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Warning, Rainer. « Les espaces de mémoire de Claude Simon : La Route des Flandres » (1991, trad. 2005)

samedi 16 mars 2013, par Joëlle Gleize

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Texte

Référence(s)

  • Rainer Warning. « Les espaces de mémoire de Claude Simon : La Route des Flandres. Traduit de l’allemand par Laurent Cassagnau. Cahiers Claude Simon,1, 2005, p. 103-133
  • Rainer Warning. « Claude Simons Gedächtnisräume : La Route des Flandres », paru dans Gedächtniskunst : Raum – Bild – Schrift. Studien zur Mnemotechnik. Textes réunis par Anselm Haverkamp et Renate Lachmann. Frankfurt a.M., Suhrkamp, 1991, p. 356-384.

Présentation, par Wolfram Nitsch

Parmi les romanistes allemands des dernières décades, Rainer Warning est sans doute l’un des plus importants. Né en 1936 et formé par l’« École de Constance », notamment par Hans Robert Jauss, il a été professeur de littérature française et comparée à l’Université de Munich de 1972 à 2002. En tant que membre du prestigieux groupe de recherche « Poetik und Hermeneutik », il était parmi les premiers à introduire dans les débats allemands la critique structuraliste et sémiologique, l’archéologie du discours et la théorie de la déconstruction, non sans élaborer tous ces paradigmes à partir d’une tradition d’anthropologie philosophique peu présente dans les débats français. Mais loin d’étudier la théorie littéraire pour elle-même, il l’a toujours mise au service de la lecture des textes. Ceci se voit en particulier dans ses études sur la comédie, sur le jeu liturgique (Funktion und Struktur, 1974) ou sur la poésie française et italienne (Lektüren romanischer Lyrik, 1997), mais également dans ses travaux sur le roman de Diderot (Illusion und Wirklichkeit, 1965), des réalistes (Die Phantasie der Realisten, 1999) et de Proust (Proust-Studien, 2000). Parmi les successeurs contemporains de Proust, c’est surtout Claude Simon qui a suscité son intérêt critique. L’article suivant, dont la version originale a paru en 1991, a fait époque dans les recherches simoniennes d’outre-Rhin.

Les citations avec le numéro des pages entre parenthèses renvoient à l’édition suivante : Claude Simon. La Route des Flandres (suivi de L. Dällenbach, « Le tissu de mémoire »). Minuit, 1983 (Double) »

Aucune langue ne dispose pour le concept de memoria d’une terminologie aussi suggestive que l’allemand qui distingue le souvenir (Erinnerung) et la mémoire (Gedächtnis). Il y a dans Erinnerung, au plus tard depuis le Romantisme, une connotation d’intériorité, d’intériorisation alors que Gedächtnis renvoie à l’extériorité, à ce qui peut s’apprendre par cœur, à ce qui peut être appris et actualisé mécaniquement [1]. C’est pourquoi, quand il en va de la littérature, seul le souvenir entre en jeu. Aussi Friedrich Georg Jünger écrit-il, dès son introduction à Mémoire et Souvenir :

Affirmer que ce ne sont pas les sophistes qui sont à l’origine de la mnémonique, mais le poète Simonide, comme le note Cicéron, n’est pas crédible. Il n’est pas vraisemblable qu’un poète ait pu avoir une inclination pour ce type d’occupation. Si on le dit poète, c’est précisément parce qu’il suit, non pas les astuces de la mnémonique grâce auxquelles on peut faire resurgir ce que l’on a pensé, mais la déesse du souvenir, Mnémosyne, qui, en tant que telle, est la mère des Muses. La mnémonique par contre ne se rapporte qu’à la mémoire, pas au souvenir. [2]

Il suffit de rappeler que Charles Baudelaire a intitulé « L’Art mnémonique » tout un chapitre de son essai central Le Peintre de la vie moderne pour montrer du même coup combien Jünger est dans l’erreur. Ce qui ne veut pas dire que le choix de ce titre par Baudelaire soit dépourvu d’une dimension ironique. Car le fait qu’il associe au concept de mnémonique sa poétique d’une imagination créatrice dans laquelle les images de souvenirs sont en perpétuelle lutte avec le crayon et le pinceau qui essayent de les rattraper et de les ressusciter comme quelque chose de nouveau, qu’il associe donc cette poétique au concept de mnémonique correspond au fondement antiromantique du Peintre de la vie moderne dans son ensemble. Et naturellement la conjoncture actuelle favorable aux symposiums consacrés à la memoria, à la mnémonique et à la mnémotechnique, à l’image, à la scripturalité et à l’intertextualité vise expressément, ou de façon tacite, l’intériorité romantique. C’est là sa marque historique qu’il faudrait toujours avoir à l’esprit, et pour cela la distinction entre mémoire et souvenir est tout à fait féconde d’un point de vue heuristique. Ma thèse sera donc que la modernité postromantique ou, selon la définition de la modernité que l’on adopte, le post-modernisme détruit le souvenir romantique avec ses connotations d’authenticité et de totalité pour développer au contraire une poétique de la mémoire qui, de façon spécifique, réactive les représentations antiques du magasin et du réservoir. Je voudrais qualifier provisoirement cette réactivation de jeu déconstructif de et avec des images de souvenirs, jeu que l’on ne saurait penser comme précédant l’acte d’écrire, mais au contraire comme lui succédant. Les paradigmes de tels textes d’espace sont la Recherche de Proust, à qui je réserverai ultérieurement une étude, et l’œuvre de son successeur critique, Claude Simon qui me servira ici d’exemple.

I. Mémoire et esprit théorique : Hegel

Une des thèses de notre colloque, à savoir que la philosophie s’est emparée du thème du souvenir pour abandonner dans le même temps la mémoire à une rhétorique dépassée, se heurte à des difficultés précisément là où on devrait s’y attendre le moins : chez Hegel. La troisième partie de l’Encyclopédie des Sciences philosophiques [3] qui est dans son ensemble consacrée à la philosophie de l’Esprit, traite, sous le concept de psychologie de l’esprit subjectif, de l’esprit théorique qui, en partant de l’intuition (Anschauung) comme d’une conscience emplie de la certitude de la raison, atteint, en passant par la représentation conçue comme intuition remémorée, le troisième et dernier niveau de développement de l’intelligence, la pensée. Le niveau intermédiaire de la représentation est à son tour divisé en trois étapes : souvenir/imagination/mémoire. Le souvenir – en parfaite cohérence avec les passages correspondants de la Phénoménologie de l’Esprit ou des Cours sur l’histoire de la philosophie – est compris comme intériorisation totalisante. L’intelligence place les images de l’intuition « dans son intériorité, dans son propre espace et son propre temps » (§ 452). Elle les libère de leur première immédiateté et de leur individualité abstraite, elle les accueille dans « l’universalité du Moi en général ». Cette perte de détermination parfaite est la condition préalable à leur conservation, à leur conservation inconsciente dans le « puits » de l’intelligence. Cette métaphore du puits court tout au long des paragraphes 452 et 453 consacrés au souvenir (« ce puits nocturne », « ce puits où la conscience est absente ») et il se présente clairement comme la contre-métaphore romantique opposée à la métaphore du magasin de la rhétorique de la memoria : « C’est l’incapacité de saisir cet universel en lui-même concret et restant pourtant simple, qui a fait croire à la conservation des représentations particulières dans des fibres et places particulières ; ce qui est divers n’aurait par essence qu’une existence spatiale aussi singularisée » (§ 453).

