d’elle sur ses courtes pattes, [n] disant : « Elle a fini très fort, vous avez vu, elle... », et elle marchant toujours : « Second ! Très bien. Bravo. Second ! Quand il aurait dû gagner de dix longueurs. Vous trouvez que c’est... », puis s’arrêtant brusquement, se retournant vers lui d’un mouvement si soudain, si imprévisible qu’il faillit se cogner à elle, criant maintenant (quoiqu’elle n’élevât pas la voix, mais, dit-il, c’était bien pire que si elle avait hurlé à tue-tête) : « Est-ce que vous l’avez jouée placée ou gagnante, dites-le moi ? Mais est-ce que vous l’avez seulement jouée ? », puis, avant même qu’il ait eu le temps d’ouvrir la bouche, criant encore, sur ce registre à peine audible qui était pire que les pires éclats de voix : « Non, je ne vous demande pas à les voir ! Je vous ai dit que je ne vous demanderais même pas de me les montrer, que si vous préfériez vous pouviez garder l’argent pour vous... Comme pourboire, comme... », [o] et à ce moment, dit-il, il s’aperçut avec une espèce de stupeur qu’elle pleurait, « Peut-être tout simplement de rage, raconta-t-il plus tard, peut-être seulement de rogne, peut-être d’autre chose. Est-ce qu’on peut jamais savoir avec les gonzesses ? Mais en tout cas elle pleurait, elle ne pouvait même pas s’en empêcher. Au milieu de tous ces gens... », et il raconta qu’ils se tenaient là tous les deux l’un en face de l’autre, immobiles, parmi la foule refluant lentement, elle répétant Non je vous dis que non vous entendez non je ne veux pas je ne veux pas les voir je veux seulement que vous me le disiez rien que pour vous l’entendre dire je... (La Route des Flandres, p. 173-181)
Le narrateur fait le récit de la course, mais il cède la place à d’autres voix qui en font le récit, celle d’Iglésia en début (a) et en fin d’extrait (o) ; il laisse aussi entendre directement les conversations qui se déroulent sur le champ de course. Le texte est construit vers un climax, mais les glissements qui s’opèrent finissent par prendre davantage d’importance que la question de la victoire ou de la défaite du capitaine Reixach. Si les digressions constituent autant de lenteurs qui viennent ralentir la course et son récit, elles révèlent en même temps un des principes d’écriture qui sous-tendent ces pages : l’oxymore.
Le narrateur cherche à rendre visible l’instant de la course et il a recours pour cela à la technique éprouvée qui consiste à figer la scène dans le présent, en particulier à travers l’utilisation — systématique ici — du « maintenant » (a, c, e, h, i, k, l, n) et du participe présent.
La description du mouvement se fait en soulignant l’immobilité, selon le paradigme du célèbre « Achille immobile à grands pas » : « immobile aurait-on dit » (c), « figés successivement » (c), « immobilisée » (e), « impression de sur-place » (l). Les bruits constituent une épaisseur (d, l), apparaissent comme simultanément violents et imperceptibles : « tonnerre silencieux » (d), « criant encore, sur ce registre à peine audible » (n). L’alliance des contraires est sensible encore dans la juxtaposition des personnages : « l’insolente chair » (f), d’une Corinne à la « candide cruauté » (f) jure avec le grotesque d’Iglésia, homme-insecte au visage lui-même oxymorique de « masque de carnaval, à la fois terrible et pitoyable » (f).
L’usage systématique de l’oxymore contribue à créer une atmosphère irréelle, qui est encore accentuée par les jeux d’apparition et de disparition brutales des chevaux et des personnages : « brusquement il fut là » (c) « fulgurante apparition » (e), « brusquement escamoté » (e), « apparaissant et disparaissant » (j), « elle n’était plus là » (m). Ces divers éléments prennent tout leur sens lorsque l’image du « lapin » (e), complice préféré des prestidigitateurs, permet au texte d’embrayer sur l’idée d’escamotage et d’aboutir à l’exhibition d’un monde qui n’est plus celui de la réalité quotidienne, ni même celui du réalisme littéraire.
