Accueil > Lectures et études > Premières lectures > Christian Cavaillé
Christian Cavaillé
lundi 6 novembre 2023, par
Les Géorgiques à Saint-Michel de-Vax
Claude Simon publie Les Géorgiques en 1981. Le titre du roman reprend celui d’un grand poème de Virgile écrit en latin au 1er siècle av. J. -C., Georgica, qui signifie littéralement « travaux de la terre ». Virgile y célèbre ces travaux accordés aux rythmes naturels en évoquant très précisément les soins à donner à la terre avec l’espoir que la paix et à la prospérité vont bientôt régner alors que la période est particulièrement troublée.
Dans le roman de Claude Simon, les trois personnages importants ne sont jamais complètement nommés et l’auteur n’en parle qu’à la troisième personne, ce qui contribue à les rapprocher. Le lecteur parvient cependant assez vite à les identifier. L’un d’eux est le général Jean-Pierre Lacombe-Saint-Michel (1753-1812), un ancêtre de l’auteur ; il a participé aux guerres de la Révolution et de l’Empire, il est né et mort au château de Saint-Michel-de-Vax, un village du Tarn situé entre le Quercy et l’Albigeois, proche de Penne, de Saint-Antonin-Noble-Val et de Cordes-sur-Ciel. Un autre personnage est Claude Simon lui-même, emporté avec d’autres militaires dans la débâcle de l’armée française en mai-juin 1940 dans le Nord de la France. Le troisième personnage, Georges Orwell, s’engage dans les rangs des milices populaires qui combattent le franquisme pendant la guerre civile espagnole ; il est témoin des combats fratricides à Barcelone en 1937, est lui-même menacé et poursuivi avant de rentrer en Angleterre.
À des époques différentes, glorieuses ou désastreuses, mais qui sont toutes tumultueuses et violentes, ces personnages vivent des événements et des expériences qui semblent se répéter, se superposer et parfois se confondre, en même temps que reviennent et se perpétuent les mêmes travaux des champs, les alternances des saisons, travaux et saisons comme indifférents aux désordres éprouvants qui dans les guerres et les débâcles deviennent le quotidien des hommes.
Il ne s’agit ni d’un roman historique ni d’un roman au sens classique ; le texte entremêle les fils de diverses histoires et surtout rend sensible une profusion d’impressions, de réminiscences et d’échos dans laquelle la rupture des équilibres rassurants fait contraste avec la perpétuation des rythmes naturels, dans laquelle divers présents et divers passés coexistent au point que les contours parfois disparaissent.
Le général Jean-Pierre Lacombe parcourt l’Europe des guerres révolutionnaires et napoléoniennes ; il envoie de longues lettres à l’intendante de ses terres à Saint-Michel-de-Vax ; ces lettres contiennent des recommandations détaillées concernant les cultures et plantations à faire selon les saisons. Devenu impotent il revient au château et, à l’approche de la mort, passe de longs moments face à la campagne environnante :
... le vieux corps usé percevant maintenant la tiédeur du soleil d’hiver, le parfum d’ozone de l’air glacé, les craquements ténus du gel, l’odorante fraîcheur des nuits de printemps, les voix des rossignols, les senteurs des foins coupés, des feuilles pourrissantes à l’automne, des chaumes brûlés, l’appel du coucou répercuté dans les bois...
... pesamment assis sur cette terrasse, les yeux fixes, perdus, regardant chaque soir les ombres ramper lentement sur les prés, envahir le vallon, ensevelir l’un après l’autre les bois, les haies, noircir peu à peu l’émouvant profil du coteau découpé sur le ciel, épaissir l’obscurité sous les feuillages de l’allée d’ormeaux, étendant comme un noir manteau le nostalgique et silencieux crépuscule déchiré de loin en loin par l’aboiement affaibli du chien.
Alors que Les Géorgiques de Virgile évoquent poétiquement une nature nourricière, des travaux en harmonie avec elle ainsi qu’un espoir de paix durable malgré les menaces, Les Géorgiques de Claude Simon avec la prose poétique de leurs longues phrases font entendre comme une rumeur obsédante les bruissements et les craquements, les rythmes et les entrechocs du monde naturel et réel dans lequel sont également plongées et emportées les diverses histoires humaines, quelles soient personnelles, collectives ou anonymes, histoires au cours souvent heurté et tragique.
Dans les lignes citées plus haut, le paysage sous le regard du personnage est bien localisé et daté mais le phrasé qui l’évoque poétiquement lui donne un sens universel, c’est-à-dire universellement sensible.
Il m’arrive de penser que les va-et-vient du général entre les campagnes militaires européennes et la campagne tarnaise dans une époque aux inquiétudes différentes des nôtres ont, toute proportion gardée, quelque chose de semblable aux va-et-vient que beaucoup d’entre nous effectuent physiquement ou plus souvent encore virtuellement, dans leur pensée et leur mémoire, entre la capitale et le Tarn. Je recommande donc sur le trajet aller-retour en train entre Paris et le Tarn, même si elle est exigeante, la lecture du roman Les Géorgiques de Claude Simon.
Texte paru dans JOURNAL L’AUTAN, Le Journal des tarnais de Paris, n° 2, septembre 2020