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Zemmour, David. Roman et matière historique dans La Route des Flandres de Claude Simon

mardi 17 janvier 2012, par Christine Genin

Plan

Texte

Référence(s)

  • David Zemmour. Roman et matière historique dans La Route des Flandres de Claude Simon. Notes d’une conférence donnée devant des élèves d’Hypokhâgne et de Khâgne de Douai et Lille au lycée Châtelet de Douai le 8 décembre 2009

L’objectif de cet exposé est double. Il y a une partie qui vous concerne et une partie qui me concerne.

D’abord, en ce qui vous concerne, cette conférence s’inscrit dans un contexte précis, celui de la préparation aux concours.
Pour ceux d’entre vous qui sont en hypokhâgne, on peut situer cette intervention dans le cadre d’une problématique large relative au roman, mais aussi dans le cadre d’une réflexion sur les liens qu’entretiennent réalité et fiction, entre la vie de l’auteur et l’œuvre à laquelle elle donne lieu.
Pour ceux d’entre vous qui sont en Khâgne, le contexte est celui d’un programme constitué d’œuvres et d’entrées transversales dans ces œuvres. Mais dans la mesure où il est possible voire recommandé aux candidats de proposer des réflexions nourries d’autres œuvres que celles qui sont au programme, on a pu penser qu’une connaissance de l’œuvre de Claude Simon, et de La Route des Flandres en particulier, ne serait pas totalement inutile, et cela pour l’ensemble des axes d’entrées dans les œuvres qui sont au programme des khâgne : le roman, l’auteur et l’œuvre, et même littérature et politique. Dans mon discours, je tâcherai d’avoir à l’esprit ces différentes entrées de manière à nourrir votre réflexion sur ces questions, sans toutefois que ce soit une obsession, car je risquerais alors de déformer l’œuvre et lui faire dire des choses qu’elle ne dit pas.

En en ce qui me concerne, mon objectif est d’essayer de vous faire entrer dans une œuvre réputée difficile et exigeante, parfois même ennuyeuse, en vous proposant quelques clés de lecture qui vous donneront peut-être l’envie, la curiosité d’aller découvrir d’autres aspects de l’œuvre dans d’autres romans, pour le plaisir ou qui sait, dans le cadre de vos études ultérieures. Il y a peut-être des simoniens en herbe qui s’ignorent dans cette assemblée.

Le choix de l’histoire

Pour nous aider à entrer dans cette œuvre, nous avons choisi une entrée particulière : l’histoire. (Entendons simplement par « histoire » les faits qui ont eu lieu dans le passé, mais bien évidemment, cette acception de histoire débordera vers d’autres : l’histoire au sens de récit, et l’histoire en tant que discipline visant à restituer le passé, à en rendre compte.)

D’où la question, pourquoi le choix de cette entrée dans l’œuvre ?

Pour deux grandes raisons, qui ont à voir l’une avec les particularités de l’œuvre, l’autre avec les particularités du public de cette conférence.

Commençons par le public, vous :

a) Quel intérêt pour vous que le choix de cette entrée ?

 Le choix de l’histoire, c’est d’abord s’interroger sur la place et le rôle de l’expérience individuelle de Claude Simon dans l’écriture de l’œuvre : en effet, l’œuvre comporte une dimension autobiographique dans la mesure où Simon puise sa matière dans des faits dont il a lui-même fait l’expérience. Mais pour autant, il serait erroné de dire de La Route des Flandres qu’il s’agit d’une autobiographie, ou même d’un roman historique. C’est donc interroger d’une façon originale, je crois, les rapports que peuvent entretenir l’homme et l’œuvre.

 Corollairement, le choix de l’histoire, permet de s’interroger sur certains des aspects du genre romanesque. Les liens qu’entretiennent réalité et fiction romanesque bien sûr. Mais pas seulement. En effet, l’histoire, considérée comme ensemble de faits appartenant au passé et également comme discours visant à rendre compte de ces faits convoque deux principes : l’ordre – l’ordre chronologique – et le sens – le sens de l’histoire – qui sont problématiques dans ce roman. S’intéresser à l’histoire dans La Route des Flandres, c’est donc plus largement s’interroger sur les questions d’ordre et de signification, deux problématiques qui sont essentielles au roman : les questions de l’ordre du récit, et celle de sa signification : qu’a-t-il à dire ?
A ces composantes, on peut d’ailleurs ajouter une troisième, qui concerne à la fois l’histoire et le roman : celle du sujet, tout simplement, en tant qu’acteur ou témoin de l’histoire, et en tant que personnage dans le roman.
Bref, du point du vue d’un questionnement sur le roman, le choix de l’entrée historique permettra de réfléchir sur les questions d’ordre, de sens, ou encore de personnage.

 Enfin le choix de l’histoire, c’est interroger la place et le rôle d’une littérature particulière dans l’histoire de la littérature. En effet, nous avons là un roman que l’on peut qualifier de révolutionnaire, si ce n’est dans le propos, au moins dans la forme. En effet, si la révolution se définit par le renversement d’un ordre auquel on lui substitue un autre, alors La Route des Flandres peut être qualifié de révolutionnaire en ce sens que le roman renverse les ordres romanesques établis (fondé par exemple sur l’ordre chronologique) pour lui en substituer d’autres (fondé en particulier sur la sensation). Parler de révolution, c’est envisager la possibilité d’une dimension politique de l’œuvre. Même si ce n’est pas forcément dans le sens où on l’entend ordinairement. Est-ce je suis en train de forcer les enjeux du roman en m’appuyant sur ce terme de « révolution » et en lui donnant une coloration politique qui ne colle pas vraiment à La Route des Flandres ? On lira l’œuvre, on donnera la parole à Claude Simon, et on avisera.

Bref, il apparaît la question de l’histoire se trouve au carrefour des questionnements qui vous intéressent directement, raison pour laquelle nous avons choisi cette entrée.

b) Ensuite quel intérêt que cette entrée historique dans l’œuvre ?

Je dirais que le rapport particulier que l’œuvre entretient avec l’histoire est le premier questionnement, la première problématique qui surgit à l’esprit du lecteur.
En effet, nous voilà en présence d’un roman dont les rapports avec l’histoire s’avèrent d’emblée ambigus :

D’un côté une œuvre où toutes les références directement historiques voire géographiques sont gommées : pas de date, pas de lieu, – hormis peut-être les noms qui figurent sur la carte d’état-major à la fin du roman (280-281), manière pour Simon de dire : tu veux des noms de lieux, eh bien en voilà. Pas de référence à des faits historiques précis.
De l’autre, un paratexte où figure des indications qui nous sont précieuses (le titre, le 4e de couverture :

Exemple 1 – « le capitaine de Reixach, abattu en mai 40 par un parachutiste allemand, a-t-il délibérément cherché cette mort ? » (4e de couverture)).

Mai 40, la guerre, l’armée française en déroute, l’opposition aux allemands. On a tout cela en deux lignes, mais dans le roman, rien : cherchez bien : ni date ni rien. Pas de parachutiste. Pas d’allemand. L’adjectif « allemand » lui-même est absent, sauf une fois, où il est associé à « bière ».
Ces lignes font partie de l’œuvre, puisque tout cela a été accepté voire voulu par Simon.

Voilà donc une tension essentielle au sein du roman : l’histoire est à la fois présente et absente, affirmée et effacée.

L’objet de cette petite étude, c’est de s’interroger sur la place, le rôle de l’histoire, disons du matériau historique dans La Route des Flandres.

Annonce de plan

Pour commencer, on se demandera dans quelle mesure La Route des Flandres a vocation à dire l’histoire.
Puis on essaiera de voir dans quelle mesure La Route des Flandres peut aussi être un discours sur l’histoire.
Enfin, on essaiera d’envisager le roman comme moment historique, contribuant éventuellement à faire l’histoire.

I – La Route des Flandres : Dire l’histoire ?
II – La Route des Flandres : penser l’histoire ?
III – La Route des Flandres : quand dire, c’est faire (l’histoire ?)

I. La Route des Flandres : dire l’Histoire ?

L’histoire occupe une place essentielle dans le roman. A ce titre, La Route des Flandres apparaît comme un roman qui vise à « dire l’histoire ».

A - Quelle(s) histoire(s) ?

En quoi consiste la matière historique du roman ? On peut distinguer deux périodes historiques, l’une sur le mode majeur, l’autre mineur.

1 – Situation historique sur le mode majeur : la deuxième guerre mondiale

a) Quelles périodes ?

Le roman est centré sur la période 39-40 et la débâcle française. L’événement central du roman est la mort du capitaine de Reixach, qui a lieu en mai 1940. En fait, il y a deux événements majeurs : la mort du capitaine, évoquée surtout au tout début et à la toute fin du roman ; et la destruction de l’escadron auquel Georges appartient, qui est relaté très exactement au milieu du roman (ces rafales qui partent et qui déciment l’escadron, chacun prenant la fuite dans un sauve-qui-peut généralisé – peu après quoi Georges retrouve de Reixach, le capitaine en second et Iglésia). Ces deux événements constituent les points de passage stratégiques du roman, mais ce n’est pas tout.
Car tout ne se passe pas exactement à ce moment-là : le roman déborde largement de cette seule période.