Derrière les « nuages de fumée dans lesquels s’évanouissent lutins et enchanteurs » (e) le champ de course s’est transformé en une scène sur laquelle opère un magicien qui fait surgir et disparaître hommes et chevaux et se métamorphoser les êtres et les choses. Le prestidigitateur use d’artifice : son alezane pourrait être une statue, « claire coulée de bronze » (h), et les nuages qu’il fait apparaître sont « peut-être tout simplement peints » (i). Dans l’esprit d’un homme qui imagine un univers, l’absence de données sensibles, les erreurs de perceptions ne sont pas des obstacles. L’illusion n’est plus trompeuse comme chez les auteurs abordés précédemment, Simon la considère comme créatrice.
Le champ métaphorique est dominé par celui de l’animalité : « macaques » (a), « lapin » (e), « mouche » (j, m), « poissons » (d, l) ; il avait été préparé par la référence au « nez d’aigle (ou de Polichinelle) » (RF, 151) d’Iglésia. Le visage de ce personnage, avec ses jumelles rivées aux yeux, évoquait une « tête de mouche ou de certains insectes sur les micro-photographies » (RF, 151, non repris, cf. k). L’image de la mer, à laquelle réfèrent les « poissons » déjà mentionnés est présente aussi lorsqu’il s’agit de caractériser le mouvement « une houle, un moutonnement » (b), « sillage » (e), « archipel » (i).
Moins lourdement explicite que chez Zola, le sexuel présent dans le symbolisme des couleurs : « cette casaque rose vif, tirant sur le mauve, qu’elle leur avait en quelque sorte imposée à tous les deux (Iglésia et Reixach) comme une sorte de voluptueux et lascif symbole » (RF, 154, non repris). Il l’est encore dans l’exploitation des ambiguïtés du vocabulaire équestre : « il n’avait qu’à me la laisser monter » (RF, 154, non repris). Les « coups de rein » (h) doivent s’interpréter dans un contexte érotique dans lequel le rose –« la pastille rose » (b), « tache rose » (h), « casaque rose » (j)- réfère à la volupté et le rouge -« symbole de robe » (g), de « l’agressive robe rouge »- à la violence d’une sexualités marquée par « l’absence de sens moral ou de charité » (f).
La fable de Claude Simon n’est toutefois pas allégorique, comme chez Zola, elle est au contraire ironique, et n’hésite pas à verser dans le grotesque. Si elle a valeur d’exemple, c’est comme fable de la création et certainement pas comme fable morale.
La course de chevaux dans les Larrons (1962) de William Faulkner est racontée par un jeune héritier de 11 ans, Lucius Priest, celui-là même qui montait le cheval vainqueur. Cette course, Lucius et ses camarades durent la gagner afin de récupérer une voiture qu’ils avaient subtilisée au grand-père, le « patron », mais dont au fil d’aventures picaresques dans le sud-américain du début du XXe siècle, ils s’étaient eux-mêmes vu dépossédés.
[I] « Ils ont mis la course dans ce qu’ils appellent un compte provisoire. Ça veut dire que celui qui perdra la prochaine aura tout perdu. Prépare-toi. » Mais Lycurgus avait déjà ôté la couverture. Il ne nous fallut pas longtemps. Alors, je me suis levé. Ned, debout à la tête de Lightning, tenant la bride d’une main, de l’autre fouillant, cherchant quelque chose dans sa poche. « Celle-là va être facile pour vous. Hier on l’a asticoté un peu, et puis aujourd’hui vous l’avez salement trompé. Alors, faut plus que vous lui jouiez de tour. Mais, ça ne fait rien. Pas besoin de lui en jouer cette fois. J’y veillerai moi-même. Vous, vous avez qu’une chose à faire. Rester sur son dos jusqu’à la fin. Vous foutez pas par terre. C’est tout ce que j’vous demande. Maintenez-le bien entre les deux barrières, et tombez pas. Rappelez-vous ce qu’il vous a appris lundi. Quand vous serez au premier tour, et juste avant qu’il arrive à l’endroit où je me trouvais lundi, cravachez-le. Le laissez pas ralentir. Vous inquiétez pas de l’aut’ cheval, où qu’il soit et quoi qu’il fasse. Occupez-vous du vôtre simplement. Compris ?