Par conséquent, l’imagination ne se nourrit pas des lieux particuliers d’un magasin où l’on irait chercher les images de souvenir, elle se nourrit de ce « puits nocturne » dans lequel ces images sont « conservées inconsciemment », où elles « sommeillent ». Jünger a certainement en vue ces formulations hégéliennes quand il parle de cet oubli conservant, de cet « oubli de conservation » sans lequel il n’est pas de souvenir [4]. Le rapatriement de ces images depuis ce « sommeil », depuis « l’obscurité nocturne » dans la « clarté lumineuse de la présence » s’accomplit à son tour en trois étapes. D’abord l’imagination fait passer les images dans l’existence, puis des images qui se ressemblent sont référées les unes aux autres au moyen de l’association et sont élevées au rang de représentations générales, et pour finir, l’intelligence identifie ces représentations générales à l’image particulière, c’est-à-dire elle leur donne une existence d’images, que ce soit sous forme de symbole ou que ce soit sous forme de signe. Si l’imagination symbolisante fait encore partie de la faculté d’imagination, l’imagination productive de signes forme déjà la transition vers la mémoire qui « n’a affaire [...] qu’avec des signes » (§ 458). Or la forme la plus élémentaire des signes est l’écriture alphabétique qui décompose en leurs éléments les signes concrets de la langue parlée, les mots donc, et qui ainsi « obtient la déterminité et la pureté de son articulation » (§ 459).

En ce sens, le premier des paragraphes consacrés à la mémoire commence par constater que « l’intelligence parcourt en tant que mémoire, face à l’intuition du mot, les mêmes activités du rappel en et à soi, qu’elle le fait, en tant que représentation en général, face à la première intuition immédiate » (§ 461). Et cette abstraction est de nouveau déployée dialectiquement en trois temps. À un premier niveau, la mémoire élève le lien singulier réalisé par le signe entre intuition et signification au rang de lien général, c’est-à-dire durable, par le biais du nom. C’est sur cette « mémoire retenant les noms » que construit la mémoire reproductive, laquelle reconnaît la chose dans le nom et avec la chose reconnaît le nom, « sans intuition ni image », car « c’est dans le nom que nous pensons ». Cette définition de la mémoire comme un souvenir, certes essentiellement tourné vers l’écriture, mais pas vers l’image, donne l’occasion à Hegel de se lancer dans une nouvelle polémique contre l’art mnémonique des Anciens : « Ce qui s’est imprimé de façon mnémotechnique [...] est, pour ainsi dire, lu sur le tableau de l’imagination », par contre « ce qui est conservé dans la mémoire est proféré par cœur [– en étant tourné extérieurement –], c’est-à-dire proprement en sortant du dedans, du puits profond du Moi, et ainsi récité » (§ 462).

Ce rapport dialectique entre l’extérieur et l’intérieur caractérise aussi pour finir la troisième et dernière étape : « la mémoire mécanique ». L’intelligence à ce niveau s’est tellement emplie du mot et par là de la « nature de la Chose » « que la subjectivité – en sa différence d’avec la Chose – devient quelque chose de tout à fait vide, un réservoir, privé d’esprit, des mots, donc une mémoire mécanique ». Mais dans la mesure où ce renoncement suprême de l’intelligence n’est que le renversement d’un souvenir excessif du mot, c’est justement dans la dimension « mécanique » de la mémoire que cette productivité se manifeste et par là-même ce pouvoir du Moi sur les images dormant dans le puits de son intériorité dont il ne disposait pas encore lui-même au stade du souvenir. Hegel insiste sur cette « puissance » de la mémoire comme d’une « subjectivité totalement abstraite » (§ 463), marquant ainsi le but de toute sa construction : le dépassement d’un souvenir imagé par un type non eidétique de mémoire, par une « Mnémosyne tout d’abord abstraite » (§ 458) qui est capable de réactiver comme elle l’entend les images intériorisées sous forme de signes purs, sans images, et de les livrer ainsi à l’Être vrai tel qu’il est connu que Hegel définit la pensée : « Déjà notre langue donne à la mémoire – dont c’est devenu un préjugé de parler avec mépris – le statut élevé de l’immédiate parenté avec la pensée » (§ 464).

Ces développements de Hegel dont nous avons rendu compte complètent la Phénoménologie de l’Esprit. Ils ne déploient pas leur implication pour les Cours d’Esthétique ultérieurs. Par rapport à ces derniers, l’implication la plus importante saute aux yeux. Dans la mesure où l’Esthétique de Hegel est essentiellement une esthétique d’intériorisation symbolique, s’annonce avec le dépassement dialectique, déjà développé dans l’Encyclopédie, de ce souvenir par la « Mnémosyne abstraite » ce que l’Esthétique déploiera sous le concept de « fin de l’art », à savoir que « [...] l’art est et reste pour nous, quant à sa destination la plus haute, quelque chose de révolu [5] ». Le mérite revient à Paul de Man d’avoir soumis à un examen critique [6] » les passages de l’Encyclopédie que je viens de citer et qui apparaissent même aux hégéliens orthodoxes comme « tout à fait inhabituels [7]. Cependant, même Paul de Man ne me semble pas venir à bout de cette « étrangeté ». Car d’une part il voit dans le caractère abstrait de la mémoire la déconstruction quasiment anticipée de l’Esthétique ultérieure orientée vers le symbole, ce en quoi il enfonce une porte ouverte étant donné que Hegel lui-même considère cette esthétique comme historiquement dépassée. Mais d’autre part il cherche à ébranler cette construction dialectique sans laquelle ce caractère abstrait de signe que possède la mémoire n’existe pas chez Hegel. C’est pourquoi cette valorisation de la mémoire dans le contexte hégélien même ne me semble pas si « étrange ». Mais elle s’avère rétrospectivement des plus intéressantes, c’est-à-dire à partir d’une position qui relativise l’affirmation de la fin de l’art comme Dieter Henrich l’a proposé. Comme l’on sait, Henrich soutient la thèse que Hegel, avec son pronostic erroné, ouvre des pistes de compréhension de l’art le plus contemporain qu’il s’agit d’élargir en tenant compte d’autres prémisses que celles de Hegel. Parmi ces prémisses, il y a en particulier, selon Henrich, la compréhension du caractère désormais « partiel » de l’art moderne, comparé à la médiation totale classico-romantique. Il faut comprendre ici « partialité » comme une forme de médiation non seulement plus réduite d’un point de vue quantitatif, mais aussi nouvelle d’un point de vue qualitatif, comme une médiation placée sous le signe d’une subjectivité problématique. Henrich l’appelle aussi une médiation « immémoriale », voulant dire par là qu’elle « doit être accomplie sans que l’on puisse s’assurer d’elle ». Elle est médiation « à partir d’un fond indisponible » [8].

Hegel polémique deux fois – nous l’avons vu – contre les métaphores antiques qui représentent la memoria comme un magasin et un tableau [9]. Comme j’ai essayé de le montrer, dans cette polémique est présupposée une subjectivité post-antique qui se transmet à l’objectivité en trois étapes – intériorité synthétisante, imagination symbolique et mémoire sémiotique – et qui y advient à elle-même en tant qu’esprit théorique. Si dans cette construction on supprime la prémisse de la maîtrise du Moi, on obtient alors les espaces de la mémoire tels que la postmodernité les façonne en chaos. Souvenir, représentation et mémoire ne débouchent plus ici sous forme de progression ternaire dialectique dans l’abstraction conceptuelle, la mémoire restitue une dimension imagée qui renvoie à une intériorité hétéronome et qui de ce fait n’est plus localisable dans une épistémologie de la représentation. Chez Claude Simon, cette intériorité apparaît dans une métaphore que l’on peut lire carrément comme le contraire du « puits de l’intériorité » de Hegel et que l’on trouve de façon caractéristique déjà chez Proust. Les œuvres d’art, est-il dit vers la fin de la Recherche, naissent d’une pression de la souffrance qui rappelle un puits artésien [10]. De même, le connaisseur de Proust qu’est Claude Simon compare la présence traumatique de ses expériences de guerre à un puits artésien [11], c’est-à-dire à une eau qui ne peut s’écouler dans la terre et qui remonte à la surface par sa propre pression. Ce qui se passe plus précisément quand ces eaux se répandent dans les espaces de mémoire d’une rhétorique qui reflète sémantiquement ces images, peut gagner en évidence visuelle sur fond de théorie hégelienne.