 Pendant le conflit, nous avons par exemple des scènes de l’hiver 39-40 : la scène d’ouverture par exemple se passe pendant l’hiver

Exemple 2 – la boue était si profonde qu’on enfonçait dedans jusqu’aux chevilles mais je me souviens que pendant la nuit il avait brusquement gelé (RF, 9)

et référence à cette scène plus loin dans le roman :

Exemple 3 – l’entendant [Corinne] prononcer six ans après et presque mot pour mot les paroles qu’il (de Reixach) avait lui-même dites dans un petit matin glacé d’hiver tandis que derrière lui passaient et repassaient les taches floues et rougeâtres des chevaux revenant de l’abreuvoir (RF, 218)

 Puis une fois que Georges est fait prisonnier, il passe un hiver dans le camp de prisonnier : il s’agit donc de l’hiver 40-41.

 Et même le roman déborde de la guerre, puisque la visite qu’il rend à son père se passe avant ; et sa rencontre avec Corinne se passe après guerre (voir l’exemple ci-dessus : « six ans après »). [Notons à cet égard, que La Route des Flandres constitue un diptyque avec L’Herbe – qui a été écrit avant –, puisqu’on y retrouve plusieurs des personnages, mais cela se passe après guerre, alors que Georges est revenu chez lui s’occuper du domaine familial].

b) Quelles sources ?

En ce qui concerne la provenance de ces faits, Simon s’est pour l’essentiel appuyé sur son expérience personnelle. On peut donc parler d’une matière autobiographique. La plupart des choses vues ou pensées qui figurent dans le roman correspondent à des choses effectivement vues ou pensées pendant la guerre.
Bien entendu, cela n’exclut pas une part d’invention dans les personnages ou dans certaines scènes, par exemple dans le personnage de Corinne, mais pour ce qui est des faits de guerre, on peut dire qu’ils sont puisés dans l’expérience même de Simon.
Cela ne suffit pas pour parler d’autobiographie, mais l’on peut dire qu’il existe une matière autobiographique.

2 – Sur le mode mineur : l’ancêtre de Georges

… cet ancêtre, dont Georges évoque le portrait, portrait qui pourrait être celui qui est donné en couverture. Ancêtre dont Georges se demande s’il s’est lui aussi suicidé. Historiquement, on se situe à la toute fin du XVIIIe siècle, peut-être les premières années du XIXe, puisque le roman nous dit que l’ancêtre était conventionnel et qu’il avait voté la mort du roi. La Convention est l’une des assemblées de l’époque révolutionnaire (de 1792 à 1795), et la mort de Louis XVI a été votée en janvier 1793. L’ancêtre ne fait pas l’objet de scènes considérées comme avérées, mais plutôt de rêveries et d’hypothèses.

Quelle source ?
Claude Simon comptait parmi ses ascendants maternels, un semblable ancêtre, qui a effectivement siégé à la Convention, qui a effectivement voté la mort du roi en janvier 1793, qui a connu une carrière militaire et politique brillante, puisque d’une part, il fut général de la Grande Armée napoléonienne, d’autre part il fut par exemple président du conseil des Anciens, équivalent de l’actuel Sénat, ou encore membre du Comité de salut Public. C’est ce même ancêtre qui est au cœur d’un autre roman majeur de Simon : Les Géorgiques.
Mais il ne s’est pas suicidé.
Si l’on en croit l’édition Pléiade du premier volume qui contient La Route des Flandres, l’ancêtre de de Reixach a été formé à partir de plusieurs figures historiques, dont l’une s’est effectivement suicidée. On est donc à propos de cet ancêtre dans une construction de personnage à partir de plusieurs.
Notons que Simon utilise aussi des documents de famille dans ce cadre. Les documents mentionnés vers la page 52, quand est introduit le personnage de Sabine, la mère de Georges, ces documents figurent parmi les archives familiales de Claude Simon qui les a donc mentionnées ou même directement utilisées dans le roman, comme c’est le cas de ce texte bizarre où est décrit un centaure, avec des mots en français et italien en marge.

Voilà pour ce qui est de la matière historique.
On doit maintenant s’interroger sur les raisons de ce choix.

B – Pourquoi l’histoire ? – « Je suis incapable d’inventer »

Simon fait état dans les entretiens qu’il donne ou dans même dans son œuvre de son absence totale d’imagination :

Exemple 4 – Je suis incapable d’inventer quoi que ce soit. (entretien avec Madeleine Chapsal, L’Express, 1960)
v
Dans son œuvre elle-même :

Exemple 5 – Vous savez je n’ai pas beaucoup d’imagination alors à part mes tout premiers bouquins qui n’étaient pas très fameux les suivants ç’a toujours été plus ou moins à partir de choses que j’ai vécues, de mes expériences personnelles, ou encore de vieux papiers de famille, tout ça… (Le Jardin des Plantes, 76-77)

Nous, on veut bien. Donc comme Simon n’a pas beaucoup d’imagination, il puise dans ce qu’il connaît, ce qu’il a vécu.

D’accord. Alors, pourquoi ne pas décrire par exemple ce qu’on voit par sa fenêtre, par exemple un oiseau qui passe, la rue, des gens à la terrasse d’un café ou qui sortent d’une bouche de métro ? Eh oui, eh bien c’est fait : c’est le point de départ de La Bataille de Pharsale (1971).
Plusieurs de ses romans partent ainsi d’un élément déclencheur qui se trouve dans le contexte direct de création de l’auteur : un oiseau qui passe devant la fenêtre de l’écrivain dans un contrejour éblouissant (Pharsale) ; ou encore le frémissement du feuillage d’un arbre dont les branches atteignent presque la fenêtre de la pièce où l’auteur écrit : Histoire.

Certes, mais pourquoi la guerre ? Je veux dire pourquoi à ce point la guerre ? Pourquoi toujours ce cheval mort ? Quand est paru Le Jardin des Plantes en 1997, Simon revenait une fois de plus sur sa guerre, la déroute de son escadron, le cheval mort, et certains critiques (de journaux) ont manifesté leur lassitude : bon, il l’a fait dans La Route des Flandres, soit, ça revient dans La Bataille de Pharsale, de toute façon un livre peu lu, puis il y a eu Les Géorgiques, mais comme le Nobel a suivi il a fallu s’incliner, puis L’Acacia (1989) premier texte important après le Nobel donc on s’incline un peu, mais y revenir en 1997, encore… Oui, pourquoi revenir sans cesse dessus ?

Éléments de réponse dans Le Jardin des Plantes où un personnage, S. (double de Simon), répond aux questions d’un jeune homme venu l’interviewer sur ce sujet :

Exemple 6 – Ma foi il se trouvait qu’entre autres il y avait eu la guerre et qu’il fallait croire que ça avait produit sur moi une forte impression, peut-être parce que j’étais trop émotif, ou trop fragile, ou peut-être encore parce que je n’avais pas eu le temps de m’habituer, parce que je ne l’avais jamais pratiquement faite que huit jours et que… (Le Jardin des Plantes, p. 77)

Ici, S. se paie clairement la tête de son interlocuteur : sur le mode « peut-être que ça m’a marqué », comme si la guerre pouvait laisser vaguement indifférent. Comme s’il fallait être un grand émotif pour ressentir violemment une telle expérience. Comme si au bout d’un certain temps on finissait par s’y habituer et trouver la situation humainement normale.
Bref, c’est notre question qui est stupide : si Simon parle tant de la guerre, c’est qu’elle relève tout bêtement d’une expérience traumatique, d’une expérience de la mort vue de très près, d’où ce besoin permanent d’y revenir.

Fonction cathartique de la création littéraire ?
Peut-être oui, d’une certaine façon. Simon exprime aussi pour expurger certains sentiments. En particulier, concernant la guerre, même si elle n’a effectivement duré que huit jours pour lui, ce fut tout de même une expérience traumatisante, où sa survie tient du miracle.

Et ce peut aussi être une clé de lecture de l’œuvre : non pas forcément dire la guerre, mais dire la peur, l’angoisse de la mort imminente. Certaines analyses de l’œuvre vont dans ce sens. Par exemple la longue description de la porte du poulailler vers la page 240 : c’est une porte de poulailler qui paraît objective, presque géométrique, mais qui, paradoxalement est complètement incarnée : cette porte est vue par un personnage qui se cache, et qui a peur de se faire attraper. Alors son regard se plonge en quelque sorte dans les détails de ce qu’il voit, comme il arrive parfois sous l’effet d’une très forte émotion.
Je crois que c’est une possibilité de lecture de l’œuvre : le point de vue d’un homme qui a peur, qui a littéralement la trouille. Ou comment notre manière de percevoir le monde (je parle là de la perception sensorielle immédiate) est déterminé par les émotions qui nous habitent.

Cela explique dans une large mesure le choix de la guerre.
Il convient de voir maintenant comment cette matière historique nous est donnée.

C – Comment nous est donnée l’histoire ?