[II] — Oui, dis je.
— Bon, et maintenant, y a encore une chose qu’il faut que vous fassiez. Quand vous serez au dernier tour, après le virage, et que vous entrerez dans la ligne droite avant le but, vous contentez pas de croire, soyez sûr que Lightning est placé de façon à voir toute la piste devant lui. Quand vous serez arrivé là, vous saurez pourquoi. Mais, avant ça, vous bornez pas à croire qu’il pourrait, peut-être, ou qu’il devrait certainement, mais soyez sûr qu’il peut voir toute la piste jusqu’à la ligne d’arrivée, et même au-delà. Si l’aut’ cheval est devant vous, tirez Lightning à travers la piste jusqu’à la barrière extérieure, si c’est nécessaire, là où rien ne pourra l’empêcher de voir la ligne d’arrivée, et même au delà. Vous en faites pas si vous perdez du terrain, contentez-vous de placer Lightning là où il pourra voir tout ce qu’il y a en face de lui. » Son autre main était sortie maintenant. Lightning y fourrait encore ses naseaux et moi, je pouvais sentir cette vague odeur que j’avais sentie déjà dans le pré d’Uncle Parsham lundi, que j’aurais dû, comme n’importe qui, reconnaître aussitôt, et que j’aurais reconnue si j’en avais eu le temps. « Vous pourrez vous rappeler tout ça ?
[III] — Oui, dis-je.
— Alors, allez. Conduis le, Lycurgus.
— Tu viens pas ? » dis je. Lycurgus tira sur la bride. Il dut forcer Lightning à sortir son nez de la main de Ned. Finalement, Ned fut obligé de remettre la main dans sa poche.
« Allez, dit il, vous savez ce qu’il vous reste à faire. » Lycurgus se mit en marche, conduisant le cheval. Il dut nous accompagner quelque temps ; Lightning alla même jusqu’à essayer de faire demi-tour, mais Lycurgus le tira violemment.
— Cravachez-le un peu, dit Lycurgus, ça le fera repenser à ce qu’il a à faire. » C’est ce que j’ai fait, et nous avons continué et, pour la troisième fois, McWillie et moi, on était là, courbés sur nos coursiers éclairs, immobiles derrière la corde du départ. Le lad de McWillie, ayant refusé d’être jeté à terre pour la troisième fois, et personne ne s’étant présenté, n’ayant même accepté de remplir cet emploi, on eut recours à une de ces cordes de jute destinées à attacher les balles de coton. Deux démocrates, face à face des deux côtés de la piste, la tenaient d’une barrière à l’autre. [IV] Ce fut probablement le meilleur départ que nous ayons jamais eu. Acheron, qui n’avait pas hésité à foncer dans une planche de six pouces d’épaisseur, prit bien soin, naturellement, de rester à six pieds de distance. Quant à Lightning, bien que son nez touchât presque la corde, il était là, aussi immobile qu’une vache, cherchant sans doute Ned parmi la foule quand le starter cria : Partez ! La corde tomba et, à la même seconde, Acheron et McWillie filèrent sous mon nez comme une flèche, McWillie me hurlant presque dans l’oreille : « J’vais t’apprendre, cette fois-ci, mon petit blanc ! » Il était déjà devant nous — une longueur à peine — quand Lightning vint docilement se placer à la hauteur du genou de McWillie — puissance, rythme, tout était là, sauf que personne encore ne lui avait mis en tête qu’il s’agissait d’une course. Et, en fait, c’était la première fois, depuis que je participais, que j’étais un élément actif, que nous avions vraiment l’air de courir en course. [V] Les deux chevaux, comme rivés l’un à l’autre, s’élançaient dans la seconde ligne droite du premier tour, nos positions relatives, en rapport avec notre progression, changeant, se transformant dans une atmosphère d’indolence qui tenait presque du rêve. Acheron prenant une avance, présage, semblait-il, qu’il allait se séparer de nous, jusqu’à la minute où Lightning, prenant sans doute conscience de l’intervalle, se hâtait de le supprimer. On aurait dit un défi. Je les entendais, de l’autre côté de la barrière, tous ceux qui ne connaissaient pas encore très bien Lightning : il ne voulait pas rester seul si loin derrière, tout simplement. Puis, ce fut le second virage, les derniers cent mètres du premier tour, et je t’en donne ma parole d’honneur, Lightning, à ce moment là, cherchait déjà à apercevoir Ned. Je te jure qu’il hennissait ; tout en courant à fond de train, il hennissait. C’était la première fois que j’entendais un cheval hennir en courant. Je ne savais même pas que c’était possible.