II. La récupération de l’espace de mémoire

La Route des Flandres est un roman de guerre qui n’est pas raconté chronologiquement, mais dont le substrat historique cependant peut être reconstruit dans ses phases essentielles. Il y a d’abord la période d’avant-guerre qui tourne autour des relations du capitaine de cavalerie vieillissant de Reixach avec Corinne, sa jeune épouse pleine de vie et de sensualité. Fait partie de son écurie un jockey d’origine espagnole répondant au nom d’Iglésia, lequel entretient probablement une liaison avec Corinne et a cocufié de Reixach. Au début de la guerre, de Reixach a sous ses ordres un escadron de cavalerie engagé dans les opérations destinées à contrer l’offensive des Allemands. Dans cet escadron, il y a un certain Georges, le narrateur de ce roman. Par sa mère, il est un lointain parent de de Reixach qui représente pour lui un modèle qu’il vénère. Le cœur du récit est constitué par les événements du front de Flandre à partir desquels se dégagent trois complexes narratifs. Après une longue et harassante chevauchée à travers la boue et la pluie, l’escadron fait une halte dans une grange obscure que vient tout à coup éclairer la lanterne d’une jeune fille ; celle-ci se retire, aussi fantomatiquement qu’elle était apparue, dans le corps principal de la ferme pour se dérober aux regards curieux des soldats derrière un rideau orné d’une broderie représentant un paon. Cette jeune fille est l’objet de ragots du village dans lesquels réapparaît la thématique du cocuage que nous connaissons de la constellation Corinne/de Reixach. Passe ensuite au centre du récit le célèbre guet-apens dans lequel tombe l’escadron qui est totalement anéanti, à l’exception de quatre survivants : de Reixach, Iglésia, Georges et son camarade juif, Blum. Mais la survie de de Reixach n’est que de courte durée. Il a dirigé avec beaucoup d’imprudence son escadron avant que celui-ci ne soit anéanti, c’est avec la même imprudence qu’il continue à s’exposer lui-même, ce qui donne l’occasion à un tireur isolé allemand de l’avoir dans sa ligne de mire et de l’abattre. Ce comportement du capitaine de Reixach conduit Georges à se demander quelles peuvent en être les raisons et dès lors cette question ne le lâche plus : est-ce la souveraine témérité de cette figure héroïque de père à laquelle il voudrait s’identifier ou bien est-ce que derrière cette insouciance déplacée se cache un homme déjà intérieurement brisé qui cherche la mort pour ne pas devoir retourner auprès de Corinne ? Après la défaite, Georges se retrouve en Saxe avec Iglésia et Blum dans un camp de prisonniers. Ils essayent de tromper leur ennui en échangeant des souvenirs. Il s’agit surtout des souvenirs d’enfance de Georges, d’histoires de famille tournant autour d’un ancêtre de de Reixach qui avait vécu à l’époque de la Révolution française, de commérages aussi, concernant la fille de ferme, mais surtout de ce que Iglésia raconte sur de Reixach et sa femme. Corinne, la seule à posséder la clé de la vérité sur de Reixach, se retrouve de plus en plus au centre de l’intérêt de Georges et, de façon inconsciente dans un premier temps, de son désir sexuel, ce qui a pour conséquence qu’après la guerre, il ne tarde pas à aller la voir. Bien que remariée, elle noue avec Georges une relation qui débouche sur une nuit d’amour dans une chambre d’hôtel. Cette nuit cependant se termine sur une dispute dramatique parce que Corinne ne comprend pas ce qui a alimenté en secret, depuis déjà des années, le désir de Georges et qu’elle le suspecte tout au contraire de ne voir en elle qu’une fille à soldat. Quoi qu’il en soit, il n’a pas appris la vérité sur de Reixach, si ce n’est dans le sens où désormais, c’est lui, Georges, à la recherche de la vérité, qui, en couchant avec Corinne, a fait de de Reixach déjà mort ce cocu qu’il avait toujours été dans les récits d’Iglésia, récits, il est vrai, qu’aucun auditeur ne pouvait vérifier.

Si donc cette histoire de Georges, de de Reixach et de Corinne intégrée dans la campagne de Flandre peut être considérée peu à peu comme le substrat chronologique de notre roman, celui-ci n’est nullement raconté selon cet axe chronologique. Il est raconté sous forme de roman de souvenirs qui déforme la chronologie de façon spécifique. Claude Simon a expliqué quelle était son intention dans une interview accordée au Monde le 8 octobre 1960 :

[...] en ces quelques heures d’une nuit d’après guerre que je retiens, tout se presse dans la mémoire de Georges : le désastre de mai 1940, la mort de son capitaine à la tête d’un escadron de dragons, son temps de captivité, le train qui le menait au camp de prisonniers, etc. Dans la mémoire, tout se situe sur le même plan : le dialogue, l’émotion, la vision coexistent. Ce que j’ai voulu, c’est forger une structure qui convienne à cette vision des choses, qui me permette de présenter les uns après les autres des éléments qui dans la réalité se superposent, de retrouver une architecture purement sensorielle. [...] Les peintres ont bien de la chance. Il suffit au passant d’un instant pour prendre conscience des différents éléments d’une toile. [...] J’étais hanté par deux choses : la discontinuité, l’aspect fragmentaire des émotions que l’on éprouve et qui ne sont jamais reliées les unes aux autres, et en même temps leur contiguïté dans la conscience. [12]

Claude Simon cite un concept clé de Proust : le concept des images de souvenir qui se recouvrent, se superposent. Chez Proust correspond à ce concept de superposition celui de juxtaposition. La représentation doit ramener à une séquence, à une série ce qui se sédimente dans le souvenir sous forme de couches superposées. Il en résulte un effet spatial que Georges Poulet a le premier désigné en tant que tel sous le titre d’espace proustien [13]. Chez Proust lui-même cette juxtaposition suit la chronologie, du moins au niveau de la macrostructure, c’est-à-dire qu’il restitue la séquence temporelle des images empilées, il leur attribue rétrospectivement le sens d’une invitation secrète à fixer par écrit les impressions et les reconstruit de sorte qu’elles forment le récit d’une vocation invisible. Ce n’est pas le lieu ici d’analyser dans quelle mesure cette sémantisation rétrospective du souvenir en récit orienté téléologiquement d’une vocation est secrètement contrecarrée par le principe de spatialisation, ni dans quelle mesure, par un réseau de relations intratextuelles, le processus du souvenir apparaît du même coup illustré comme un processus de scripturalisation. En tout cas, Claude Simon fait clairement comprendre au début du passage que j’ai cité que c’est la pression des souvenirs de quelques heures d’une nuit non spécifiée d’après-guerre qui constitue le véritable « objet » du roman. Se rapporte à cet objet une représentation que Claude Simon, comme nous venons de le lire, qualifie d’« architecture sensorielle », une construction spatiale donc qui réactualise – consciemment ou inconsciemment – la vieille métaphore du magasin, mais sous un aspect qui est fatal à la caractéristique fondamentale d’un magasin, à savoir la constitution d’un ordre et la possibilité de retrouver rapidement ce que l’on cherche. Le Moi n’a pas synthétisé ses expériences de guerre en une intériorisation hégélienne, il ne les a pas confiées à une conservation inconsciente au fond d’un « puits obscur », il se voit privé de tout sommeil à cause de leur présence traumatique. Ainsi ces images ne sont pas interrogées à partir de lieux bien repérés, elles sont abandonnées à leur statut de discontinuité traumatique. C’est cette discontinuité de coprésence traumatique que vise l’« architecture sensorielle ». Il lui faut tourner vers l’extérieur une intériorité chaotique.