1 – Effacement de la référence

Par référence, j’entends le fait de « faire référence » à des parties du monde, réelles ou fictives. Quand je dis « la voiture est garée en bas », « voiture » ou plutôt « la voiture » réfère à une voiture particulière.

On l’a dit en introduction, Simon ne donne pas d’éléments objectifs permettant d’identifier le contexte spatio-temporel. Nous sommes très loin du roman balzacien par exemple qui ne manque pas de commencer sur le mode :

Exemple 7 – « Au commencement de l’automne de l’année 1826, l’abbé Birotteau, principal personnage de cette histoire […] traversait aussi promptement que son embonpoint pouvait le lui permettre la petite place déserte nommée le Cloître, qui se trouve derrière le chevet de Saint-Gatien, à Tours » (Balzac, Le Curé de Tours)

Simon efface, ou du moins prend soin de ne pas indiquer de date ou de nom de lieu. Nous avons quelques repères chronologiques relatifs (les noms des saisons par exemple), mais c’est tout. Quant aux noms de lieux, il y a bien la liste des lieux-dits à la fin du roman, mais ils ne permettent pas de localisation (ce sont plutôt des noms prélevés sur une carte, pour la plupart en raison de leur coloration sexuelle) ; en toute fin de roman sont mentionnés des panneaux, des « plaques indicatrices » :

Exemple 8 – « Liessies comme liesse kermesse Hénin hennin Hirson hérisson hirsute Fourmies tout entier vermillon-brique théorie d’insectes noirs se glissant le long des murs » (RF, 291).

Quelques remarques :
Hénin, Hirson, Fourmies : s’agit-il de noms connus ? Évidemment, je m’adresse à un public pour qui ces noms sont peut-être familiers ! Mais, même, à supposer qu’ils soient connus de tout lecteur, ce ne sont pas des lieux de l’action, mais des directions – même si on comprend que ça ne se passe pas loin. Et surtout, le rôle de ces lignes ne vise pas à nous dire où se passe l’action (on se trouve à quatre pages de la fin du roman). Et c’est plutôt l’occasion pour Simon d’une rêverie sur les noms de lieux, c’est plutôt une méditation sur le pouvoir évocateur des mots en général, et des noms de lieu en particulier. Difficile de ne pas voir ici une référence à … Proust, et ses rêveries sur les Noms de pays.

Alors comment sait-on que le roman se passe principalement dans le Nord de la France pendant les premiers mois de la guerre ?

Évidemment, me direz-vous, il y a le titre : La Route des Flandres.

Et encore, il faudrait s’en méfier, car le roman ne se passe pas du tout dans la région qu’on nomme les Flandres. Hénin, Fourmies et Hirson se trouvent le long de la frontière belge, mais bien plus au sud-est, plus près de Charleville que de Lille par exemple. Bref, à cet égard le titre est une indication approximative…

Il y a aussi la 4e de couverture on l’a dit, qui a ce statut ambigu, qui fait partie du roman, indiscutablement, validé par Simon, peut-être même voulu, écrit, par Simon, mais qui demeure au seuil du roman.

Que trouve-t-on dans le roman lui-même ? Lorsque l’on cherche dans le roman lui-même, on trouve donc des indices, des indications qui, si on ne disposait ni du titre, ni du quatrième de couverture, permettrait tout de même de s’y retrouver, mais difficilement. Par exemple, le fait que l’ennemi soit désigné par le mot « Frisé » : page 216, de Reixach refuse de porter secours à un homme qui les supplie de le prendre avec eux, et Iglésia explique à Georges que c’était un espion, un Frisé (mot qui, depuis 1914, désigne un soldat allemand, altération de Fritz, prénom courant chez les allemands).
Cet exemple montre que la référence historique et même géographique est possible, mais toujours de manière indirecte, et même si indirecte qu’elle n’est plus vraiment un problème au moment où nous disposons de ces indices.

En revanche, ce qui importe pour Simon, bien plus que l’ancrage historique de son récit, c’est la sensation.

2 – Le primat de la sensation

C’est une composante essentielle de la création simonienne : dans un entretien, Simon rapporte une anecdote d’un professeur de médecine qui forme ses étudiants. A propos d’un malade qu’il leur demande d’observer, « Dites-moi ce que vous voyez ». L’un d’eux répond qu’apparemment il s’agit de telle maladie ; ce sur quoi le médecin interrompt brutalement : je ne vous demande pas ce que c’est mais ce que vous voyez.
De la même façon, Simon s’attache à décrire non pas l’objet, mais ce que l’œil voit.

Dans La Route des Flandres, la guerre, donc l’histoire, est toujours appréhendée via le prisme d’une conscience percevante. Il y a toujours un point de vue. Il y a toujours un sujet qui perçoit. L’identité de ce sujet est souvent problématique parce qu’elle est variable, parce qu’elle n’est pas précisée, parce qu’elle est possiblement plurielle, mais ce qui importer, c’est que l’histoire et toujours restituée en tant qu’elle est l’objet d’une perception par les sens.
Le texte simonien ne dit pas ce qui s’est passé, mais ce qui a été perçu. A l’exclusion du sens, presque.

Exemple : dans les toutes premières lignes, Simon écrit :

Exemple 9 – « derrière lui, je pouvais voir aller et venir passer les taches rouges acajou ocre des chevaux qu’on menait à l’abreuvoir » (RF, 9).

Même si il n’est pas directement question de la dimension historique ici, ce type de phrase est totalement typique de l’écriture simonienne et de sa vision du monde.
C’est l’occasion d’une petite analyse stylistique qui nous permettra de voir en quoi l’approche stylistique d’un texte permet de faire émerger la vision du monde à l’œuvre dans un texte.
Ce dont il est question dans ce fragment, ce sont des chevaux qui vont et viennent, derrière le capitaine de Reixach.
On observe d’abord que ces chevaux nous sont livrés via la perception visuelle de Georges. Le monde nous est livré en tant qu’il est perçu, non pas immanent, clés en main, faisant résultat d’une perception, voire d’un effort.
En effet, nous n’avons pas seulement la vue, pas seulement le verbe « voir », mais l’association de « voir » à « pouvoir » : ceux qui ont lu l’œuvre savent que cette association est récurrente dans l’œuvre et constitue à cet égard un fait de style. Georges ne voit pas : il peut voir. Cette association suggère que Georges puisse ne pas pouvoir : la vision ne va pas de soi, elle réclame un effort, une volonté, voire un concours de circonstances qui fait qu’effectivement on puisse voir.
Donc le monde nous est donné via une perception, et même une conscience percevante, c’est-à-dire consciente qu’elle perçoit, s’efforçant de percevoir.
Le cadre général dans lequel le monde est appréhendé est un cadre perceptif, celui de la sensation, la conscience d’un monde qui se livre de manière contingente, partielle.

Ensuite, que voit-on ?
Des chevaux ?
Pas tout à fait : ce n’est pas ce que dit le texte. Simon n’écrit pas des « chevaux rouge acajou ocre », mais « les taches rouges acajou ocre des chevaux qu’on menait à l’abreuvoir ».
L’ordre des mots est révélateur : Georges perçoit d’abord des formes indistinctes (taches), associées à des couleurs (rouges acajou ocre : des couleurs différentes certes, mais on peut d’ailleurs se demander quelle est la relation entre les trois couleurs : « et » ou bien « ou », car il s’agit de couleurs relativement voisines, si bien que l’on a affaire non pas à une énumération de couleur, mais à une tentative d’identification, de désignation de la couleur : c’est le processus de perception couplé à celui d’identification qui est retranscrit ici, l’activité des sens couplé à celle de l’intellect qui tente de catégoriser l’appréhension du réel, ici dans des types de couleurs).
Ce n’est qu’ensuite que les chevaux sont mentionnés : « les taches rouges acajou ocre des chevaux » : autrement dit, l’identification de l’objet perçu n’intervient qu’après, suivi d’une contextualisation plus large : on les mène à l’abreuvoir.
Ce que l’écriture simonienne, plus exactement l’ordre des mots nous donne à lire, c’est une certaine représentation de l’acte perceptif dans l’interaction entre perception sensorielle et identification : écriture du processus perceptif.
Simon a une formule pour cela : dans son discours de réception du Prix Nobel, ce qu’on appelle le Discours de Stockholm, il parle d’un « ordre sensible des choses » (DS, 22).

Le principe premier de l’organisation et de la progression du roman est celui de la sensation. On vient de le montrer à l’échelle d’un petit fragment de texte. On aurait pu le faire sur des échelles plus grandes, mais le phénomène est connu :

Un des éléments de la dynamique textuelle est cette sorte de flux de conscience, le « stream of consciousness » qui caractérise certains romans de Faulkner en particulier, à qui Simon doit beaucoup, ou encore le monologue intérieur comme le pratique James Joyce à la fin de son Ulysse, avec le long monologue de Molly Bloom.

Dans une certaine mesure, le roman peut donc se lire ainsi comme un flux de conscience. On peut se représenter le roman ainsi : le personnage principal, Georges, se trouve assez souvent dans la même situation : allongé dans l’obscurité, notamment le wagon de prisonniers ou encore la chambre d’hôtel avec Corinne après la guerre, et dans un état intermédiaire entre le sommeil et l’éveil, cet état où des pensées s’enchaînent dans notre esprit sas véritable logique, à la faveur d’un mot ou d’une image commune, dans une espèce de marabout d’ficelle.