[VI] Je le cravachai de toutes mes forces. Il se troubla, hésita, reprit son élan ; nous avions déjà fait cadeau de deux longueurs à McWillie, et je le cravachai encore. Au début du second tour, deux longueurs nous séparaient et, sous l’effet de la cravache, l’intervalle qui le séparait d’Acheron remplaça Ned dans ce que Lightning appelait son cerveau ; il reprit du terrain et, une fois de plus, sa tête se trouva au niveau du genou de McWillie ; parfaite obéissance, mais pas un pouce de plus — cet organisme merveilleusement équipé, réglé, dont les muscles n’avaient jamais été informés par le cerveau, et dont le cerveau n’avait jamais été informé par ses avant-postes d’observation et d’expérience que le seul but, le seul propos de tout ce formidable effort était d’arriver quelque part le premier. [VII] McWillie cravachait maintenant ; je n’avais donc pas à le faire. Il lui aurait été aussi difficile de se détacher de Lightning que de se laisser dépasser par lui. Et ce fut de nouveau la ligne droite, puis le virage, moi toujours sur Lightning, et Lightning toujours entre les deux barrières, si bien que seules comptaient dorénavant les dernières instructions de Ned : le retenir, le dégager, offrir à McWillie presque une longueur de plus pour que rien ne vienne obstruer la vue de la piste, de la corde et même au-delà. Ce fut même lui, Lightning, qui vit Ned le premier. J’en fus averti par la brusque tension du cou, par le bond, comme s’il — Lightning — venait de faire claquer une bride ou un joug. Puis, à mon tour, je vis Ned à quarante mètres peut-être de la corde, tout petit, frêle et seul sur la piste vide pendant qu’Acheron et le bras cravachant de McWillie passaient rapidement derrière nous. Puis, pendant un instant, le visage crispé de McWillie et sa disparition. La corde brilla comme un éclair au dessus de nous : « Viens vite, petit, dit Ned. je l’ai. »
[VIII] Il Lightning me désarçonna presque en s’arrêtant, traversant la piste (Acheron était quelque part, tout près derrière nous, s’efforçant — je l’espérais — de s’arrêter aussi) et, du même train fou (malgré mors, bride et tout), fonça sur Ned et stoppa brusquement, le nez déjà enfoui dans la main de Ned. Quant à moi, presque sur ses oreilles, je me cramponnais à tout ce que je pouvais atteindre, même avec ma main blessée. « Ça y est, dis je, criai-je, ça y est ! On l’a battu !
[IX] — Cette partie là est gagnée, dit Ned. Priez vot’ bonne étoile que ça soit suffisant. » Parce que, tu comprends, je venais de gagner ma première course. Je veux dire une course d’hommes, avec des gens, des grandes personnes, la plus grande foule que j’avais jamais vue, et ils me regardaient la gagner et (quelques-uns tout au moins) avaient parié de l’argent avec l’espoir que je gagnerais. Et puis, je n’ai pas eu le temps de remarquer, de noter rien sur la figure de Ned ni dans sa voix, d’entendre ce qu’il disait, parce que les spectateurs enjambaient déjà la barrière, envahissaient la piste, se dirigeaient vers nous : toute la cohue, les remous de chapeaux baignés de sueur, de chemises sans cravates, de visages, la bouche encore ouverte pour crier. « Maintenant, attention », dit Ned. Mais, pour moi, toujours rien : rien que les visages, les cris, comme une mer.
