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Alastair B. Duncan. « Le symbole dans l’œuvre de Claude Simon »
Conférence à l’Université Paris X Nanterre le 4 février 2019
En juillet 1971, lors d’un colloque de Cerisy sur le nouveau roman, Claude Simon a donné une conférence intitulée « La fiction mot à mot ». Pour illustrer la « composition d’ensemble » de ses romans, il cite ce qu’il appelle « l’admirable formulation de Baudelaire » [1] :
Comme de longs échos qui de loin se confondent
Dans une ténébreuse et profonde unité
Vaste comme la nuit et comme la clarté
Les parfums, les couleurs et les sons se répondent.
Mais l’analogie avec Baudelaire n’a pas plu à tous. Lors de la discussion qui a suivi la conférence, Simon a été vivement pris à partie par d’autres participants du colloque. Vous vous souvenez de la première strophe du poème de Baudelaire :
La nature est un temple où de vivants piliers
Laissent parfois sortir de confuses paroles.
L’homme y passe à travers des forêts de symboles
Qui l’observent avec des regards familiers.
C’est sur ce point précis que Georges Raillard réagit :
il me semble qu’il y avait un gommage du mot symbole que Baudelaire propose. Votre vocabulaire n’est pas celui du symbole et je m’en réjouis personnellement. Mais j’ai été étonné de voir intervenir ce texte de Baudelaire dont précisément tout montre la distance que vous prenez par rapport à lui.
Alain Robbe-Grillet reprend la balle au bond :
Je voudrais abonder dans le sens de Raillard : effectivement dans tout ce que dit Baudelaire il y a quelque chose qui nous gêne terriblement, parce que son idée de symbole renvoie à une nature, à une essence divine qui serait par-derrière. Ce qui n’existe pas du tout dans votre travail, Simon. Heureusement.
Puis Simon intervient pour se défendre ou plutôt pour s’expliquer : « Oui, je fais subir en quelque sorte à la Nature dont parle Baudelaire un déplacement de sens. Je pense plutôt au langage dont les vivants piliers… [2] ».
Ma conférence d’aujourd’hui sera dans un premier temps l’explication de ces échanges. Pourquoi ce consensus pour rejeter le symbole ? Que vient faire le langage là-dedans ? Puis je verrai de plus près la notion de symbole. Enfin je reviendrai sur L’Acacia pour voir si on y peut y trouver de véritables symboles.
Pourquoi donc cette suspicion collective du symbole ? C’est une question qui n’a pas à nous retenir longtemps. Robbe-Grillet nous met sur la piste. L’idée du symbole chez Baudelaire, dit-il, « renvoie à une Nature, à une essence divine qui serait par-derrière ». Dans Pour un nouveau roman, Robbe-Grillet avait proclamé sa volonté d’échapper « aux vieux mythes de la profondeur ». « Le monde n’est ni signifiant ni absurde. Il est tout simplement [3] ». Dans ses interviews et ses essais Simon a souvent pendant toute sa carrière signalé son accord avec Robbe-Grillet sur « la non-signification du monde ». Par exemple dans son discours de Stockholm au moment de recevoir le Prix Nobel : « Je n’ai jamais encore, à soixante-douze ans, découvert aucun sens à tout cela, si ce n’est comme, comme l’a dit, je crois, Barthes après Shakespeare que ‘si le monde signifie quelque chose, c’est qu’il ne signifie rien’ – sauf qu’il est [4] ». Mais le thème de la non-signification du monde est également présent dans les romans, par exemple dans La Route des Flandres. Parmi les mythes de la profondeur serait celui d’un au-delà, d’un réel au-delà des apparences. Simon l’illustre et le commente dans les descriptions successives d’un cheval : agonisant, « C’était comme s’il avait abandonné, renoncé au spectacle de ce monde pour retourner son regard, le concentrer sur une vision intérieure plus reposante que l’incessante agitation de la vie, une réalité plus réelle que le réel » ; mort, « il nous narguait prophétique fort d’une connaissance d’une expérience que nous ne possédions pas, du décevant secret qu’est la certitude de l’absence de tout secret, de tout mystère [5] ».