D’un point de vue formel, cela est d’abord réalisé au moyen de deux procédés : par le morcellement, c’est-à-dire la déchronologisation de l’histoire racontée, et par le nouveau montage des séquences ou de certains segments de ces séquences. Des associations visuelles, auditives ou olfactives motivent ainsi les différentes transitions et dirigent la paradigmatisation de l’axe syntagmatique. Cet effet de chaos est renforcé par l’obscurcissement des niveaux diégétiques. Font partie des souvenirs du narrateur primaire les histoires racontées par les personnages racontés, lesquelles sont soumises au même principe de montage et de recomposition, de sorte qu’une reconstruction de l’ensemble serait en principe possible, mais manquerait son but. Car l’effet sémantique du procédé que j’ai esquissé consiste à soumettre les segments paradigmatisés au principe d’une analogie qui par des caractéristiques comme le temps, la destruction, le désarroi, la violence et la destruction a tendance à rendre tout comparable à tout : le destin collectif au destin individuel, c’est-à-dire la guerre à l’amour et l’amour à la guerre, sa propre histoire à celle de ses ancêtres, le présent donc à des passés qui remontent jusqu’à des temps immémoriaux – et la Flandre a toujours été la grande route militaire entre Est et Ouest, un lieu de violence et de mort. Ainsi, chez Claude Simon, le procédé d’analogisation se transforme en ce « travail de déconstruction [14] » comme son compagnon de route d’un moment, Alain Robbe-Grillet, a qualifié un jour l’écriture des Nouveaux Romanciers. Ce qui est victime de l’analogisation est résumé dans la scène où Georges et son compagnon Blum se mettent à philosopher, dans un camp de prisonniers en Saxe, pendant la corvée de charbon, et où Georges se laisse aller à polémiquer contre l’hypothèse selon laquelle l’histoire aurait un sens. L’histoire avec un grand H, chez Claude Simon, cela désigne toutes les philosophies de l’histoire du passé, de l’histoire du salut chrétien jusqu’à Hegel.

Mais c’est moins ce démenti déconstructiviste lui-même qui m’intéresse ici, que, plutôt, la relation entre ce démenti d’une part et la réactualisation et la réinterprétation de l’antique topique de l’espace de mémoire d’autre part. Il en va pour moi des prémisses historiques de ce que, dans le contexte de notre symposium, nous avons interpellé comme étant « l’autre espace » de l’écriture ou l’autre espace de l’image. Hegel donc, pour en revenir à lui, n’oppose pas simplement l’engloutissement par le souvenir et la restitution par la mémoire, il connaît un troisième terme, le pouvoir de médiation de l’imagination. Dès le début du § 455, il est question de « puissance » en relation avec « l’intériorité propre du moi » qui synthétise des images similaires en représentations générales, qui subsume le particulier sous le général, dans le domaine de la littérature en se reliant à l’image par le biais de correspondances symboliques, même si elle ne devient vraiment libre que là où elle se défait de ce lien pour accéder au rang de pur signe. Ce faisant, il cite l’expression souvent utilisée, comme il dit, « de superposition de nombreuses images semblables », une expression que nous rencontrons chez Proust comme chez Claude Simon. Par là, Hegel suppose encore comme non problématique que « l’intelligence elle-même, le Moi identique à lui-même » « serait capable d’éliminer ce qu’elles ont encore d’inégal en les faisant se raboter les unes les autres » pour en dégager de la sorte leur dimension générale. C’est précisément cela que Proust n’arrive plus à faire : Marcel peut bien empiler les images des souvenirs qu’il a d’Albertine, mais il n’arrive pas à en extraire une vérité sur Albertine. Au lieu de cela il déploie les images superposées en une série ouverte, « série indéfinie d’Albertines imaginées », voire en une pluralité de séries, « des séries d’Albertines séparées les unes des autres, incomplètes, des profils, des instantanés [15] ». Il s’agit de la juxtaposition précédemment citée conçue comme concept complémentaire de la superposition – une spatialisation donc qui résulte de l’incapacité à attribuer durablement des identités. Dans le cas de cette imagination, il ne peut plus être question de « puissance » au sens hégélien du terme. Ces espaces de mémoire postromantiques modèlent l’impuissance du Moi, chez Proust déjà, plus encore chez Claude Simon. Car ce qui se superpose ici et que la représentation déploie en une simultanéité, ce ne sont plus des images semblables, mais des images différentes, et ce qui reste quand ces différences s’érodent par le « rabotage » des images les unes contre les autres, quand tout peut être analogisable avec tout, ce sont ces catégories déjà citées d’un épistémologie négative dans laquelle en tout premier lieu l’identité du Moi elle même a abdiqué avec toutes les identités d’attribution.

Telle est la marque historique de la réactualisation de cette topique des espaces de mémoire sur lesquels Hegel croyait encore pouvoir jeter un regard moqueur. Ce n’est que d’un point de vue post-hégélien et antihégélien qu’ils sont redevenus possibles, voire nécessaires. Mais cela explique du même coup aussi que l’antique rhétorique du magasin n’est plus adaptée à ces espaces de mémoire. Ils n’aident plus le Moi à récupérer rapidement des images bien ordonnées, mais ils s’ouvrent à des séquences d’images discontinues et par là à une profondeur temporelle dans laquelle le Moi se remémorant se perd pour toujours. Face à cette perte du Moi par lui-même, Proust a conjuré encore une fois l’expérience de résurrection de la mémoire involontaire. Claude Simon se réfère au niveau de la Recherche qui subvertit ces conjurations. Les catégories directrices de ses analogies qui, ce n’est certainement pas un hasard, acquièrent le poids de concepts existentiels heideggeriens, culminent dans une expérience du temps qui ne peut plus être organisée en récits. Elles culminent dans « l’incohérent, nonchalant, impersonnel et destructeur travail du temps », comme il est dit à la fin de la Route (296), dans une temporalité vide. Mais comment Claude Simon relie-t-il cette temporalité à la spatialité de l’espace de mémoire ?

III. Mémoire et scripturalité

Georges a deux pères, d’une part de Reixach, le parent éloigné du côté maternel, la figure héroïque d’identification dont le démontage constitue un niveau central de souvenir dans le roman, d’autre part son père biologique, en tous points le contraire du père imaginaire : non pas un descendant de vieille aristocratie, mais quelqu’un en pleine ascension sociale, un universitaire issu d’une famille de paysans analphabètes. Georges ne l’évoque pas mourant en une pose héroïque, mais occupé dans son kiosque de jardin à couvrir page sur page « de sa fine écriture », à gommer des mots ou à les surcharger sur ces feuilles qui lui sont devenues indispensables et que dans sa fragilité il porte sur lui « comme une sorte d’inséparable complément de lui-même, d’organe supplémentaire inventé sans doute pour remédier aux défaillances des autres » (RF,31). C’est contre l’isolement volontaire de ce père étranger au monde que l’agressivité de Georges est dirigée, quand, par de sombres nuits pluvieuses, il parcourt les Ardennes à cheval, contre sa croyance aux « bons auteurs », aux « incomparables privilèges de la civilisation occidentale », qu’il avait voulu faire partager à son fils. Le conflit éclate ouvertement à l’occasion de la destruction de la bibliothèque de Leipzig que le père déplore vivement dans une lettre adressée à son fils sur le front. Georges répond à ce lamento par une tirade sarcastique, qu’il ne voyait pas ce que l’humanité avait perdu si tous les livres de cette bibliothèque prétendument irremplaçable n’avaient pas pu empêcher qu’ils soient détruits (211). C’est pourquoi Georges décide à la fin de la guerre de devenir paysan comme ses ancêtres et non écrivain.