Pour prendre un exemple assez simple, l’évocation de la mort de de Reixach (p. 12-13) conduit Georges à le voir brandir son sabre,

Exemple 10 – comme s’il avait capté attiré à lui pour une fraction de seconde toute la lumière et la gloire, sur l’acier virginal… Seulement, vierge, il y avait belle lurette qu’elle ne l’était plus (RF, 13)
Ici, le discours passe de la mort de de Reixach à l’évocation de sa femme Corinne, à partir du mot « vierge », un peu comme cela arrive dans nos pensées ou nos conversations.

Si l’on essaie de mettre un peu d’ordre là-dedans, à ce point de notre réflexion, on peut donc poser que le roman donne à lire un personnage, Georges. Si on prend le point chronologique le plus reculé du roman : c’est après guerre, avec Corinne, dans une chambre d’hôtel. Et donc, depuis ce lieu dans l’espace et le temps, il se remémore, de façon décousue, des faits du passé, qui relèvent de la guerre, ces souvenirs s’enchaînant un petit peu au hasard, par des formes d’associations d’idées extrêmement diverses.

Tout irait bien si on s’en tenait là : le roman comme lieu d’une expérience subjective, la guerre restituée à travers le point de vue d’un personnage.
Le problème, c’est que cette façon de considérer le roman ne fonctionne pas. Le roman ne saurait s’unifier logiquement par le prisme d’une conscience unique située dans un conetxte spatio-temporel unique.

Le monde tel qu’il est représenté dans le roman est chargé d’instabilité

3 – Les instabilités de la représentation

- Première source d’instabilité : les variations énonciatives, le roman alternant le récit à la P1 et à la P3, ce qui déstabilise la notion même de sujet. Ce qui rend difficile une vision organisée du monde. En effet, à partir d’un point fixe, on peut organiser son appréhension du réel, par exemple avec un premier plan et un second plan. Mais quand ce centre de focalisation varie, alors les notions de plan disparaissent, et avec elles notre appréhension organisée et hiérarchisée de l’espace.

- Deuxième source d’instabilité : malgré tout Georges est le personnage principal et pour l’essentiel, on a le sentiment que c’est à travers son point de vue que nous est livré le roman. Mais il arrive que ce point de vue se confonde avec celui d’autres personnages.
Par exemple :

Exemple 11 – et Georges (à moins que ce ne fût toujours Blum, s’interrompant lui-même, bouffonnant, à moins qu’il (Georges) n fût pas en train de dialoguer sous la froide pluie saxonne avec un petit juif souffreteux – ou l’ombre d’un petit juif, et qui n’allait bientôt plus être qu’un cadavre – un de plus – de petit juif – mais avec lui-même, c’est-à-dire son double, tout seul sous la pluie grise, parmi les rails, les wagons de charbon, ou peut-être des années plus tard, toujours seul (quoiqu’il fût maintenant couché à côté d’une tiède chair de femme), toujours en tête-à-tête avec ce double, ou avec Blum, ou avec personne) (RF, 176).
Dans le roman, on ne sait plus toujours qui parle, ou à qui l’on parle, qui perçoit, qui est perçu.

- Troisième source de déstabilisation  : l’acte même de perception est mis en doute. Les faits qui sont évoqués ont un statut incertain. On ne sait trop s’ils relèvent de la perception, de la remémoration, ou encore de l’imagination, voire d’un raisonnement.
Cette hésitation de Georges au sujet de ces images qui se présentent à son esprit revient souvent.
Lorsque Georges se demande si Corinne et Iglésia ont eu une relation, il s’imagine caché derrière des buissons, en train d’assister à une rencontre entre les deux amants :

Exemple 12 – Et cherchant (Georges) à imaginer cela : des scènes, de fugitifs tableaux printaniers ou estivaux, comme surpris, toujours de loin, à travers le trou d’une haie ou entre deux buissons : quelque chose avec des pelouses d’un vert éternellement éclatant, des barrières blanches, et Corinne et lui [Iglésia] l’un en face de l’autre […], Georges pouvant voir remuer leurs lèvres, mais pas entendre, trop loin, caché derrière sa haie) derrière le temps […]) (RF, 45-47, je souligne).

On voit bien comment le texte passe insensiblement de l’imagination à la vision, Simon exploitant au passage la polysémie du verbe « voir » qui peut désigner toute forme de représentation à l’esprit.
A la fin du roman, c’est la mort même de de Reixach qui est mise ainsi en suspens :

Exemple 13 – Mais l’avais-je vraiment vu ou cru le voir ou tout simplement imaginé après coup ou encore rêvé, peut-être dormais-je n’avais-je jamais cessé de dormir les yeux grands ouverts en plein jour (RF, 296)

Le roman entretient cette incertitude, ce flottement, cette indétermination quant au statut exact des faits qui nous sont donnés. Il apparaît impossible d’unifier logiquement l’ensemble du roman en termes d’énonciation, de focalisation, d’ancrage spatio-temporel. Inutile de s’acharner à essayer, ça ne marche pas.
L’anecdote de l’ami diplomate qui trouve Simon difficile à lire / CS lui demande ce qu’il entend par difficile : trouver un ordre / CS rétorque dans ce cas, je ne suis pas difficile à lire, je suis impossible à lire.
Voilà qui sape de manière radicale toute tentative de restitution historique. On voit que Simon n’aspire absolument pas à dire ce qui s’est passé au printemps 40.

Transition

Bilan. Donc voici où nous en sommes :
a) La Route des Flandres contient une matière historique conséquente. On peut même dire que l’histoire EST la matière essentielle du roman. Mais…
b) La Route des Flandres ne saurait se lire comme un roman historique en ce sens qu’il ne vise pas à restituer des événements historique.

Il faut donc reposer la question : quel statut donner à cette matière historique qui constitue l’essentiel du roman.

A défaut de proposer une restitution, on peut émettre l’hypothèse qu’à travers le roman, c’est une réflexion sur l’histoire, une philosophie de l’histoire qui est en jeu.

II. La Route des Flandres : penser l’Histoire ?

S’agit-il à travers le roman, de porter une réflexion sur l’histoire ? de proposer une philosophie de l’histoire ?

A – Défiance envers l’histoire

Entendons par là le récit d’événements passés.
Dans La Route des Flandres comme dans d’autres romans, Simon manifeste une défiance envers tout type de discours qui viserait à rendre compte d’événements du passé, à restituer ces événements, et plus encore à leur donner un sens, donc un discours historique.
A travers la voix de Georges, Simon s’élève contre

Exemple 14 – « cette loi que veut que l’Histoire […] (ou si tu préfères : la sottise, le courage, l’orgueil, la souffrance) ne laisse derrière elle qu’un résidu abusivement confisqué, désinfecté et enfin comestible, à l’usage des manuels scolaires agréés et des familles à pedigree… Mais en réalité qu’en sais-tu ? » (RF, 177)

Dans la même veine, on peut citer Les Géorgiques, qui revient sur l’expérience de la guerre :

Exemple 15 – Puis le froid était venu. Comme s’il était en soi, entre deux périodes d’action, partie constituante de la guerre elle-même, sans doute pour que tout soit dans l’ordre, pour que les phrases des manuels ou les mémoires des conquérants soient là aussi, à leur place assignée, comme un rituel, comme s’il fallait qu’entre les orgueilleux récits de campagnes et la comptabilité des pertes par les épidémies, les fièvres ou les dysenteries figurent dans la périodique alternance des chapitres les brèves mentions des quartiers d’hiver. (Les Géorgiques, p. 107-108)

On peut lire deux choses dans ces exemples :

 un regard de Simon sur l’histoire ironique, pessimiste, par lequel il associe histoire et « la sottise, le courage, l’orgueil, la souffrance », des vices humains qui sont la cause des conflits militaires.

 et surtout un regard tout aussi critiques sur les tentatives de restituer par un discours ces événements du passé. Mais on voit que ce que Simon vise, ce n’est pas la démarche historique en général, mais celles de manuels scolaires ou des mémoires de conquérants.

On peut donc se demander : pourquoi une telle défiance ?

B - Causes de la défiance

Nous en voyons quatre :

1 – Le risque de l’instrumentalisation

D’abord une défiance à l’égard de tout discours qui visait à imposer une signification univoque. En effet, cette signification a toutes les chances – ou tous les risques – d’être mise au service d’un individu qui rédige ses mémoires de guerre (cf. l’exemple des Géorgiques) ou au profit d’une classe ou d’une caste quelconque, ce que vise Simon à travers les « familles à pedigree » dans l’exemple de La Route des Flandres.