[X] « Ça, mon gars, c’est monter à cheval ! Ça, c’est mener au but ! » Mais nous, on ne s’arrêtait pas, on continuait, Ned, conduisant Lightning et disant :
« Laissez-nous passer, messieurs les blancs ; laissez-nous passer, messieurs les blancs », jusqu’au moment où la foule s’écarta suffisamment pour nous permettre d’avancer, mais sans, pour cela, cesser de nous accompagner, toujours comme une vague, jusqu’à l’entrée qui menait à l’enceinte où attendaient les juges. Et Ned répéta : « Et maintenant, attention. » Après cela, je ne sais plus très bien. Je me rappelle seulement le cheval arrêté, et Ned tenant le mors, comme dans un tableau, et moi apercevant, derrière les oreilles de Lightning, grand-père, légèrement appuyé sur sa canne (celle à pomme d’or) et, juste derrière lui, deux autres personnes que j’avais vues quelque part, il y avait longtemps.
[XI] « Patron, dis-je.
— Tu t’es fait mal à la main ? dit il.
— Oui, dis je. Patron.
Tu as beaucoup à faire maintenant, dit il. Moi aussi. » C’était dit avec gentillesse, avec un peu de froideur. Non — avec rien. « On verra ça quand on sera rentrés », dit il. Puis il s’éloigna. Or, les deux personnes étaient Sam et Minnie qui, levant vers moi son visage calme, sombre, inconsolable, me regarda longtemps, me sembla-t-il, tandis que Ned continuait à me tripoter la jambe :
« Où qu’elle est cette blague à tabac que j’vous ai donnée à garder hier ? dit il. Vous l’avez pas perdue, j’espère ?
Oh non », dis-je, en la tirant de ma poche. [4]
Avant cet épisode particulier, plusieurs courses avaient déjà fait monter la tension dans les pages précédentes. L’enjeu de la course est ici capital et le passage est clairement construit vers un climax, qui sera constitué par la victoire de Lightning. Cependant, la naïveté de Lucius, dont la course constitue l’initiation au monde adulte, amène une défamiliarisation, marquée en particulier par sa perception imparfaite de la tricherie à laquelle se livre Ned. C’est d’ailleurs pour cette raison que le registre ludique pourra dominer.
Dans une observation presque behaviouriste, la physiologie du cheval tient lieu de psychologie (V) : l’accent est mis sur la décomposition machinale d’un « organisme » fait de « muscles » et « de ce Lightning appelait son cerveau » (VI). Le but échappe au cheval, incapable de comprendre que « le seul propos de tout ce formidable effort était d’arriver quelque part le premier » (VI). Mais il échappe aussi longtemps à l’enfant qui vit la course dans l’instant : les « maintenant » et les participes présents viennent le souligner.
La finalité du jeu, son enjeu, échappe au cheval et à son cavalier : les impressions sensorielles auxquelles Lucius est soumis lui font apparaître un monde qui « tenait presque du rêve » (V). C’est la gratuité du jeu qu’il souligne, le « défi » (V) sans souci pour le sérieux qui est celui des parieurs adultes. À l’issue de la course Lucius n’a qu’une perception indistincte du monde, « je n’ai pas eu le temps de remarquer » (IX) « toujours rien » (IX). Cette situation ne prendra fin qu’avec la vision du grand-père, encadré par les oreilles de Lightning « comme dans un tableau » (X). Un tableau qu’il cherchera à interpréter, mais qui résistera : la physiologie ne révèle pas tout, comme le souligne le « me sembla-t-il » (XI)
Le champ métaphorique est dominé par des images traditionnelles qui renvoient à la vitesse quand elles portent sur les chevaux : « coursier-éclairs » (III), « flèche » (III), « éclair » (VII), et à la mer quand c’est la foule des spectateurs qui est évoquée (IX). Une image humoristique, qui emprunte à une animalité moins noble que celle du cheval, surgit ponctuellement lorsque Lightning est comparé à une « vache » (IV).
Ce qui frappe dans cette page publiée deux ans après La Route des Flandres, ce sont moins les ressemblances entre Faulkner et Simon, sur lesquelles il a été longtemps polémiqué, mais bien davantage leur différence fondamentale. Déjà, l’écriture analogique de Simon, caractérisée par les glissements progressifs, contraste de manière forte avec le travail de Faulkner qui structure son texte à partir de scènes nettement découpées. Le rapprochement des courses de chevaux permet en outre d’observer combien Simon accorde de l’importance aux questions d’interprétation, alors que dans son dernier roman tout au moins, Faulkner semble s’en être totalement éloigné, pour privilégier le rendu de l’instant.