Mais on peut pousser l’analyse plus loin. La nature, selon le sonnet de Baudelaire, est une forêt de symboles. Il s’ensuit que le poète, en décrivant parfums, couleurs et sons ne les évoque pas pour eux-mêmes mais inévitablement pour parler de ce réel qui dépasse les apparences. C’est-à-dire que le symbole, au moins dans l’acception que les nouveaux romanciers attribuent à Baudelaire, instrumentalise le langage. À cet égard l’hostilité des nouveaux romanciers au symbole est le pendant de leur hostilité au roman engagé. Symbole et roman engagé subordonnent le langage du roman à d’autres buts. Le symbole désigne une réalité transcendante [6], le roman engagé montre des héros exemplaires pour promouvoir une action sociale.
Mais pour pleinement comprendre l’hostilité de Simon au symbole, et la nuancer, il faut jeter un regard sur l’évolution de son esthétique et de sa pratique.
On peut sommairement y voir trois étapes. La première correspond à celle que Simon esquisse dans le portrait du brigadier dans L’Acacia. La guerre transforme le jeune homme. Le jeune artiste dilettante d’avant-guerre rejette maintenant les enseignements de l’ingénieux « professeur de l’académie cubiste [7] ». Il entreprend de « dessiner, copier avec le plus d’exactitude possible, les feuille d’un rameau, un roseau, une touffe d’herbe, des cailloux » (376/1246). Dans cet esprit il prend la plume pour écrire. Mais décrire une feuille ne fait pas un roman. Il faut une forme, une composition d’ensemble. Simon a mis du temps, le temps de ses quatre premiers livres pour se défaire des artifices, des « truquages [8] » du roman conventionnel et pour mettre en pratique sa volonté de copier la nature. La forme qu’il a choisie, en partie héritée de Faulkner, était de reconstruire des histoires en restant fidèle à la nature vive mais fragmentaire de la perception et de la mémoire.
La Route des Flandres est à la fois le point culminant de cette esthétique et de cette pratique, tout en annonçant la prochaine étape. Georges tente de reconstruire l’histoire de son capitaine tué devant lui. Il utilise les mots comme des instruments pour capter le réel. Mais les mots s’avèrent trompeurs. Ils facilitent la création de fictions. Mais peu à peu trois fictions aux thèmes de défaite militaire, de passion sexuelle et de suicide se confondent. À la fin Georges doute même d’avoir vu le geste iconique de son capitaine, sabre au clair face au tireur embusqué. À en croire son ami Blum, toute l’entreprise de Georges se réduit à un gigantesque jeu de mots. Georges a été trahi par le prodigieux pouvoir producteur du langage.
Mais c’est justement – deuxième étape – ce prodigieux pouvoir que Simon va exploiter dans les romans qui suivent. L’esthétique réaliste cède la place à une esthétique du langage. Une esthétique dont l’héritage remonte aux romantiques allemands. Simon cite souvent le « Monologue » de Novalis : « il en va du langage comme des formules mathématiques : (membres de la nature) elles constituent un monde en soi, pour elles seules ; elles jouent entre elles exclusivement, n’expriment rien, si ce n’est leur propre nature merveilleuse, ce qui justement fait qu’elles sont si expressives, que justement en elles se reflète le jeu étrange des rapports entre les choses [9] ». D’une part, cette esthétique consiste à faire confiance aux mots. A accepter leurs propositions – les multiples associations de leur signifiants et signifiés – dans le temps même de l’écriture. Simon ne vise plus à reconstruire, mais à construire [10]. D’autre part, cette esthétique vise à produire au niveau de l’ensemble un « système structuré [11] ». La cohérence, l’unité sont dues à la concentration des motifs et de mots, un système d’analogies dont aucun élément ne disparaît jamais entièrement mais court « en filigrane [12] » dans le texte et dans le souvenir du lecteur. Les mots sont « les vivants piliers » de cette structure.
Dans la pratique cela menait à des romans où tout se passait aux prises avec l’écriture. Simon ne faisait pas de plans au préalable. La description garde sa place prépondérante. Simon accepte ce que les mots lui proposent. Souvent il inscrit les mots qui lui viennent à l’esprit dans la grande marge qu’il laisse à gauche de ses pages manuscrites [13]. Suit un travail de rassemblement, de focalisation pour atteindre une saturation des images et de sens.