Cependant ce paysan a écrit ce livre dans lequel il polémique contre la fine écriture du père, un paradoxe qui se résout quand on rapproche la fétichisation de l’écriture à laquelle se livre le père de sa vénération des « bons auteurs », c’est-à-dire des représentants de cet héritage humaniste pour lequel l’écriture était précisément la représentation de ces vérités humanistes. Georges lui-même a encore grandi dans ce monde de la représentation, il est encore dedans après la guerre quand il essaye, lors de sa visite chez Corinne, d’apprendre la vérité sur son père imaginaire, de Reixach. La nuit d’amour ne tourne pas seulement au fiasco de cette quête de vérité, elle fait surgir en surimpression le père biologique dans le triangle Georges/de Reixach/Corinne :

[…] qu’avais-je cherché en elle espéré poursuivi jusque sur son corps dans son corps des mots des sons aussi fou que lui avec ses illusoires feuilles de papier noircies de pattes de mouche des paroles que prononçaient nos lèvres pour nous abuser nous-mêmes vivre une vie de sons sans plus de réalité sans plus de consistance que ce rideau sur lequel nous croyions voir le paon brodé remuer palpiter respirer imaginant rêvant à ce qu’il y avait derrière [...]. (RF, 259)

La nuit d’amour est ici clairement stylisée en une nuit de conversio. En une audacieuse analogie, Georges associe le corps de Corinne aux feuillets couverts de l’écriture du père, il veut lire ce corps comme le père lit ses signes, il veut le déchiffrer pour trouver une vérité dissimulée sous la surface. Ce qu’il trouve cependant, ce ne sont jamais que des substituts de cette vérité représentée à un niveau métapoétique par le rideau au motif brodé de paon derrière lequel la fille de ferme dans les Ardennes s’était soustraite aux regards curieux des soldats. Avec cette image du paon brodé, Claude Simon reprend naturellement la vieille métaphore du texte comme texture, comme tissu – seulement il lui ajoute une dimension déconstructive, le tissu est privé de la transparence que possède la représentation écrite. C’est un tissage dans le Néant, un « j’inventais brodais » (RF, 279), ce n’est même plus, comme Walter Benjamin croyait pouvoir encore le formuler à propos de Proust, un tissu où « le souvenir est la trame et l’oubli la chaîne [16] ». Car cela présuppose encore ce que Theodor W. Adorno, dans son dialogue avec Walter Benjamin, a appelé un jour « oubli épique [17] » – c’est-à-dire cet oubli de préservation auquel correspond la conservation par intériorisation de la mémoire involontaire. Je ne peux pas exposer ici plus avant dans quelle mesure la Recherche réalise cette figure fondamentale qui, au fond, est encore hégélienne. Dans la Route en tout cas, ce qui resurgit de l’oubli ne se constitue plus qu’en « images chatoyantes et lumineuses au moyen de l’éphémère, l’incantatoire magie du langage, des mots inventés dans l’espoir de rendre comestible – comme ces pâtes vaguement sucrées sous lesquelles on dissimule aux enfants les médicaments amers – l’innommable réalité » (173).

Claude Simon a exposé cette conception d’une écriture sans représentation dans de nombreux interviews et articles théoriques, sous la forme la plus programmatique dans l’avant-propos d’Orion aveugle [18] . Ce texte n’a pas son « origine » dans un quelconque ordre de grandeur référentiel. Il commence son « cheminement » dans « un magma informe de sensations plus ou moins confuses » [19]. Ce qui en ressort est moins redevable des intentions du sujet écrivant que bien plus d’une dynamique des mots, lesquels ne manquent la reproduction descriptive que pour lui substituer des complexes de relations qui se constituent à partir de potentiels morphologiques, phonétiques, syntaxiques et sémantiques. Les images qui en résultent ne représentent pas les reproductions (Abbilder) d’images premières (Vorbilder), elles surgissent dans le même mouvement originel que l’acte d’écriture lui-même. Ainsi voir des images revient à voir des mots. Cette concordance hétéronome dans le surgissement originel vaut naturellement aussi pour les images de souvenir. Seule est antérieure la part qu’elles ont à ce « magma informe » où le cheminement des mots prend son départ. Dans la mesure où elles deviennent « visibles », leur visibilité est due à des contiguïtés déjà spécifiquement linguistiques : « Parce que ce qui est souvent sans rapports immédiats dans le temps des horloges ou l’espace mesurable peut se trouver rassemblé et ordonné au sein du langage dans une étroite contiguïté ». Lucien Dällenbach a déjà noté qu’ici Claude Simon subordonne l’activité de la langue au même concept par lequel, dans l’interview au Monde citée ci-dessus, il caractérisait la mémoire : au concept de contiguïté. La mémoire se voit attribuer une structuration linguistique par laquelle la production de la mémoire est engagée contre l’illusion d’une récupération référentielle des sensations premières, du « rôle du Créateur ». Mais est-ce que le concept de contiguïté suffit à saisir cette productivité qui reste entièrement tributaire du concept de spatialisation ?

Manifestement le « cheminement de l’écriture » décrit par Claude Simon n’est pas seulement le « mot à mot » de l’acte d’écriture, il remonte jusqu’aux perceptions auxquelles se réfère dans l’acte d’écriture celui qui se souvient, aussi peu structuré que soit ce complexe. En ce sens, le « magma informe », décrit par Claude Simon comme étant transformé en langue, rappelle la définition que donne Freud de la mémoire comme fonction de la « trace mnésique [20] », une définition que Walter Benjamin a, comme l’on sait, essayé de rendre productive par rapport à Proust [21] et qui a récemment conduit J. Derrida à intégrer explicitement la dimension de la temporalité dans les réflexions de Freud sur l’écriture et la mémoire. Dans cette perspective, il voit la trace mnésique en rapport direct avec la conception freudienne du « retardement » ou de l’« après-coup » des processus secondaires. On ne se souvient jamais de perceptions originelles, mais toujours déjà de leurs substituts, de post-scriptums (Nachschriften) d’une chaîne de transcriptions (Umschriften) répétitives dans lesquelles a lieu cet investissement d’énergie que Hegel voulait déduire de l’Esprit comme « puissance en tant que subjectivité totalement abstraite » (Encyclopédie § 463). À la place de cette subjectivité maîtresse d’elle-même, Derrida met un sujet hétéronome pour qui les cheminements de la trace mnésique restent invisibles comme le travail d’une taupe [22] qui cependant ne cesse pas quand le souvenir intervient – cette variante optimiste, ce serait plutôt les « sorties des cavernes » (Höhlenausgänge) de Blumenberg par lesquelles l’identité s’impose toujours « contre les irruptions de discontinuité, de perte, d’oubli [23] » – mais qui fait la productivité de la mémoire elle-même. « Le post-scriptum qui constitue le présent passé comme tel ne se contente pas, comme l’ont peut-être pensé Platon, Hegel et Proust, de le réveiller ou de le révéler dans sa vérité. Il le produit. ». Et juste après vient la question décisive de l’instance de cette productivité : est-ce que la sexualité est ici le meilleur exemple ou est-ce l’être même de cette dynamique ? Tout le scepticisme de Derrida à l’encontre de la réception essentialiste de Freud de type lacanien est tangible dans la réponse qu’il apporte à la question qu’il a lui-même posée : « Fausse question sans doute : le sujet – présumé connu – de la question, à savoir la sexualité, n’est déterminé, limité ou illimité qu’en retour et par la réponse elle-même ». La dynamique du travail de mémoire, qui est toujours aussi travail d’oubli, ne livrera pas le mystère de son origine – toutes nos définitions de la sexualité sont toujours déjà une fonction de ce « travail de taupe » face auquel nous sommes dans un après-coup irrémédiable. Ce que la taupe a fait, nous ne le voyons que devant les taupinières, la taupe elle-même, nous ne la voyons que lorsque nous l’avons attrapée : morte ou aveuglée, en tout cas jamais au travail.