À lire d’affilée ces cinq extraits dont l’écriture s’échelonne sur presque un siècle, on est d’abord frappé par les similitudes qui surgissent. Similitudes de choix d’abord : cinq auteurs parmi les plus importants de la littérature occidentale ont choisi de faire une place privilégiée aux courses de chevaux dans une de leurs œuvres majeures. Mais la parenté entre les textes ne découle pas uniquement d’un sujet identique. Le traitement des courses présente lui-aussi une parenté surprenante. C’est d’ailleurs en premier lieu grâce au travail de l’écriture que les différents textes donnent l’impression de dialoguer à distance. Avant de conclure, on rappellera brièvement et en faisant une place centrale au texte de Simon les échos dominants qui se répondent d’une œuvre à l’autre. Afin de faire ressortir harmonies et contrepoints, on relira les phrases qui marquent la fin des courses, qu’il s’agisse de victoire, de défaite ou d’accident.
Comment ne pas être frappé par le fait que chez Flaubert déjà, qui est l’auteur qui consacre le moins de pages au sujet, la course soit aussi intimement liée à l’intrigue amoureuse. Etait-ce Mme Arnoux que Frédéric a aperçue… ? Lorsque les sens renseignent imparfaitement, les sentiments n’ont guère de base solide sur laquelle prendre appui : c’est là un principe que Simon interrogera plus encore. La fin de la course chez Flaubert montre en outre un auteur clairement préoccupé par la tromperie des sens : « De loin, leur vitesse n’avait pas l’air excessive ; à l’autre bout du Champ de Mars, ils semblaient même se ralentir, et ne plus avancer que par une sorte de glissement, où les ventres des chevaux touchaient la terre sans que leurs jambes étendues pliassent. Mais, revenant bien vite, ils grandissaient ; leur passage coupait le vent, le sol tremblait, les cailloux volaient ; l’air, s’engouffrant dans les casaques des jockeys, les faisait palpiter comme des voiles ; à grands coups de cravache ils fouaillaient leurs bêtes pour atteindre le poteau, c’était le but » (3). Dans le domaine de la perception toujours, le changement d’univers suggéré par le biais de la comparaison marine est un autre procédé dont Simon explorera plus loin les possibilités.
Les images de Tolstoï, moins réaliste qu’on ne le présente habituellement, métamorphosent les chevaux en une série d’animaux empruntés aux différents environnements : l’air, la terre ou dans la mer. Ses comparaisons annoncent les tours du prestidigitateur Simon mais le Russe se distingue du Français par la volonté de présenter une vision complète des événements : « Froufrou franchit, ou plutôt survola le fossé sans y prendre garde ; mais au même moment Vronski sentit avec horreur qu’au lieu de suivre l’allure du cheval, le poids de son corps avait par suite d’un mouvement aussi incompréhensible qu’impardonnable, porté à faux en retombant en selle. Il comprit que sa position avait changé et qu’une chose terrible lui arrivait — quoi au juste il ne s’en rendait pas encore bien compte quand il vit passer devant lui comme un éclair l’alezan de Makhotine. » (viii) La course met scène un individu qui recherche la victoire, et qui échouera au moment même où celle-ci semble acquise : le détail de l’accident sera révélé par l’auteur qui ne tait l’information que pour donner plus de force au moment décrit. Le contexte amoureux ou érotique semble absent chez Tolstoï, mais la valeur symbolique du passage dans l’œuvre l’y rattache, ainsi que certaines allusions, comme le nom de la monture de Vronski.
Le symbolisme sexuel sera exploité ouvertement par Zola qui va jusqu’à donner le nom de son héroïne au cheval et à multiplier les double-sens : « Et, dans un élan de furieuse audace, de volonté triomphante, il donnait de son cœur, à la pouliche, il la soutenait, il la portait, trempée d’écume, les yeux sanglants. Tout le train passa avec un roulement de foudre, coupant les respirations, balayant l’air ; tandis que le juge, très froid, l’œil à la mire, attendait. Puis, une immense acclamation retentit. D’un effort suprême, Price venait de jeter Nana au poteau, battant Spirit d’une longueur de tête » (J). L’allégorie montre la défaite de l’Esprit -Spirit- battu par la Luxure -Nana – que monte l’Argent –Price.
