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Piero della Francesca

samedi 18 février 2012, par Christine Genin

Piero della Francesca (Borgo San Sepolcro, entre 1412 et 1420 - 12 octobre 1492)

Sur le dictionnaire, à l’angle droit du bureau, est posée, un peu de travers, une carte postale représentant le buste et la tête d’un homme d’une trentaine d’années environ, en train de souffler dans une trompette. Ses joues sont gonflées. Il a le teint hâlé par le grand air, des poches sous les yeux, des paupières épaisses et des rides aux coins de celles-ci. Son regard est marron, opaque et inexpressif, fixé devant lui sur le vide. La partie supérieure de son vêtement est seule visible. Celui-ci se compose d’un tricot blanc qui lui arrive au ras du cou et par-dessus lequel il porte une tunique vert amande au col de velours grenat. Le col de velours et la couverture du dictionnaire sont à peu près de la même couleur. Le front du joueur de trompette est coupé par le bord d’une haute coiffure faite d’un tissu blanc et rigide (du feutre ?), d’une forme bizarre et d’une hauteur démesurée, commençant d’abord en cylindre et s’évasant ensuite en tronc de cône renversé. Sur le côté elle semble pourvue d’une sorte de soufflet. Un bras massif dans un manche grenat se dresse verticalement le long du côté droit de la carte postale. Du poing fermé sort le manche d’une hache qui remonte en oblique vers la gauche, disparaît derrière la coiffure extravagante, et reparaît de l’autre côté. Le fer de la hache est du même bleu que celui du ciel fait d’une matière dure et opaque comme du mortier et dont il ne se distingue que par un cerne blanc, le plat du tranchant d’un bleu toutefois plus clair. Entre le bras vertical, le visage du souffleur et la ligne évasée de sa coiffure apparaît, comme encastré, un fragment de la partie bombée d’un casque vert décoré de tiges stylisées, jaunes, qui s’enroulent sur elles-mêmes, et d’un cimier en forme de nageoire dorsale de poisson. Sur la gauche et à demi coupé par le bord de la carte on peut voir le heaume d’une armure bleutée simplement percée d’une fente à la hauteur des yeux et au-dessous de laquelle le heaume dessine une pointe, comme un bec. Des plaques d’un métal également bleuté, de forme ogivale, couvrent le haut de la poitrine. L’épaule est protégée par une autre pièce, en forme de tuyau, s’évasant vers le haut. Tous ces éléments semblent encastrés les uns dans les autres, comme une marqueterie. (La Bataille de Pharsale, p. 269-271)

Claude Simon évoque notamment, dans La Bataille de Pharsale et d’autres romans :

« La Défaîte de Cosroès » (Légende de la vraie croix, Basilique San Francesco, Arezzo, 1452-1459) (ci-dessous, et détail ci-dessus)

de sorte qu’il n’est plus possible de distinguer une ligne de bataille ou des mouvements d’ensemble, l’action se fractionnant en une multitude d’affrontements singuliers (...) On dirait des gens obligés de se battre dans un couloir contre les parois duquel ils se cogneraient sans cesse, ou plutôt entre deux plaques de verre tellement rapprochées qu’à la fin ils semblent pris, immobilisés tels quels, comme ces animaux ou ces objets enfermés dans un bloc de plexiglas, encastrés les uns dans les autres par la pression des deux parois transparentes qui ne laisse plus subsister à la fin entre les combattants le moindre vide, tout espace (par exemple entre une cuirasse, un bouclier, une épaule, ou entre un bras levé et l’une de ces hautes coiffures surmontant les visages de leurs étranges cylindres allant en s’évasant, c’est-à-dire cylindre au départ, autour du front, puis coniques), tout espace, donc, intégralement rempli (par une portion de visage, un profil, un autre casque, un œil, le fer d’une hache), le ciel lui-même, au-dessus du moutonnement des têtes (découpé par les lances, roses, blanches, ou brunes, les courbes des étendards) aussi dur que du mortier, aussi matériel que le bleu des aciers, aussi impénétrable que les visages des combattants, les profils corbins ou prognathes empreints de cette impassibilité, de cette sérénité brutale qui constitue de tous temps l’apanage des puissants et de leur entourage (valets, portiers d’hôtel, chauffeurs de voitures de maîtres, gens de la haute couture), s’extériorisant dans un mélange de raffinements inouïs ou même agressivement ridicules (comme ces chapeaux, ces coiffures, ces plissés, ces pourpoints, ces jabots tuyautés, ces armures exagérément ornées), d’insolence, d’équivoques préciosités la belle jeunesse de Rome ces beaux danseurs si fleuris jaloux de conserver leur jolie figure ne soutiendraient pas l’éclat du fer brillant devant leurs yeux, le sol, où piétinent les jambes mêlées des chevaux et des fantassins, d’une couleur claire aussi, gris-vert, et rigoureusement plat comme celui, artificiellement damé, d’un terrain de jeu, d’une place ou d’une scène de théâtre. (La Bataille de Pharsale, p. 103-105)

mais aussi :

« Le Duc de Montefeltre » (verso du Triomphe de la chasteté, entre 1460 et 1470, Les Offices, Florence)
« Portrait de Sigismondo Pandolfo Malatesta » (1451, Musée du Louvre, Paris)
« Le rêve de Constantin » (1452-66, Arezzo)
« La Résurrection du Christ » (1463-1465, Borgo San Sepolcro)
« Le Baptême du Christ » (1460, National Gallery, Londres)
« Conversation sacrée. Vierge à l’Enfant entourée de saints » (v. 1472-1474, Musée Brera, Milan)
« Polyptyque de la miséricorde » (1445-1462, Pinacoteca Comunale, Borgo Sansepolcro)
« Madonna del parto » (1467, Santa Maria a Nomentana, Monterchi)
« Marie-Madeleine » (1460, cathédrale San Donato d’Arezzo)

chez della Francesca : cette caractéristique flétrissure de la plupart des visages et qui ne tient pas tant à la morphologie première (faciès de brutes — naturels dans la soldatesque —, d’empoisonneurs, de bellâtres, de gitons, comme, par exemple, dans la Défaite de Chosroès, le page qui souffle de la trompette, un adolescent à première vue mais, si on l’examine plus longuement, une lourdeur opaque dans le regard, et les poches sous les yeux, l’impassibilité) qu’à quelque chose qui les a prématurément, sournoisement usés, marqués. Comme une tare. La richesse. Ou le pouvoir. Expression semblable sur les photos de vedettes de cinéma ou de milliardaires. Comme une sorte de masque, plaqué. Second visage, en surimpression pour ainsi dire, superposé à des traits originellement beaux. Les femmes (la Vierge elle-même) pourvues de ces yeux aux paupières lourdes, dissimulatrices, à la fente sinueuse à travers lesquelles filtrent, plus fourbes que pudiques, des regards en coin. Leurs lèvres aussi aux moues hautaines, dédaigneuses. Femmes-enfants conscientes de leur prix. Tout d’ailleurs est de prix ici, avec ostentation, insolence : les armures, les vêtements, les couleurs raffinées, les coiffures aux formes extravagantes (La Bataille de Pharsale, Minuit, 1969, p. 153-154)