Claude Simon donc, pour en revenir à l’avant-propos d’Orion, lui aussi aveugle, est d’accord avec Derrida dans la mesure où il pense également la productivité de l’acte d’écriture en même temps que l’hétéronomie du sujet écrivain ; d’autre part, en définissant cette hétéronomie par des images comme celle d’un « voyageur égaré » et d’un « épuisement » final, il reste en deçà de Derrida. Car ces images ne captent précisément pas ce refoulement et cet oubli qui se déchargent dans la productivité de l’acte d’écriture. À cela correspond la conception non dialectique d’un espace d’écriture simultané, le regard de Claude Simon dirigé en permanence sur le médium de la peinture considéré comme indépassable modèle, ainsi que nous l’avons déjà rencontré dans l’interview accordée au Monde : la simultanéité ne peut réserver en elle-même de surprises, comme le dit encore Derrida dans un autre contexte : « Les surprises jaillissent du dialogue entre le non-simultané et le simultané ; c’est assez dire que la simultanéité structurale elle-même rassure [24] ».

Quand Claude Simon ainsi, d’une façon presque substantialiste, parle de mots qui explosent tels des feux d’artifice, déployant dans toutes les directions possibles leurs fontaines d’étincelles, alors ces chemins ne mènent pas simplement de ces « mots carrefours » vers d’autres périodes montées dans la simultanéité, mais ils déploient, comme nous le verrons encore, un dialogue agressif de différents espaces de temps entre eux dont la rhétorique de l’avant-propos d’Orion aveugle ne rend pas encore suffisamment compte.

Vu sous cet aspect, Claude Simon rend mieux justice à sa pratique d’écriture dans la contribution au Colloque de Cerisy-la-Salle de 1971 consacré au Nouveau Roman qu’il a intitulée « La Fiction mot à mot [25] ». Il y présente son écriture comme étant essentiellement métaphorique, à ceci près qu’il ne prend plus le concept de métaphore dans le sens de la tradition rhétorique, mais comme un procédé qui structure le texte dans son déploiement horizontal. Il cite Michel Deguy qui parle de la nature toujours déjà métaphorique de la langue elle-même « parce que le mot métaphore s’applique à la structure de renvoi de la langue, s’il est vrai que, “horizontalement”, comme en une sorte d’inépuisable potlatch, tout mot renvoie au reste de la langue ».

Ce faisant, Claude Simon renonce non seulement à une stricte distinction entre métaphore et métonymie, mais aussi entre métaphore et comparaison. Bien plus, la comparaison est élevée au rang de véritable forme de renvoi métaphorique parce qu’elle porte en elle la marque de l’expulsion de l’homme hors d’une langue première paradisiaque : « Être chassé de l’Éden, non-lieu de la coïncidence “primitive”, c’est en être séparé par le comme. Lieu (espace) et comme (comparaison) sont identiques. Être déchu, c’est être victime d’une métaphore, être frappé de connaissance symbolique. Il vit dans le symbole de ce qu’il est. Le symbole est “réel”, est la “réalité”. ». Le péché originel représente ici la chute immémoriale de la langue dans une figuration impossible à déjouer, ce qui permet de nouveau à Claude Simon, avec Deguy, d’élever la métaphore au rang de « nom générique du trope », c’est-à-dire d’identifier le passage du trope dans le figuratif à l’expression linguistique tout court. Par la suite, Jean Ricardou a ramené la structure de renvoi horizontale de la métaphore au concept incisif de « métaphore structurelle » ou de « métaphore transitaire » [26]. Il la trouve déjà chez Proust quand la scène du souvenir est exposée à l’agression d’une scène analogue remémorée (cour de l’hôtel de Guermantes/baptistère de San Marco), mais ce qui est mis en analogie chez Proust par l’identité des impressions olfactives, tactiles ou auditives, Claude Simon, lui, le transfère tout entier dans le domaine de la langue, prenant ainsi à la lettre la formule de Deguy selon lequel nous sommes tous victimes de la métaphore. La mémoire « n’a affaire […] qu’avec des signes », était-il dit chez Hegel. Cela vaut aussi pour Claude Simon, à la différence près que ces signes n’indiquent pas le chemin de la pensée de l’Esprit conçue en tant qu’Être, mais que, s’affectant eux-mêmes en un processus ininterrompu, ils produisent sans cesse de nouvelles images de la mort. Je voudrais le montrer dans ce qui suit, du moins de façon rudimentaire, à partir de l’exemple du guet-apens. Ce faisant je reprends une critique adressée à J. Ricardou par K. Stierle. À partir de l’exemple des Corps conducteurs, Stierle essaye de montrer que la pratique de Claude Simon du moins est caractérisée par une tension entre contingence référentielle et ce qu’il désigne du terme de « continuité a-référentielle de l’analogie [27] ». Mais celle-ci constitue, pour ainsi dire sur le dos de la discontinuité, un « continuum de signification » comme substrat de « continuités d’expérience » non anticipables à qui la création d’une cohérence de sens serait refusée.

En effet, il est impossible de classer le procédé analogique de Claude Simon dans des positivités épistémologiques. Mais c’est précisément cela qui pourrait ensuite donner l’occasion d’analyser l’analogie chez Claude Simon moins comme un continuum de signification que comme la figure centrale d’une rhétorique déconstructive qui voit dans l’écriture de mémoire du Moi l’histoire de sa mort.

IV. Rhétorique de l’analogie

La technique de montage de La Route cherche à produire un effet caché de symétrie. Sa séquence centrale, le véritable « puits artésien », est la destruction de tout un escadron de cavalerie qui, inconscient du danger, s’engage dans un chemin creux d’où il n’y aura pas de retour. Cette séquence est insérée dans l’histoire, racontée par Iglésia, d’une course de chevaux ayant eu lieu avant guerre au cours de laquelle de Reixach lui-même avait pris place sur la ligne de départ pour une raison ou pour une autre, probablement pour essayer d’impressionner Corinne par une victoire et évincer Iglésia. La différence diégétique est nivelée au profit d’une plasticité qui, devant l’œil intérieur de Georges, confère aux deux scènes la même acuité. La contiguïté est assurée par le biais d’associations de ressemblances sur lesquelles reposent des oppositions : dans une séquence comme dans l’autre on trouve un groupe de chevaux qui ici s’avancent lentement vers la ligne de départ, là s’engagent dans un chemin creux, ici sont montés par des jockeys à la casaque colorée, là par des soldats épuisés vêtus de gris, les chevaux sont à moitié visibles, pour ainsi dire tronqués par une haie sur le parcours de la course, si rapprochés les uns des autres dans le chemin creux que seules les têtes et les encolures restent visibles, etc. Mais ces associations fondées sur des ressemblances ne doivent pas être vues du point de vue des facultés psychologiques comme des mécanismes de mémoire qui seraient de façon quasi-mimétique traduits en langage, elles sont issues des possibilités de la langue.

