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le jeune écrivain à la mode
mardi 9 octobre 2012, par
Plus tard il (S.) devait se rappeler cela : cette espèce de volière bienséante et feutrée, les éclats de voix bienséants, les rires perlés, les conversations feutrées, assourdis peu à peu, peu à peu plus discrets, puis s’éteignant tout à fait, puis le silence enfin où semblait planer comme une sorte de haletante excitation, de haletante curiosité (comme raconta-t-il plus tard, une fille qui attendrait – ou plutôt comme on dit, espère – son violeur : pas son époux, son amant ou son fiancé : la brute à qui elle va succomber dans un ravissement à la fois épouvanté, délicieux et brutal) : et pas de chlamydes, de cuirasses en carton, de glaives, pas de décor illuminé, mais seulement quatre chaises alignées sur lesquelles étaient assis en compagnie de deux comparses (du moins pour lui (S.), arrivé de sa lointaine province : il ne les connaissait pas, peut-être était-ce aussi des célébrités…) la maîtresse et le maître de maison au crâne non pas chauve mais tondu comme celui d’un bagnard, au visage torturé de bagnard, tordu ou plutôt convulsé, au-dessus de l’austère col de dandy, de la cravate de dandy et du complet de dandy, par quelque bizarre, coupable et inapaisable souffrance, le jeune écrivain à la mode debout sur la gauche et un peu à l’écart, élégant aussi, comme pommadé, et dont le menton lourd évoquait vaguement celui d’un comique de cinéma alors en vogue, pourvu d’une mâchoire de cheval, moins osseuse toutefois, enrobée ou plutôt arrondie par un léger embonpoint et qui, lorsqu’il prenait la parole, lisait, impassible, les scabreux jeux de scène, semblait rouler dans sa bouche avec gourmandise de ses molles et orientales pâtisseries enfarinées de sucre poudreux et aux fades couleurs pastel – jeux de scène, onomatopées, injures, malédictions ou cris qui, comme les noms des personnages (Gros Pied, l’Oignon, la Tarte, le Silence, l’Angoisse Maigre), étaient aux subtiles et savantes allusions des drames à l’Antique ce que peuvent être des cailloux ou plutôt des pavés à ces bonbons fondants et acidulés entortillés de papiers paraffinés, roses, citron ou dorés que l’on vend aux entractes dans les cinémas.
Claude Simon, Le Jardin des Plantes. Minuit, 1997, p. 342-343. Œuvres, 1. La Pléiade, p. 1151-1152