2 – « Comment savoir ? »

Cette question est un leitmotiv dans toute la fin du roman. (elle revient mais sur un mode mineur dans d’autres romans, d’ailleurs). A propos de la mort de l’ancêtre du XVIIIe siècle, à propos de la mort de de Reixach, à propos au fond de toute tentative de connaissance des faits du passé, c’est à la même conclusion que l’on parvient : « comment savoir ? », expression d’une impossibilité à savoir fondamentalement comme les choses se sont passées.
En effet, les livres d’histoire, ou plus largement les récits à vocation historique, se proposent d’organiser la relation des événements en vue d’en proposer une interprétation, d’en donner une signification, moyennant ce double travail de sélection et de mise en ordre.
Simon pointe cette prétention du récit historique de dire comme c’était, à pouvoir restituer les faits.
Or, la thèse de Simon sur ce point – car thèse il y a – est extrêmement claire : on ne peut jamais savoir. Dans les deux dernières pages du roman, le récit revient sur l’instant de la mort du capitaine de Reixach. Et deux points de vue sont simultanément envisagés : le point de vue de Georges qui se trouve à cheval derrière lui, et le point de vue du tireur embusqué qui regarde de Reixach s’approcher.

Exemple 17 – il s’avançait à la rencontre de sa mort dont le doigt était déjà posé dirigé sur lui sans doute tandis que je suivais son buste osseux et raide cambré sur sa selle tache d’abord pas plus grosse qu’une mouche pour le tireur à l’affût mince silhouette verticale au-dessus du guidon de l’arme pointée grandissant au fur et à mesure qu’il se rapprochait l’œil immobile et attentif de son assassin patient l’index sur la détente voyant pour ainsi dire l’envers de ce que je pouvais voir ou moi l’envers et lui l’endroit c’est-à-dire qu’à nous deux moi le suivant et l’autre le regardant s’avancer nous possédions la totalité de l’énigme (l’assassin sachant ce qui allait lui arriver et moi sachant ce qui lui était arrivé, c’est-à-dire après et avant, c’est-à-dire comme les deux moitiés d’une orange partagée et qui se raccordent parfaitement) (RF, 295)

Il faudrait être l’un et l’autre pour avoir une chance de savoir, multiplier les points de vue, les perspectives. C’est d’ailleurs ce que propose le récit, l’enquête historique, en ne se contentant pas d’une seule source. Et encore, même dans ce cas-là, au fond, semble dire Simon, il n’y a aucune chance de parvenir à une connaissance de la réalité. La mort de de Reixach qui encadre le roman (le juste après est évoque au début) et le juste avant à la fin symbolise l’idée d’un centre absent, d’une vérité de l’instant qui nous est inaccessible.

Pour donner un autre exemple édifiant, un épisode dans un wagon de prisonniers est évoqué en plusieurs endroits dans la première partie du roman : la scène se passe la nuit, les corps y sont empilés, l’atmosphère y est étouffante. Dans deux de ces occurrences (p. 19 et 70), Georges est en train de s’interroger sur l’heure :

Exemple 18 – Quelle heure est-il dis-je est-ce que tu peux réussir à voir l’, Bon sang dit-il [Blum] qu’est-ce que ça peut foutre qu’est-ce que ça changera quand il fera jour tu tiens à voir nos sales gueules de lâches de vaincus tu tiens à voir ma sale gueule de juif ils, Oh dis-je ça va ça va ça va (RF 19)
A comparer avec dans la seconde,

Exemple 19 – avant même que Blum le lui ait demandé il songea Quelle heure peut-il être, et avant même d’avoir commencé à lui répondre Qu’est-ce que ça peut faire, il se l’était déjà répondu (RF, 70)
Nous sommes là en présence de deux versions du même épisode, l’une à la première personne, l’autre à la troisième personne. Et ce qui caractérise ces deux versions, dont aucune n’est sujette à caution, c’est qu’elles sont tout simplement inconciliables !

Deux versions d’un même événement sont inévitablement amenées à être inconciliables, ce qui revient à considérer comme vaine toute tentative de restitution, toute tentative à une réalité de quelque ordre que ce soit, historique ou autre.

3 – Le langage en question

Troisième source de méfiance, encore plus radicale que les deux autres : l’incapacité fondamentale du langage à pouvoir restituer quelque expérience que ce soit, quelque réalité que ce soit, et donc à la communiquer.
On trouve plusieurs passages de La Route des Flandres qui expriment cette idée, mais le plus explicite sur ce point se trouve dans un roman ultérieur Histoire (1967). Dans cet extrait, Oncle Charles, l’oncle du narrateur, se demande s’il est possible de dire la guerre, telle qu’elle a été vécue. Ce qui donne lieu à une nouvelle critique du récit historique tel qu’il est représenté dans les manuels scolaires :

Exemple 20 – Mais est-ce que tu ne savais pas que ça se passe toujours dans la sueur et les déjections ? Est-ce que ce n’était pas écrit dans tes livres de classe ? On t’avait pourtant bien dit j’imagine qu’il y avait du sang et des morts, seulement, entre le lire dans des livres ou le voir artistiquement représenté dans les musées, et le toucher et recevoir les éclaboussures c’est la même différence qui existe entre voir écrit le mot obus et se retrouver d’un instant à l’autre couché cramponné à la terre et la terre elle-même à la place du ciel et l’air lui-même qui dégringole autour de toi comme du ciment brisé des morceaux de vitres, et de la boue et de l’herbe à la place de la langue, et soi-même éparpillé et mélangé à tellement de fragments de nuages, de cailloux, de feu, de noir, de bruit et de silence qu’à ce moment le mot obus ou le mot explosion n’existe pas plus que le mot terre, ou ciel, ou feu, ce qui fait qu’il n’est pas plus possible de raconter ce genre de choses qu’il n’est possible de les éprouver de nouveau après coup, et pourtant tu ne disposes que de mots, alors tout ce que tu peux essayer de faire… (Histoire, p.152)

Le mot ne peut jamais valoir pour la chose nous dit Simon, parce que, comme il le dit ailleurs, aucune goutte ne coulera jamais du mot « sang ».

Et même, à supposer même que le langage soit en mesure de restituer une expérience autre que purement langagière, au fond, ce serait pour dire quoi ? Quel sens peut-on tirer de l’histoire ? Y a-t-il une leçon ?

C – La défaite du savoir

1 – « Si le monde signifie quelque chose, c’est qu’il ne signifie rien » – sauf qu’il est

Dans le Discours de Stockholm, il se pose la question en portant un regard rétrospectif sur les événements qui ont marqué son existence :

Exemple 21 – Je suis maintenant un vieil homme, et, comme beaucoup d’habitants de notre vieille Europe, la première partie de ma vie a été assez mouvementée : j’ai été témoin d’une révolution, j’ai fait la guerre dans des conditions particulièrement meurtrières (j’appartenais à l’un de ces régiments que les états-majors sacrifient froidement à l’avance et dont, en huit jours, il n’est pratiquement rien resté), j’ai été fait prisonnier, j’ai connu la faim, le travail physique jusqu’à l’épuisement, je me suis évadé, j’ai été gravement malade, plusieurs fois au bord de la mort, violente ou naturelle, j’ai côtoyé les gens les plus divers, aussi bien des prêtres que des incendiaires d’églises, de paisibles bourgeois que des anarchistes, des philosophes que des illettrés, j’ai partagé mon pain avec des truands, enfin j’ai voyagé un peu partout dans le monde… et cependant, je n’ai jamais encore, à soixante-douze ans, découvert aucun sens à tout cela, si ce n’est, comme l’a dit, je crois, Barthes après Shakespeare, que « si le monde signifie quelque chose, c’est qu’il ne signifie rien » – sauf qu’il est. (Discours de Stockholm, p. 24)

Pour Shakespeare, ça vient de Macbeth. Pour Barthes, je ne sais pas d’où ça vient. Simon adopte un refus de chercher et donner quelque signification que ce soit à l’histoire.
C’est une position qui se retrouve au sein du Nouveau roman, en particulier chez Robbe-Grillet, qui dit la même chose dans Pour un nouveau roman :

Exemple 22 – Or le monde n’est ni signifiant ni absurde. Il est tout simplement. (« Une voie pour le roman futur », Pour un nouveau roman, 1963, p. 21)

Toujours dans le Discours de Stockholm, Simon insiste, et cela peut vous intéresser dans la mesure où il situe sa démarche à l’opposé de celle de Sartre :

Exemple 23 – Je n’ai rien à dire au sens sartrien de cette expression. D’ailleurs, si m’avait été révélée quelque vérité importante dans l’ordre du social, de l’histoire ou du sacré, il m’eût semblé ridicule d’avoir recours pour l’exposer à une fiction inventée au lieu d’un traité raisonné de philosophie, de sociologie ou de théologie. (Discours de Stockholm, 24)

Donc le roman n’est pas le lieu d’un engagement idéologique, ni même d’un exposé philosophique. Il y a d’autres lieux pour cela.

On peut se demander d’où vient ce refus qui semble chargé de pessimisme ou de désillusion.

2 – Les causes du refus

On peut invoquer deux raisons, l’une qui tient à l’histoire de la littérature, l’autre à l’histoire tout court.