Le point culminant de cette étape est Triptyque, justement le roman sur lequel Simon travaillait lors du colloque de Cerisy en 1972 où il était pris à partie. Comme un peintre, Simon travaille à partir de choses vues : « nature morte, paysage, nu ». Il exploite « vocabulaire, ‘figures’, tropes [14] ». Il manie des images acoustiques qui dépassent le simple mot, par exemple le rythme ou la cadence de la phrase. Il produit enfin des fictions : une noyade, une noce qui tourne mal, une histoire de drogues. En se combinant, ces éléments vont mutuellement se nourrir et s’enrichir.
Mais l’œuvre ne s’arrête pas à ce moment-là. La troisième étape est celle d’une synthèse. Sans se départir des principes de son esthétique et de l’importance de la description, Simon revient aux personnages, aux histoires, à l’Histoire. La clef de cette étape est donnée dans un entretien avec Lucien Dällenbach. Simon lui dit. « Tu sais comme moi que le statut de la langue est fondamentalement ambigu : elle est toujours à la fois et qu’on le veuille ou non, véhicule et structure. Seul le dosage varie. Mais quelles que soient les proportions (par exemple un poème de Mallarmé ou un arrêté municipal), cette dualité ne disparaît jamais [15] ».
Simon accepte que le langage, y compris le langage du roman, n’est pas seulement intransitif ou poétique, mais également instrumental. Il a des fonctions référentielles, communicatives, expressives.
Cet entretien a lieu en 1988 au moment où Simon travaille ou finit de travailler sur L’Acacia. Il est évident que dans ce roman les mots ne font pas que jouer entre eux. Ils parlent de quelque chose. De son père, de sa mère, de leurs familles, de sa propre expérience de la guerre. Il se la rappelle au moment où il est « à peu près redevenu […] un homme capable d’accorder (ou d’imaginer) quelque pouvoir à la parole, quelque intérêt pour les autres et lui-même à un récit, à essayer avec des mots de faire exister l’indicible » (348/1227).
Revenons donc plus précisément au symbole. Il est évident que ni la première étape – l’étape réaliste - ni la dernière étape de l’esthétique de Simon n’excluent a priori l’existence dans son œuvre de symboles. Et de fait, on trouve le mot et le concept de symbole dans les romans du début des années 60 et dans ceux des années 80. Le mot revient huit fois dans La Route des Flandres, sept fois dans les Géorgiques, cinq fois dans L’Acacia. Par exemple, le personnage Corinne dans La Route des Flandres et décrit comme « non pas une femme mais l’idée même, le symbole de toute femme [16] ». Dans L’Acacia l’officier qui passe à cheval devant la colonne des cavaliers n’est : « Pas un homme : une entité, un symbole, l’incarnation enfin visible […] la délégation matérialisée de cette toute-puissance occulte et sans visage dans laquelle ils englobaient pêle-mêle généraux, politiciens, éditorialistes » (36/1027). Ces exemples appellent une première remarque. Ils confirment une caractéristique constante de l’œuvre de Simon. Simon ne s’intéresse pas simplement au particulier, au concret, mais aussi, à travers le particulier, au général. Ne pas donner des noms aux personnages de L’Acacia est certes une façon de mettre l’autobiographique à distance. Mais c’est également une façon de généraliser. Le « brigadier » n’est pas simplement un brigadier. C’est un soldat parmi des milliers d’autres, les mobilisés qui partent dans le train avec lui, mais ce train est également représentatif de « tous les trains de la vieille Europe emplis de chairs juvéniles » (177/1117). L’expérience du père est explicitement présentée comme exemple : « Parmi ceux qui tombèrent dans le combat du 27 août se trouvait un capitaine » (61/1043).
Une deuxième remarque s’impose. Cet usage du symbole pour généraliser à partir d’un exemple est inoffensif par rapport aux critiques faites par Raillard et Robbe-Grillet. Ces symboles – Corinne en symbole de toute femme, l’officier en symbole de la toute-puissance occulte – n’impliquent aucune transcendance. Les généralisations restent sur terre. Cela est encore plus vrai d’autres usages du mot symbole chez Simon Quand par exemple il parle de « symboles de corps chimiques [17] » ou de « symboles numériques [18] ». Ou quand il utilise le mot pour parler métaphoriquement d’un fragment : « de fantomatiques silhouettes occupées à chercher dans les décombres de quoi recouvrir d’un symbole de toit les pans de murs encore debout » (73/1051).