Certaines techniques ponctuelles de Zola, les double sens érotiques en particulier, servent à Simon dans l’organisation de son texte. La course du capitaine de Reixach se déroule sur fond rose et rouge, mais parmi les texte présentés ici, Zola occupe à ne pas en douter la position la plus éloignée de celle de l’auteur de La Route des Flandres. Simon, dont l’ambition est de rendre l’instant, rejette en effet toute explication totalisante, et en premier lieu le type d’allégorie morale que Nana met en place. Si l’enjeu de la course est bien présent dans des pages qui matérialisent la tension, la victoire elle-même reste hors champ : « de Reixach talonnant maintenant le troisième cheval, puis il n’y eut plus rien devant eux que l’immense et luxuriant tapis vert sur lequel ils semblaient (jockeys et chevaux) minuscules et dérisoires, comme disloqués, s’agitant frénétiquement, désunis, oscillant au ralenti d’avant en arrière d’une façon saccadée, pathétiques, risibles, les quatre chevaux exténués, creusant les reins, les quatre cavaliers aux visages de poissons noyés, la bouche ouverte cherchant l’air, aux trois quarts asphyxiés maintenant, les cris de la foule les entourant comme d’une matière solide, épaisse, à travers laquelle ils auraient en vain essayé de progresser » (l). La course prend fin sans que le lecteur ne sache d’abord quelle position exacte occupe le capitaine de Reixach ; privé de l’information qu’il croit porteuse du plus grand sens, il est renvoyé à un immédiat incertain : la vision figée et grotesque de cavaliers-poissons matérialisés par un auteur illusionniste. Dans des pages toutes construites autour de l’oxymore le sens de cette défaite restera sujet à interprétation, pour les protagonistes comme pour les lecteurs. C’est aux mots et au travail sur les mots que Simon renvoie son lecteur, pas à la réalité de la course.
Publié, rappelons-le, deux ans après La Route des Flandres, Les larrons apparaissent très éloignés des préoccupations de mise en forme de l’écriture qui caractérisent Simon. Faulkner fait de la course le moment emblématique de l’initiation à la vie adulte. La naïveté du narrateur Lucius, qui explique le caractère fragmentaire des observations dont dispose le lecteur, prendra fin avec le soupçon de la tricherie : « Ce fut même lui, Lightning, qui vit Ned le premier. J’en fus averti par la brusque tension du cou, par le bond, comme s’il — Lightning — venait de faire claquer une bride ou un joug. Puis, à mon tour, je vis Ned à quarante mètres peut être de la corde, tout petit, frêle et seul sur la piste vide pendant qu’Acheron et le bras cravachant de McWillie passaient rapidement derrière nous. Puis, pendant un instant, le visage crispé de McWillie et sa disparition. La corde brilla comme un éclair au dessus de nous : « Viens vite, petit, dit Ned. Je l’ai. » » (VII) Contrairement à ce qui se passe chez Simon, il s’agit pour Faulkner de rendre son lecteur sensible à une vérité psychologique liée au passage à l’âge adulte. Le rapprochement des deux passages montre combien les deux auteurs appartiennent à des générations dont les préoccupations sont différentes et qu’il est aussi ridicule d’accuser Simon d’être un épigone de Faulkner qu’il serait grotesque de taxer l’Américain de plagiat sous prétexte que Les larrons datent de 1962.
Au-delà des similitudes et des différences ponctuelles qui surgissent de la juxtaposition, quel sens le public peut-il espérer dégager à la fin de ce concert dédié aux courses de chevaux ? Il semble bien qu’une donnée récurrente reste « à méditer par les gentlemen-riders », pour reprendre le titre d’un bref texte de Franz Kafka. Les cinq extraits n’insistent-ils en effet pas tous à leur manière sur la vanité du triomphe ? C’est manifeste chez Flaubert, Simon et Faulkner, mais ça l’est aussi chez Tolstoï, où l’accident occultera le succès de Gladiator, et chez Zola, où la victoire est toute illusoire. Kafka écrivait :
Quand on y réfléchit, rien ne peut donner envie de vouloir être le premier dans une course de chevaux.