Sur le plan de l’histoire de la littérature et des idées :
Pour bien comprendre le rejet simonien du sens, il faut re-situer le Nouveau roman dans un contexte, celui des années 50 et 60, où domine une vision de l’art qui tend à voir se mêler l’homo poeticus et l’homo politicus, dans une tradition qu’on peut faire remonter au moins jusqu’à Hugo, et au nom de laquelle l’intellectuel devrait subsumer l’écrivain. – Ce que refuse Simon, et dans un même mouvement le Nouveau roman.

Sur le plan de l’histoire du XXe siècle, les massacres des deux guerres (rappelons que Simon a connu celle de 40, et que son père est mort dans les premiers jours de celle de 14) ont anéanti les philosophies humanistes et optimistes du passé.
Ce qui, dans La Route des Flandres symbolise ce rejet d’une histoire avec un sens, une histoire orientée vers le progrès, c’est Rousseau et les Lumières. Dans le roman, Rousseau fait l’objet d’un traitement assez sévère.

Soit l’exemple suivant dans lequel Georges imagine l’ancêtre lisant du Rousseau

Exemple 24 – L’imaginant donc, le voyant en train de lire consciencieusement l’un après l’autre chacun des vingt-trois volumes de prose larmoyante, idyllique et fumeuse, ingurgitant pêle-mêle les filandreuses et genevoises leçons d’harmonie, de solfège, d’éducation, de niaiserie, d’effusions et de génie, et incendiaire bavardage de vagabond touche-à-tout, musicien, exhibitionniste et pleurard qui, à la fin, lui ferait appliquer contre sa tempe la bouche sinistre et glacée de ce… (RF, 79)

Autre symbole d’un idéal humaniste périmé : la bibliothèque de Leipzig, l’ « irremplaçable bibliothèque » selon les dires du père de Georges, bibliothèque qui a été détruite lors d’un bombardement. Ce qui inspire au père ces mots dans une lettre à Georges :

Exemple 25 – l’Histoire dira plus tard ce que l’humanité a perdu l’autre jour en quelques minutes, l’héritage de plusieurs siècles, dans le bombardement de ce qui était la plus précieuse bibliothèque du monde, tout cela est d’une infinie tristesse (RF, 210)

Ce qui inspire à Georges cette réponse :

Exemple 26 – « … à quoi j’ai répondu par retour que si le contenu des milliers de bouquins de cette irremplaçable bibliothèque avait été précisément impuissant à empêcher que se produisent des choses comme le bombardement qui l’a détruite, je ne voyais pas très bien quelle perte représentait pour l’humanité la disparition sous les bombes au phosphore de ces milliers de bouquins et de papelards manifestement dépourvus de la moindre utilité. Suivait la liste détaillée des valeurs sûres, des objets de première nécessité dont nous avons beaucoup plus besoin ici que de tout le contenu de la célèbre bibliothèque de Leipzig, à savoir : chaussettes, caleçons, lainages, savon, cigarettes, saucisson, chocolat, sucre, conserves, gal... » (RF, 211)

Le ton est féroce. Si tout le savoir accumulé dans cette bibliothèque n’a pas permis d’empêcher le bombardement, ce que ce savoir et inutile.
Évidemment, ici, c’est Georges qui parle, par forcément Simon, même si on peut penser qu’il y a un peu de l’un derrière l’autre.

Même si Simon, parlant en son nom, n’utiliserait pas le même registre, on peut penser qu’il reprendrait à son compte cette idée d’une faillite des philosophies optimistes.
L’expérience de la guerre suffit selon Simon à conclure qu’il n’y a aucun sens à tirer de l’expérience historique.
Il n’y a rien à dire, rien à apprendre de l’histoire. Elle n’a pas de sens, simplement elle est…

Voilà une leçon paradoxale : la morale de l’histoire, c’est qu’il n’y en a pas.
De ce point de vue, La Route des Flandres peut se lire comme un roman de désapprentissage, ou un roman d’apprentissage paradoxal : on apprend qu’il n’y a rien à apprendre, qu’il n’y a pas de sens à tout cela.

Transition

Et pourtant…
« et pourtant », comme le dit Oncle Charles dans Histoire, tu ne disposes que de mots, alors tout ce que tu peux essayer de faire…
Faire… Il est remarquable que Simon utilise le verbe faire, comme si le dire participe d’un faire. La présence de l’histoire dans son œuvre ne vise certes pas à dire comment c’était, mais elle participe de la formation, de la composition d’une œuvre, on va essayer de voir lequel.

III. La Route des Flandres : quand dire, c’est faire (l’histoire ?)

Le point de départ de cette dernière partie, c’est une formule de Paul Valéry que Simon aime reprendre, par exemple ici dans le Discours de Stockholm :

Exemple 27– « Si l’on m’interroge, écrivait Paul Valéry, si l’on s’inquiète (comme il arrive, et parfois assez vivement) de ce que j’ai voulu dire (…), je réponds que je n’ai pas voulu dire mais voulu faire et que c’est cette intention de faire qui a voulu ce que j’ai dit. » (DS, 23)

Ici, on entre dans un questionnement qui relève de l’esthétique et de la poétique simonienne. C’est l’occasion de rappeler ce que vous savez déjà, que poésie vient du grec « poïein », fabriquer, faire.

Qu’est-ce que Simon a voulu faire à partir du matériau historique ?

A – Écriture et bricolage

1 – Le faire…
On peut s’appuyer sur l’extrait d’une lettre qu’il écrit à son ami, le peintre Jean Dubuffet, avec lequel il a correspondu pendant quelques années :

Exemple 28 – pour moi aussi, « la mémoire visuelle est plus vive que celle des idées » (de celles-là, je suis pratiquement dépourvu…) : c’est aussi bien d’assemblages et de combinaisons qu’il s’agit dans mes bouquins : j’écris « des choses » (ces choses qui, dans le même instant, se bousculent dans notre souvenir), « ensuite de quoi j’essaie d’en faire “quelque chose” ». J’ai d’ailleurs souvent dit que mon travail me fait penser à ce titre du premier cours par lequel on attaque les math’ sup’ que j’ai un peu pratiquées dans ma jeunesse et qui s’intitule : « Arrangements, Permutations, Combinaisons »… (Claude Simon et Jean Dubuffet, Correspondance 1970-1984, L’échoppe, p. 33-34).

On retrouve là ce rejet d’une littérature qui aurait quelque chose à dire ; Simon prend une posture modeste comme il aime le faire régulièrement dans ses entretiens.
Mais revenons à ce qui nous intéresse : Simon parle de la mémoire visuelle qui est le point de départ de son écriture, mais très vite, une fois mis en écrit cela devient des « choses » : il y a là une forme de réification qui transforme cette mémoire visuelle en « choses », c’est-à-dire pas encore en œuvre. Ce sont ces choses qui à leur tour sont susceptible de devenir un matériau pour la composition du roman, au moyen d’un travail d’assemblage, de composition, de manipulation. Il y a là quelque chose de très concret dans la démarche simonienne.

Quelle forme cela prend-il ?
On peut s’appuyer sur le plan de montage de La Route des Flandres, pour lequel Simon a associé un épisode à une couleur.

Laissons Simon parler :

Exemple 29 – Je n’ai pas écrit La Route des Flandres d’un seul trait mais, selon l’expression de Flaubert, « par tableaux détachés », accumulant sans ordre des matériaux. A un certain moment, la question qui s’est posée était : de quelle façon les assembler ? J’ai alors eu l’idée d’attribuer une couleur différente à chaque personnage, chaque thème : rose pour Corinne, bleu pâle pour Georges, brun pour Blum, rouge pour Reixach, noir pour la guerre, vert émeraude pour la course de chevaux et Iglésia, vert clair pour l’épisode chez les paysans, mauve pour l’ancêtre Reixach. J’ai ensuite résumé en une ligne ce dont il était question dans chacune de ces pages de ces « tableaux détachés » et placé en marge, sur la gauche, la ou les couleurs correspondantes. Je me suis alors trouvé en possession de plusieurs bandes de papier plus ou moins larges qui, étalées sur ma table, me permettaient, grâce aux couleurs, d’avoir une vision globale de cet ensemble de matériaux, et j’ai alors pu commencer à essayer de les disposer de façon que tel ou tel thème, tel ou tel personnage apparaisse ou réapparaisse à des intervalles appropriés. « Arrangements, permutations, combinaisons » est le titre du premier chapitre que l’on étudie en Mathématiques Supérieures : c’est une assez bonne définition du travail auquel je me suis livré en m’aidant de ces couleurs : je pouvais ainsi constater qu’une période trop longue, par exemple, s’écoulait sans un rappel de noir (la guerre) ou de rose (Corinne) ou de bleu (Georges), etc.
C’est de cette façon que, peu à peu, par tâtonnements, en changeant de place mes petites bandes de papier, je suis arrivé tant bien que mal à construire et à ordonner l’ensemble du texte. Par exemple, on peut voir, rien que par les couleurs, que l’épisode de l’anéantissement de l’escadron tombé dans une embuscade se situe au milieu du récit de la course perdue par Reixach et au centre même du roman. On peut voir aussi que celui-ci commence et se termine par le récit de sa marche sur la route au-devant de sa mort, etc.
Je crois qu’il faut bien souligner, tant des interprétations des plus fantaisistes ont été données de cette affaire de couleurs, que jamais je ne me suis soucié d’« harmoniser » celles-ci, encore moins de composer le roman « en fonction » de ces imaginaires harmonies, le bleu, le rose, le vert, etc., ne m’ayant servi que de commodes repères me permettant d’embrasser d’un seul coup d’œil l’ensemble des textes déjà écrits ou en passe de l’être. » (Simon, « Note sur le plan de montage de La Route des Flandres », dans Claude Simon, Chemins de la mémoire, M. Calle-Gruber (éd.), PUG, 1993, p. 185-186)

Donc attention à ne pas comprendre et à ne pas dire que Simon pense à des harmonies de couleurs quand il compose le roman : c’est juste un moyen pratique de se figurer les différentes séquences du roman.