Mais notre recherche ne se termine pas ici. Il y a maintes définitions du symbole. C’est presque certainement pour cette raison que le terme est surutilisé par la critique. La définition du mot en ce qui concerne la littérature a été la plus finement développée par les romantiques allemands. Ils ont distingué utilement entre symbole et allégorie. Symbole et allégorie ont en commun de représenter ou de désigner. On passe du concret à l’idée, du particulier au général ou à l’universel. Mais ils le font de façon différente. Dans son ouvrage Théories du symbole Todorov a élucidé cette différence selon la pensée allemande du début du 19e siècle : « L’allégorie signifie directement, c’est-à-dire que sa face sensible n’a aucune autre raison d’être que de transmettre un sens. Le symbole ne signifie qu’indirectement, de manière secondaire : il est là d’abord pour lui-même, ce n’est que dans un deuxième temps que l’on découvre aussi ce qu’il signifie. » Autrement dit, dans une allégorie, la langue est en quelque sorte transparente. Seule la signification importe. Le sens est donné, tout de suite visible. Le symbole, lui, exige un travail de lecture. Je cite encore Todorov à propos du symbole : « il y a comme une surprise due à une illusion : on croyait que la chose était simplement pour elle-même ; puis on découvre qu’elle a aussi un sens secondaire [19] ». Le symbole, dans une belle formulation de Goethe, « C’est la chose, sans être la chose, et quand même la chose [20] ». Un roman de Beckett se termine par une phrase devenue célèbre : « no symbols where none intended [21] ». On pourrait traduire : « Aucun symbole où l’intention manque ». Le sens premier de cette phrase est certainement de décourager la chasse aux symboles. Mais l’intention de l’auteur ne compte pas pour tout. Le symbole dépend de la perception du lecteur.
Retournons donc sans complexes à L’Acacia à la recherche de symboles. Je vais vous proposer trois passages où, suivant les éléments de définition que je viens de donner, on pourrait parler de symbole.
Le premier est ce petit passage à la fin du premier chapitre. La veuve, accompagnée par ses deux belles-sœurs et le garçon, cherche la tombe de son mari. Ils arrivent enfin à un cimetière.
Elle s’avança jusqu’à l’inscription, la lut, recula jusqu’à l’endroit où devaient approximativement se trouver les pieds des morts, fléchit les genoux puis se releva, fouilla dans son sac, en sortit un mouchoir qu’elle étala sur le sol, s’agenouilla alors, fit s’agenouiller le garçon à côté d’elle, se signa, et abaissant la tête se tint immobile, les lèvres remuant faiblement sous le voile enténébré. Quelque part dans les feuillages encore mouillés étincelant dans le soleil, un oiseau lançait son cri. Il n’y avait personne d’autre dans le cimetière que les trois femmes et l’enfant, c’est-à-dire la veuve et le garçon agenouillés et, un peu en arrière, les deux autres femmes debout, tenant à la main leurs sacs et leurs parapluies refermés, immobiles, les lèvres immobiles dans leurs immobiles visages ravinés, leurs yeux soulignés de poches, bordés de rose, couleur de faïence et taris (25-26/1249).
La scène est décrite avec précision, sans commentaire. Selon le mot de Goethe : nous n’avons que « la chose ». Cela n’est pas tout à fait vrai, car une part de la signification de cette scène a déjà été donnée. Le lecteur sait que dans ce cimetière reposent « les corps de deux officiers français non identifiés » (25) La veuve ne trouve pas son mari mais simplement « quelque chose qu’elle pouvait considérer […] comme pouvant mettre fin » à sa recherche (24-25). Mais la scène devient symbolique parce que le lecteur, au moins ce lecteur, à la réflexion, comprend autre chose. Une idée générale qui se dégage de cette scène est celle qui parcourt l’œuvre de Simon et qui ressurgit, avec une certaine ambiguïté, dans L’Acacia. La vérité historique est hors de portée. On ne pourra se fier aux récits de la mort du capitaine, gauchis par la volonté d’épargner la veuve ou par des images stéréotypées de mort glorieuse. Et au-delà des récits la capacité de la langue est mise en doute : le brigadier se rend compte que sa première tentative de raconter sa fuite après le massacre de l’escadron – celle, peut-on penser, de La Route des Flandres – a échoué parce que « l’informe, l’invertébré » de l’expérience » ont été trahis « par un usage établi de sons et de signes convenus ». En vérité cela n’avait « ni formes définies, ni noms, ni adjectifs, ni sujets, ni compléments, ni ponctuation (en tout cas pas de points) (286/1187) ». Cette tentative renouvelée au dixième chapitre de l’Acacia sera écrite sans points à part celui de la fin, mais n’échappe pas aux noms, aux adjectifs et à d’autres signes de ponctuation. Les points sont remplacés par un usage peu conventionnel des deux points.