La gloire d’être reconnu comme le meilleur cavalier d’un pays réjouit trop, quand l’orchestre se déchaîne, pour que le lendemain on puisse échapper au remords.
Les adversaires envieux, gens rusés, assez influents, ne peuvent que nous faire souffrir quand nous passons à cheval entre les deux haies rapprochées de spectateurs, après le champ de course qui tout à l’heure était désert devant nous, hormis quelques cavaliers tout arrondis, petites silhouettes chevauchant contre l’horizon.
Beaucoup de nos amis vont en hâte toucher leur gain et ils se contentent de nous crier leur bravo par-dessus l’épaule, depuis les lointains guichets ; pourtant nos meilleurs amis n’ont rien parié sur notre cheval, car ils craignaient, en cas de défaite, de ne pouvoir s’empêcher de nous en vouloir ; mais à présent que notre cheval est arrivé le premier et qu’ils n’ont rien gagné, ils se détournent quand nous passons et préfèrent parcourir des yeux les tribunes.
Les concurrents derrière, bien en selle, essaient d’évaluer le malheur qui les a frappés et l’injustice qui, d’une certaine façon, leur est infligée ; ils prennent un air fringant, comme si une nouvelle course devait commencer, et une sérieuse, après ce jeu d’enfants.
Beaucoup de dames trouvent ridicule le vainqueur, parce qu’il se rengorge, sans savoir pourtant comment faire face à toutes ces mains à serrer sans cesse, à ces salutations, ces révérences et ces saluts à envoyer de loin, tandis que les vaincus, lèvres serrées, tapotent légèrement les encolures de leurs chevaux qui, pour la plupart, hennissent.
À la fin, du haut du ciel qui s’est assombri, il commence même à pleuvoir. [5]
« Rien ne peut donner envie de vouloir être le premier dans une course de chevaux »… ? La question reste bien sûr ouverte pour le jockey ou le gentleman-rider, mais le rapprochement des cinq courses a montré combien la vanité du triomphe était soulignée par les écrivains. C’est que l’enjeu de la littérature est ailleurs, et en premier lieu dans le travail sur les arrangements, combinaisons et permutations, pour reprendre le vocabulaire que Claude Simon emprunte aux mathématiques mais qu’il sait proche aussi de la musique. Parier sur les chevaux pour donner corps à l’écriture c’est souligner, comme le rappelle encore Simon, que l’art est d’abord composition. Une composition où, comme au concert, le sens naît de la forme.
Mais il n’est pas interdit de dépasser ces premières conclusions. Pour le lecteur en effet, la signification ne s’arrête pas nécessairement au texte isolé : une véritable composition apparaît quelquefois encore au hasard des rapprochements. C’est André Breton qui a le mieux saisi comment un sens pouvait effectivement surgir dans les similitudes. Observant dans la préface de l’Anthologie de l’humour noir le retour de mêmes mots associés chez Baudelaire et Rimbaud, à la manière dont se trouvent liées des séquences chez Flaubert, Zola, Tolstoï, Simon et Faulkner, Breton s’interrogeait : « Rencontre, réminiscence involontaire, citation ? » [6] . Cette question se pose évidemment pour qui s’interroge sur l’auteur. Rimbaud a-t-il lu Baudelaire, Simon a-t-il lu Flaubert ? Ou, avec plus de malice : l’auteur des Larrons a-t-il lu La Route des Flandres ? Breton suggère néanmoins que la réponse à ce genre d’interrogation n’est peut-être pas celle qui compte le plus, l’essentiel résidant en ceci : « Une telle coïncidence verbale n’en est pas moins déjà significative » (ibid., p. 10) ! Au-delà des enjeux de l’exégèse ponctuelle, c’est souligner que les coïncidences entre les textes offrent le spectacle du surgissement du sens, à l’intérieur même de la matérialité des mots.