2 – … et le fait

Si l’activité créatrice de Simon s’apparente à un faire, un bricolage, un artisanat, alors l’œuvre réalisée elle-même supporte une analogie semblable.

A quoi donc ressemble le travail accompli ?

Ce n’est plus du côté de Simon qu’il faut alors se tourner mais du côté de la critique littéraire, dont le rôle, du moins l’un des rôles, consiste à identifier cette manière de faire, c’est-à-dire identifier des récurrences, des faits structurants, puis les nommer, c’est-à-dire se doter d’outils descriptifs, des concepts qui permettent d’appréhender l’œuvre de manière pertinente, une grille de lecture, grille à travers laquelle on fait passer l’œuvre pour tenter de l’éclairer sous certains de ses aspects.

Alors, quand on s’intéresse à l’esthétique de La Route des Flandres, à quoi aboutit-on ?
Le critique fait des propositions de lecture, qui sont non pas des vérités imposées, mais qui sont bien des propositions, et une proposition de lecture aura d’autant plus de valeur qu’elle permettra de rendre compte de l’œuvre aussi largement que possible, sans en laisser de côté des aspects importants.

Pour vous donner un exemple concret, je travaille actuellement avec un collègue à un projet de communication sur La Route des Flandres qui propose d’en faire une lecture cubiste. Notre proposition est la suivante : Simon propose dans La Route des Flandres une esthétique cubiste, en ce sens que l’on y retrouve sous la forme d’un discours et d’un roman, toutes les caractéristiques du cubisme.
On n’a pas le temps d’entrer ici dans les détails très techniques. On se contentera ici d’un exemple : la variation du point de vue. En effet, une caractéristique fondamentale du cubisme est de représenter sur un même tableau des objets, ou des parties d’un même objet appréhendés d’un point de vue différent, par exemple un œil de face et un nez de profil. Or cette modalité de représentation trouve une forme d’équivalence dans les alternances de prise en charge du récit à la première ou à la troisième personne.
La pratique romanesque simonienne relève d’un faire, avec tout ce que cela peut impliquer au niveau de la méticulosité, de la précision, du soin apporté aux moindres détails.
Les exemples que nous avons cités montrent tous le souci de faire entrer en résonance des phénomènes thématiques, grammaticaux et de composition : les romans de Simon à ce titre doivent se penser en termes holistiques, conçus comme un tout qui se réfléchit dans la multiplicité des détails.
On est donc très loin d’une pratique inspirée de la création littéraire, où la main de l’écrivain n’aurait qu’à se faire le prolongement de l’inspiration, de je ne sais quelle puissance surnaturelle.

Nous venons de voir en quoi par l’écriture Simon cherche à faire bien plus qu’à dire. La référence à la peinture cubiste aide maintenant assez bien à comprendre : on ne se pose pas d’emblée la question à propos d’un tableau (même si un tableau peut vouloir dire quelque chose, mais ce n’est pas la première question qu’on lui pose), de même à propos des romans de Simon.
De ce point de vue, si l’œuvre n’a rien à dire, cela ne veut pas dire pour autant qu’elle ne nous parle pas.

Bref, nous avons montré que le dire simonien est prioritairement un faire ; nous voulons montrer pour terminer qu’il s’agit d’un faire ancré dans l’histoire.

B – Un faire engagé dans l’histoire

Le propos de ce dernier point est de montrer que la conscience historique de Simon est présente non seulement thématiquement, par la pratique romanesque elle-même. Il s’agit de voir dans quelle mesure le roman simonien est « engagé » dans l’histoire, un engagement qui, on va le voir, demeure assez éloigné de ce que Sartre entend par là.

1 – Une pratique romanesque déterminée par l’histoire

De fait, quand Simon parle de son œuvre, il manque rarement de la situer historiquement, en particulier par rapport au roman traditionnel. C’est très clairement le cas dans son Discours de Stockholm que nous avons déjà cité plusieurs fois. Ce discours entre en résonance à maints égards avec le Pour un nouveau roman de Robbe-Grillet dont, souvent, vous avez lu des extraits.
L’idée principale, c’est que pour Simon, comme les autres nouveaux romanciers, il y aurait donc quelque anachronisme à perpétuer les formes romanesques du XIXe siècle.
Exemple à propos de la phrase :

Exemple 37 – Tout bouge, rien n’est fixe. Le langage lui aussi est naturellement mouvant. On ne peut pas s’exprimer en 1960 avec la phrase de Stendhal, ce serait se promener en calèche ! (Madeleine Chapsal, entretien avec Claude Simon, L’Express, 10 nov. 1960).

On en déduira que pour Simon, le langage, comme la forme romanesque est malléable, et elle est le reflet d’une époque, c’est-à-dire d’un monde, d’une certaine vision du monde. En ce qui concerne le roman du XIXe siècle, celle d’un monde organisé, hiérarchisé.
A l’inverse du monde tel qu’on le perçoit au sortir de la guerre. Pour Simon, on ne peut plus écrire de la même façon après Auschwitz.

On a déjà parlé des références à Rousseau et à la bibliothèque de Leipzig qui expriment un constat de faillite de vingt-cinq siècles de culture occidentale, puisque celle-ci ne peut rien contre Auschwitz et le Goulag et, de pair avec ce constat, la conviction que le projet moderniste et émancipateur des Lumières a conduit à une impasse, que le progrès est un leurre.
Il faut donc faire son deuil de la Révolution, l’humanisme traditionnel est à mettre au rancart – bref, qu’on a atteint un point zéro dans tous les domaines et qu’après avoir fait table rase, ou plutôt après que l’Histoire s’en est chargée, il s’agit ou bien de garder le silence, ou de repartir – de reconstruire – sur de toutes nouvelles bases, qui offrent une assise plus solide (analyse de Dällenbach dans Claude Simon)

Dans un entretien de 1989, Simon revient sur cette historicité de sa démarche :

Exemple 38 – Si le surréalisme est né de la guerre de 1914, ce qui s’est passé après la dernière guerre est lié à Auschwitz. Il me semble qu’on l’oublie trop souvent quand on parle du « Nouveau Roman ». Ce n’est pas pour rien que Nathalie Sarraute a écrit L’Ère du soupçon ; Barthes Le Degré zéro de l’écriture. Que des artistes comme Tapiès ou Dubuffet sont partis des graffitis, du mur, ou que Louise Nevelson a fait des sculptures à partir des décombres. Toutes les idéologies s’étaient disqualifiées. L’humanisme, c’était fini. Sans doute était-ce ce que je ressentais confusément quand je faisais ces dessins très exacts : il n’y a plus de recours, essayons de revenir au primordial, à l’élémentaire, à la matière, aux choses. Exemple : Ponge. (« Et à quoi bon inventer ? », entretien avec M. Alphand, Libération, 31 août 1989)

Deux visions du monde qui s’opposent : d’un côté un monde organisé et hiérarchisé stable, et après où toutes les valeurs vacillent, où plus rien n’est sûr (d’où le Comment savoir ?), où toutes les valeurs sont ébranlées.
D’où l’expression d’une faillite de la confiante aveugle dans l’héritage des Lumières. Il n’y a qu’à voir le traitement infligé à Rousseau dans le roman, Rousseau qui apparaît ici comme un symbole des Lumières.
Exemple.
Voir aussi les commentaires de Georges sur la destruction de la bibliothèque de Leipzig.
D’où aussi le sentiment ressenti comme une nécessité d’en revenir à la base, pour ainsi dire, dans une logique de tabula rasa : du passé faire table rase pour reconstruire. D’où, sans doute, la présence de matériau peu nobles dans le roman : terre, glaise, eau… substances élémentaires,

2 – L’histoire déterminée par la pratique romanesque ?

L’écriture simonienne n’est pas que le reflet d’une situation historique, ce qui reviendrait à faire de l’écrivain une sorte de transcripteur d’une époque. De fait, son œuvre est mimétique dans une certaine mesure d’un rapport au monde qui a été bouleversé par la Deuxième Guerre Mondiale.

Mais dans une large mesure, la création simonienne entend jouer un rôle historique, et même à certains égards, révolutionnaire. C’est le dernier point que je tenterai de démontrer.

Peut-on parler d’une littérature à proprement parler politique ?
A priori, non.

D’une part, on a vu que pour Simon, le roman n’a pas vocation à se faire porte-voix d’une idéologie.