Mais on peut aller plus loin. Cette scène est susceptible d’autres interprétations générales. Elle figure les rapports de famille qui seront développés dans le roman. À travers sa mère, le garçon est soumis à l’autorité de son père et aux rites de la foi. Les deux sœurs se tiennent « un peu à l’arrière », peut-être, dira-t-on, en marque de respect pour la veuve, mais certainement, comme le lecteur va bientôt le découvrir, parce qu’elles sont tout à fait hostiles à la religion. Cette scène préfigure le parcours du garçon. Il va se libérer de l’emprise de la mère, du père et de la religion en s’identifiant avec l’autre branche de la famille représentée par les deux sœurs. Et pourtant, d’un autre côté, je vois une ressemblance entre la mère et le fils. La veuve ne trouve pas le corps de son mari : la vérité historique lui échappe. Mais par un acte volontaire elle construit cette scène d’hommage au mort. Le fils n’a jamais connu son père. Sa vie, sa mort lui sont totalement inconnues. Il cherche les témoignages incertains de ses vieilles cousines. Mais à partir de cette ignorance, Simon construit une version fictive de son père, une mise en scène aussi parfaite que celle montée par la veuve devant la tombe d’un officier non identifié.
Je passe à mon deuxième exemple, soit les dernières lignes du roman :
Un soir il s’assit à sa table devant une feuille de papier blanc. C’était le printemps maintenant. La fenêtre de la chambre était ouverte sur la nuit tiède. L’une des branches du grand acacia qui poussait dans le jardin touchait presque le mur, et il pouvait voir les plus proches rameaux éclairés par la lampe, avec leurs feuilles semblables à des plumes palpitant faiblement sur le fond de ténèbres, les folioles ovales teintées d’un vert cru par la lumière électrique remuant par moments comme des aigrettes, comme animées soudain d’un mouvement propre, comme si l’arbre tout entier se réveillait, s’ébrouait, se secouait, après quoi tout s’apaisait et elles reprenaient leur immobilité (380/1249).
Pour le lecteur expérimenté de l’œuvre de Simon, ce passage est en partie familier : c’est la reprise, partielle et retravaillée, du premier paragraphe d’Histoire. Non sans humour, Simon fait un clin d’œil à ses lecteurs. Oui, mes amis, le brigadier, le touriste bourgeois, le faux peintre cubiste, le rescapé du stalag ne font qu’un avec l’auteur d’Histoire et, par extension, de tous les autres romans de Simon.
Mais ce n’est pas cette reprise, tout à fait invisible aux nouveaux lecteurs, qui rend ce passage symbolique. Ni même le rapport très évident entre le « grand acacia » et le titre du roman, titre choisi à la dernière minute pour remplacer celui provisoire de « Lion Noir ». Simon a préféré L’Acacia, « à la fois poétique et chargé de sens [22] ». Ce passage devient symbole en ce qu’il généralise l’esthétique de Simon. La feuille métaphorique de la page blanche produit les feuilles littérales de l’arbre ; par une série de comparaisons les feuilles de l’acacia se transforment en oiseaux. Le passage illustre ainsi le pouvoir prodigieux des mots. Allant un peu plus loin, je dirais que la lumière électrique, créée par l’homme, désigne le pouvoir de l’écrivain qui maîtrise les mots pour nous faire voir l’arbre et les histoires qui s’y rattachent.