Cela débute au niveau très élémentaire d’un double codage permanent. Des signifiants identiques mettent en analogie des référents différents : les chevaux de course d’un côté, ceux du chemin creux de l’autre. Ce double codage se fait jusque dans le détail qui n’apparaît au lecteur qu’après plusieurs lectures. Ainsi le reflux des derniers parieurs vers la tribune (RF, 142) est repris par le repli des soldats enfermés dans le chemin creux (146), de même le virage du parcours (144) est repris par l’escadron qui tourne à droite (146) ou bien le « un, trois ou dix » (144) des chevaux de course bigarrés est repris par le « un puis deux puis trois » de l’escadron (146). Inversement, dans la mesure où l’analogie est établie, Claude Simon peut jouer avec différents signifiants. Ainsi le « groupe » (144) du parcours annonce le « peloton » (146) dans le chemin creux et finalement le groupe sur le parcours apparaît à son tour comme un « peloton » (158). Le double codage est ainsi activé rhétoriquement en une analogie métaphorique qui ne désigne plus, il est vrai, la traditionnelle figure que décrit Aristote comme quatrième groupe de possible transfert de caractéristiques (genre/espèce ; espèce/genre ; espèce/espèce ; analogie [28]) mais, dans le sens de la « métaphore transitaire » de Ricardou, un télescopage mutuel des deux scènes au moyen de renvois cataphoriques ou anaphoriques. Le parcours est toujours déjà le chemin creux, le chemin creux est toujours aussi le parcours. La relation métaphorique apparaît par là comme une relation essentiellement horizontale, le référent qui est toujours déjà ou encore impliqué détruit l’univocité référentielle et déconstruit par là l’opposition entre utilisation propre et utilisation impropre du langage.

La référence de Claude Simon à Deguy que j’ai citée plus haut est éclairante à plus d’un titre. D’une part elle permet de comprendre sa tendance à modeler, précisément au moyen d’une imagerie hypertrophiée, l’impossibilité de rattraper le référent, c’est-à-dire la perception sensuelle en tant qu’« origine » de la trace mnésique. La description de l’indescriptible chaos dans le chemin creux où ceux qui se replient se heurtent à ceux qui poussent encore vers l’avant commence par un « il y avait comme » apparemment spécifiant, mais aussitôt suivi par toute une série de comparaisons qui, dans leur accumulation, et surtout dans leur hétérogénéité, trahissent autant l’échec de chaque image isolée que celui de la série dans son ensemble : comme un accordéon, comme un piston invisible de machine, comme des chevaux de bois qui basculent, comme des figures d’un jeu d’échec qui tombent sur l’échiquier etc. Ensuite le « comme » étire le référent jusqu’à ce que le français désigne du terme parlant d’« espacement de l’écriture », c’est-à-dire jusqu’à cet espace d’écriture constitué par des relations horizontales qui a été déchu du non-espace paradisiaque, de l’utopie d’une coïncidence verticale du signe et du référent. À cette « chute » correspond à son tour la dysphorie permanente des images de Claude Simon : images de destruction, de lutte et de mort. Tout cela fait que la comparaison devient d’un point de vue non seulement formel, mais aussi sémantique, paradigme des espaces textuels de Claude Simon. Si Ricardou parle par rapport à Proust de l’agression de chaque espace de souvenir présent par l’espace autrement plus fascinant de l’espace remémoré, chez Claude Simon cette agression se fait exactement en sens inverse : en remontant d’un présent ou d’un passé proche déjà vécu de façon dysphorique vers une profondeur temporelle proportionnellement sémantisée de façon négative. L’insistance théorique qu’apporte Claude Simon à la simultanéisation ne doit pas empêcher de voir que chez lui, en pratique, la simultanéité dialogue tout à fait avec la non-simultanéité et par là-même récupère cette tension qui échapperait à la pure simultanéité.

Ainsi la dimension sémantique cachée de l’analogie entre course de chevaux et guet-apens, c’est précisément le nivellement de l’opposition entre guerre et paix. Déjà pendant la course de chevaux, la violence règne derrière le fastueux décor. Par l’évocation de l’élégant public le terme de « classe » déclenche l’association avec « race » (RF, 143), « race » à son tour s’ouvre sur la profondeur temporelle d’une ascendance qui par « violence, ruse ou contrainte » a accumulé l’argent qui à présent est misé dans les paris ; cette société huppée se voit à son tour menacée par une faune de personnages douteux qui cherchent à accéder à cet argent par la même « violence » que ceux qui sont encore en haut de l’échelle sociale. Nous sommes plus proches du présent avec le groupe de cavaliers qui, semblable à un « cortège hiératique et médiéval » (145), se dirige vers la ligne de départ. Mais cette évocation du moyen-âge est elle aussi mise en perspective par rapport au combat, à la violence et aux batailles au cours desquelles, en une après-midi, des royaumes et des princesses changeaient de propriétaires. Ainsi l’utilisation constante de « maintenant » (144, 145, 156, 158) et du participe présent élève d’une part tout ce qui est non-simultané au niveau du présent de la conscience qui se remémore ou qui écrit. Mais ce présent s’ouvre d’autre part à une profondeur temporelle qui, à travers les récits d’Iglésia en captivité, la destruction de l’escadron dès le début de la guerre, la période d’avant-guerre et le moyen-âge remonte jusque à un temps originel, archaïque – histoire sans téléologie donc, histoire sous le signe du désir, de la lutte et de la mort, histoire qui en est restée au stade le plus inférieur de la dialectique hégelienne du maître et de l’esclave et qui ne cesse de répéter ce stade. Du point de vue sémantique, le travail de Claude Simon « dans le paradigme » est cette constitution par le souvenir d’un espace de temps qui est dominé par la violence et par la mort. Il s’étend au-delà de La Route des Flandres sur l’ensemble de l’œuvre qui intègre d’autres guerres, la Guerre civile espagnole, la Première Guerre mondiale, les guerres coloniales du XIXe siècle, les guerres révolutionnaires du XVIIIe siècle, et les imbrique par l’intertextualité avec la Deuxième Guerre mondiale. Et au-delà de cette intertextualité propre à Claude Simon, il s’ouvre pour finir à une intertextualité incroyablement riche que je ne peux ici détailler davantage et qui remonte de Orwell à César et Plutarque en passant par Stendhal et Balzac, il s’ouvre également à une intermédialité, en particulier dégagée par K. Hempfer – qui utilise des représentations de bataille chez Poussin, Brueghel l’Ancien et Piero della Francesca [29].