D’autre part, les engagements politiques de Simon en dehors de la littérature, quoique réels, demeurent limités.
Quelques faits à se mettre sous la dent :

 en 1936 il suit un ami communiste à Barcelone pour voir, dit-il, ce qui le conduit à s’encarter au PC pour faciliter le voyage. Il prend part à quelques activités révolutionnaires, mais ça ne dure pas longtemps (15 jours) ;

 et sur le terrain du débat public, Simon n’est intervenu que deux fois : lors de la guerre d’Algérie, signataire du Manifeste des 121, le 6 septembre 1960 : déclaration signée par 121 personnes, essentiellement des intellectuels de gauche dénonçant l’attitude française en Algérie.

 Et plus récemment, en 1995, peu après l’élection de Jacques Chirac à la présidence de la République, une polémique avec Kenzaburô Oé, écrivain japonais Nobel comme Simon, au sujet de la reprise des essais nucléaires français dans le Pacifique.

C’est tout. Et de cela, aucune trace dans les œuvres, évidemment.
Ce qui semble suffire à montrer une séparation radicale du citoyen d’avec l’artiste.

Et pourtant, on peut soutenir qu’il existe une dimension politique dans la création simonienne :

En 1960, année de la parution de La Route des Flandres, Simon est interrogé sur son engagement et sa participation au Manifeste des 121. Il répond :

Exemple 39 – Ce que je fais en tant que romancier et en tant que citoyen, c’est, sur deux plans différents mais parallèles, la même chose : appelons cela, si vous voulez, la contestation. Contestations, d’une part, de formes établies et, me semble-t-il, périmées, mortes ; d’autre part, de structures sociales établies et, me semble-t-il encore, périmées elles aussi » (André Bourin, « Techniciens du roman », Les Nouvelles littéraires, 1960).

Donc, de manière explicite, Simon conçoit la création romanesque sur le mode contestataire. Il s’agit de contester non pas un pouvoir politique en place, non pas de prendre part à un combat idéologique, mais, dit-il, de « contester les formes établies » pour en proposer de nouvelles.

C’est aux formes romanesques et à la langue que Simon s’attaque.

Cette idée d’une politisation de la forme, cela peut rappeler des paroles connues de Roland Barthes, ultérieures, mais plus connues car plus spectaculaires, comme souvent chez Barthes, qui voyait dans la notion de phrase et dans la grammaire en général une forme fondée sur le principe d’asservissement et pour cette raison d’essence fasciste :

Exemple 40 – On peut se demander si la phrase, comme structure syntaxique pratiquement close, n’est pas elle-même, déjà, une arme, un opérateur d’intimidation […]. [D]dans la vie courante, dans la vie apparemment libre, nous ne parlons pas par phrases. Et, inversement, il y a une maîtrise de la phrase qui est très proche d’un pouvoir : être fort, c’est d’abord finir ses phrases. La grammaire elle-même ne décrit-elle pas la phrase en termes de pouvoir, de hiérarchie : sujet, subordonnée, complément, rection, etc. ? (Roland Barthes, extrait d’une conférence de 1973, dans Œuvres complètes, Paris, Seuil, 1993-95, t. 2, p. 1612)

La phrase est politique. Et si l’on extrapole, les formes verbales, jusqu’aux formes romanesques seraient politiques.

On peut s’amuser à faire une lecture révolutionnaire de l’écriture simonienne à la lumière de Barthes. Pas trop longtemps, mais juste un peu :
Quand on examine de près la phrase simonienne, ou disons son écriture, ce qui frappe, c’est le phénomène de juxtaposition : relisez les premières lignes (Il tenait une lettre à la main, il leva les yeux, me regarda, puis de nouveau la lettre, puis de nouveau moi). Donc une écriture qui met sur un même pied d’égalité les différents groupes. On peut parler d’un égalitarisme syntaxique.
Et, de manière plus subtile, on observe un phénomène qui est encore plus révolutionnaire :
Regardez bien ce qui est juxtaposé : d’abord deux propositions complètes, puis verbe + COD, puis complément, puis complément.
Regardez encore trois lignes plus bas : mais je me rappelle que pendant la nuit il avait brusquement gelé et Wack entra dans la chambre en portant le café…
Dans cet exemple, Simon dit « je me rappelle que pendant la nuit il avait brusquement gelé et Wack entra dans la chambre » alors qu’il aurait pu dire « je me rappelle que pendant la nuit il avait brusquement gelé et QUE Wack entra (ou était entré) dans la chambre en portant le café.
Autrement dit, ce qui aurait dû être une proposition subordonnée devient une indépendante. On peut parler d’une émancipation syntaxique.
On pourrait mentionner d’autres phénomènes du même genre : Simon utilise souvent des subordonnées (relatives ou circonstancielles) qui de fait fonctionnent comme des indépendantes : des phrases introduites par « si bien que », « puisque » etc. : dans l’écriture de Simon, les subordonnants deviennent de simples liens.
Pour mieux comprendre, examinez la différence entre les deux énoncés suivants :

 l’homme qui a vu l’homme qui a vu l’homme qui a vu l’homme qui a vu l’ours

 (dans un commentaire sportif) A qui passe à B qui passe à C qui passe etc.
Dans le premier cas, le subordonnant « qui » joue un rôle d’enchâsseur ; dans le second, de simple lien entre deux énoncés.
Dans le cas de Simon, on est clairement dans la seconde catégorie, mais c’est bien le seul point commun entre son œuvre et des commentaires sportifs.

Le procédé est une constante de son écriture. Elle manifeste ainsi un renversement de tous les ordres, ou peut-être pas un renversement, car les anciens dominés ne prennent pas la place des anciens dominants – mais plus exactement une négation de tout ordre : c’est ce que dit le roman explicitement, c’est ce que manifeste le roman dans sa construction, c’est aussi on le voit ce que manifeste la syntaxe.

Doit-on en déduire que le style de Simon est anti-totalitaire ? ou anti-fasciste ?

Non. Le rapprochement entre Barthes et Simon s’arrête là : la phrase est emblématique d’un ordre. Pour Barthes il s’agit d’un ordre politique oppressif. Chez Simon, il s’agit d’un certain rapport au monde serait fondé sur le principe d’une organisation hiérarchique. Il n’y a pas d’intention politique derrière. Simon s’intéresse beaucoup plus au rapport au monde, à notre manière d’appréhender le réel. Il recherche une forme de réalisme subjectif, et de ce point de vue, la structure de la phrase, en tant que réorganisation logique après coup lui paraît bien plus invraisemblable que l’ordre qu’il propose, fondé sur la juxtaposition et l’association d’idées.

Si la démarche de Simon peut se dire politique, c’est donc dans la mesure où l’œuvre questionne la perception de l’individu au sein du monde qui l’entoure. C’est ainsi que la pratique romanesque est par essence politique en ce sens que le langage est porteur d’une certaine vision du monde. En effet, le langage est un système qui catégorise et organise le réel d’une certaine façon.
On l’a vu avec l’exemple de la syntaxe.
Donc, si l’on admet que le langage propose une certaine vision du monde, alors proposer une nouvelle langue, une nouvelle langue romanesque, c’est proposer une vision du monde différente.
Ici encore, on peut laisser la parole à Simon :
Exemple 41 – Le rôle (la fonction) de l’artiste me semble être de participer et prendre part à l’Histoire (en d’autres termes d’être dans et de cette incessante transformation du monde) en produisant de nouvelles formes. (« Simon on Simon : An Interview with the Artist » dans R. Birn et K. Gould (éd.), Orion blinded : Essays on Claude Simon, 1981, p. 286).

Dans un autre entretien, il précise :
Exemple 42 – écrivain, la seule chose qui me constitue en tant que sujet historique, c’est la nature de mon écriture… dans la mesure où j’arrive à produire ou inventer des formes tant soit peu neuves, et dans cette seule mesure, je participe à et de cette incessante transformation qu’est l’histoire. (J.-P. Goux et A. Poirson, « Un homme traversé par le travail (entretien avec Claude Simon) », La Nouvelle critique, 105, 1977, p. 38-39.)

Mais un engagement demeure possible, qui se situe au niveau de l’écriture, et qui relève d’un engagement politique en lien avec une conscience historique.

Exemple 43 – C’est à la recherche de ce jeu que l’on pourrait peut-être concevoir un engagement de l’écriture, qui, chaque fois qu’elle change un tant soit peu le rapport que par son langage l’homme entretient avec le monde, contribue dans sa modeste mesure à changer celui-ci. (Discours de Stockholm, p. 30)

Les mots sont là, ils sont très clairs : il s’agit d’une littérature engagée, non pas sans doute comme l’entendait Sartre, mais engagée tout de même, dans la mesure où, même si elle le fait modestement, elle travaille à modifier le rapport que nous avons au monde.

Ce n’est pas seulement dans ce qu’elles disent, mais aussi dans et à travers leur langage que les œuvres nous transforment.
Voilà. J’espère que vous-mêmes, vous êtes un peu transformés, en ce sens que vous en savez un peu plus sur l’œuvre de Claude Simon qu’il y a une heure.

Je vous remercie de votre attention.