Mon dernier exemple concerne le passage qui décrit la remise de la Légion d’honneur au régiment du père, description que l’on pourrait qualifier de réaliste sur fond épique. La cérémonie a lieu dans le vent, sous la pluie. Cela rejoint un thème omniprésent dès le début du roman : la guerre se présente comme un désastre naturel. Vous vous souvenez de la « rivière à l’eau grise » qui « drainait les retombées de quelque pluie de cendres, de quelque cataclysme définitif et total » (14-15/1013). Très souvent il ne s’agit pas simplement d’une catastrophe naturelle mais d’une malédiction. Cette malédiction a un nom : c’est l’Histoire, qu’elle se personnifie dans un « ogre », en l’occurrence Napoléon (70/1049), ou dans la femelle de l’espèce « en train de les dévorer tout vivants et pêle-mêle, chevaux et cavaliers […] peu à peu assimilés et rejetés à la fin par son anus ridé de vieille ogresse sous forme d’excréments » (242-43/1159-60). Cette idée – l’Histoire en tant que malédiction – et presque toujours atténuée par un « comme si » ou un « comme ». Mais elle reste fortement ancrée dans le souvenir du lecteur. Et elle parcourt toute cette cérémonie sous la pluie. D’une part on trouve les généraux « semblables à quelques seigneurs de la guerre, barbares, sortis tout droit des profondeurs de l’Histoire » ; au-dessus de ce groupe la statue de bronze, figure allégorique qui incarne les valeurs guerrières de cette caste, son épée élevée vers le ciel « dans une attitude d’élan, d’enthousiasme et d’immortalité ». Ensuite « la forme massive du général commandant » complète la panoplie de ceux qui apportent le malheur (58/1041). D’autre part on trouve les victimes, autant de la guerre que des éléments, qui s’incarnent dans le porte-drapeau : « sous-officier d’aspect malingre, tout petit et solitaire (58-59/1041) ». J’attire surtout votre attention sur le petit arbre :
Le vent qui continuait à faire claquer les drapeaux agitait par saccades un petit arbre isolé, poussé là sans raison (ou peut-être récemment planté — ce qui expliquait qu’on ne l’eût pas rasé pour la cérémonie — par quelque comité patriotique), à peine plus haut qu’un homme, comme on en voit dans les pépinières ou bordant les terrains vagues, dépouillé par l’automne, terminé par une maigre fourche, comme dessiné d’un trait de plume trembloté, pareil à une lézarde, une fissure dans le ciel pluvieux (58/1041)
La présence de cet arbre est, si l’on veut, un petit fait vrai, un détail banal qui ajoute au réalisme de la scène. « Planté par quelque comité patriotique », l’arbre rappelle que nous nous trouvons par dérision sur le plateau de Valmy : il est la frêle contrepartie de la statue qui commémore la glorieuse victoire des armées révolutionnaires. Car on ne peut que remarquer sa ressemblance avec le portrait du sous-officier : l’arbre est « petit », « isolé », « à peine plus haut qu’un homme ». Sa « maigre fourche » rappellera pour certains le roi Lear de Shakespeare qui qualifie l’homme de « pauvre animal nu, fourchu [23] ». Enfin, un dernier détail me retient. Cet arbre est « pareil à une lézarde, une fissure dans le ciel pluvieux ». Ouvrirait-il tant soit peu sur autre chose : cet au-delà, « cette réalité plus réelle que le réel » aperçue par le cheval mourant ? Il y a, me semble-t-il, chez Simon la nostalgie d’un au-delà. La malédiction de l’Histoire est la forme en creux de la Providence, vision positive de l’Histoire, telle que Simon, jeune, en a reçu l’enseignement au Collège Stanislas. Le petit arbre serait le symbole de l’homme en proie à cette malédiction mais aspirant à une transcendance heureuse.
Le symbole, selon Goethe « c’est la chose, sans être la chose, et quand même la chose ». En ce qui concerne l’arbre, nous sommes passés de la première à la seconde partie de cette définition : l’arbre est décrit dans le détail, nous l’avons reconnu comme symbole. Mais Simon n’a pas inventé cet arbre. Il l’a trouvé sur une photo de la cérémonie de l’honneur conféré au régiment dans lequel servait son père [24]. Pour le lecteur qui apprend sur le tard l’existence de cette photo l’arbre reste « quand même la chose ».
Alastair B. Duncan
Université de Stirling
février 2019