La chute hors du Paradis est aussi chute dans le désir sexuel. Il est question à un endroit d’un déchaînement de « violence au sein de la violence » (RF, 117) lorsque les ragots de village s’amplifient autour de la fille de ferme. La formule de cette analogie entre guerre et sexualité opère également selon le procédé que nous connaissons déjà. La mise en scène la plus impressionnante de cette analogie se trouve dans la nuit d’amour entre Georges et Corinne où se télescopent l’acte sexuel et la captivité de Georges suivie de son évasion, mais qui aussi de façon cataphorique et anaphorique intègre déjà secrètement la course de chevaux et le chemin creux. En fin de compte, tout a commencé avec les récits qu’Iglésia a donnés de cette course. C’est dans son récit que se trouve « l’origine » de la trace mnésique de Georges, ce qui inversement signifie que la restitution de ce récit doit être lue déjà comme produit du travail de taupe. Nous ne savons pas si Corinne était réellement aussi lubrique qu’Iglésia la décrit parce que sur le récit d’Iglésia vient toujours déjà se superposer à son tour le récit qu’en fait Georges. Que Corinne ait imposée aux deux hommes, de Reixach et Iglésia, une casaque de jockey rose n’éveille pas de soupçons, mais la comparaison avec un phallus est le fait de Georges (145), une image hypertrophiée qui en cela précisément renvoie à l’absence d’une perception première. La même chose vaut pour le possible lien de connotation entre la jument en chaleur et Corinne : « Alors avant même de prendre le départ elle était déjà toute trempée !… » (145). Si l’on songe que la connotation sexuelle extrêmement conventionnelle du verbe « chevaucher » est maintenue pour ainsi dire à l’horizon de l’ensemble du texte, alors l’analogie entre la course de chevaux et le guet-apens constitue une thématisation particulièrement intensive de cette connotation.

En effet, ce guet-apens est de part en part connoté sexuellement : les chevaux qui s’engagent dans le chemin creux, la couleur rose du ciel (RF, 146) qui reprend le rose symbolique de la casaque du jockey, la description de « la campagne comme molle encore à moitié endormie aussi » (146), de sa « vaporeuse moiteur » (146) qui renvoie à la jument trempée avant même d’avoir pris le départ, enfin les brins d’herbe mouillés (146) qui renvoient chez Claude Simon presque toujours aux poils pubiens, puis à nouveau l’escadron qui s’enfonce dans le chemin, la résistance qu’il rencontre, les soldats qui poussent derrière comme un piston, le galop panique des chevaux qui s’enfuient, les cris des blessés éjectés de leur monture, pour finir le silence d’une nature en apparence paisible que traverse Georges après le chaos.

Et puis à nouveau la course de chevaux subtilement décalée dans le temps, la foule enfiévrée qui attend le départ avec le long soupir d’« un pré-orgasme, quelque chose comme au moment où l’homme pénètre la femme » (RF, 158), la vitesse désormais époustouflante des chevaux au galop, Corinne en pleurs, de colère ou de chagrin, parce que son mari n’est arrivé qu’en deuxième position, pour finir la pelouse parsemée de tickets rageusement déchirés, le soir de la noce entre l’homme et la terre au terme de laquelle la terre avait été laissée salie par « cette espèce de pollution géante et fœtale de petits bouts de papiers rageusement déchirés » (157) Ainsi la course de chevaux et le chemin creux font l’objet d’une analogie placée sous le signe d’un fantasme de viol – une intensification métaphorique qui à son tour anticipe la captivité de Georges où de même une prairie vierge est exposée à une pollution gigantesque par des soldats parqués (244), ce qui détermine en retour l’analogie entre la terre outragée et l’acte sexuel qui unit Georges à Corinne et dont l’évocation est portée par les images d’une maculation violente. On voit que le « travail sur le mythe » que Claude Simon lui aussi opère est une forme de déconstruction dans la mesure où les nombreux mythologèmes qu’il intègre ne peuvent accéder à un sens supérieur. La terre chez Claude Simon, L. Dällenbach l’a montré à partir d’analogies identiques dans Les Géorgiques [30] – n’est pas une Terra Mater, n’est pas une terre qui engendre et met au monde, elle n’est que nature violée (guerre) ou dévoreuse (sexualité).

Le fait que la nature ne puisse se faire histoire est une prémisse centrale du système d’analogies chez Claude Simon. À l’agressivité de cette prémisse correspond l’agressivité des analogies elles-mêmes, l’agressivité des télescopages qui toujours soumettent la scène la plus inoffensive à la scène violente. Cette agressivité n’a pas la même intensité dans tous les romans de Claude Simon. Elle est moindre dans les romans de la phase moyenne (Les Corps conducteurs, Triptyque, Leçon de choses) que dans les textes de la phase précédente ou suivante au profil autobiographique plus marqué, qui sont construits comme des romans du souvenir (outre La Route des Flandres, surtout Le Palace et Histoire, puis à nouveau Les Géorgiques). Si dans la phase moyenne Claude Simon cherchait à se rapprocher de l’avant-garde du « nouveau Nouveau Roman », dans les textes antérieurs et ultérieurs il y a un héritage surréaliste qui le rattache à Georges Bataille et surtout, comme l’a montré W. Nitsch [31], à Michel Leiris. Claude Simon les connaissait tous les deux, il appréciait particulièrement l’ami de Georges Bataille, Michel Leiris. Ce n’est pas un hasard si les « mots carrefours » de Claude Simon que j’ai cités plus haut rappellent les Biffures que Leiris dérive de « bifurcation », de même il est manifeste que l’effet de continuité créé par ces analogies renvoie à la « continuité » de Bataille, le concept-clé de sa conception d’un fusion dépassant toute discontinuité dans l’ivresse mortelle de l’érotisme. La violence n’est pas seulement présente chez Claude Simon en tant qu’elle est subie ou remémorée. Elle imprime sa marque en tant que violence active sur l’acte même d’écriture, un aspect qui jusqu’à maintenant a été bien trop peu pris en compte dans la littérature consacrée à Claude Simon. La langue de Claude Simon a des connotations de violence, à commencer par les monstrueuses phrases éruptives qui n’en finissent pas et qui ne peuvent être maîtrisées que par des parenthèses toujours renouvelées, jusqu’à l’utilisation sexuelle de signes d’écriture archaïques (comme dans La Bataille de Pharsale) en passant par une onomatopoétique agressive, souvent associée à des néologismes, eux aussi agressifs. Cette « infestation » sexuelle omniprésente de l’écriture de Claude Simon peut bien sûr être interprétée d’un point de vue lacanien. Mais il faut bien avoir à l’esprit qu’on projette alors dans « le roman du non-savoir [32] » de Claude Simon cette théorie du sexuel que Derrida, dans sa critique de Lacan, a appelée ironiquement « phallogocentrisme [33] ». Chez Claude Simon lui-même la fille du paysan tire le rideau sur ce savoir. Nous n’avons plus rien que le « paon tremblant », plus rien que le mouvement d’un tissu textuel – un espace de trans-criptions permanentes d’images traumatiques de la mémoire. Le dernier roman publié L’Acacia contient de nouvelles transcriptions du guet-apens issu de La Route des Flandres publiée en 1960. La productivité de la transcription est sans fin.

V. Post-scriptum

Je voudrais pour finir tirer quelques conclusions générales de mes réflexions sur Claude Simon. Ce qui m’importe d’abord, ce sont les types de croisements de l’imaginatio de la mémoire et de l’imagination poétique. Je crois que ce lien ne peut pas être systématiquement exploré, mais seulement déployé historiquement. Il est essentiellement prédéterminé par les prémisses épistémologiques avec leurs concepts respectifs de sémiose. Si l’on part du principe qu’avec la mnémotechnique « des réactions élémentaires du souvenir imaginatif ont été pragmatisés [34] », alors ce que fait apparaître Claude Simon serait le mouvement inverse d’une irruption dépragmatisante de l’imagination poétique dans l’art de la mémoire. Il devrait à présent apparaître clairement que Hegel est le symptôme d’une césure entre deux époques. Quand il polémique contre la « mnémonique des Anciens », il témoigne par là que cette mnémonique fait encore partie du savoir culturel de son temps. Le Romantisme l’enterre « dans le puits de l’intériorité » et ce, de façon si parfaite qu’on ne peut plus parler d’un ars memorativa postromantique au sens strict du terme. On ne peut plus revenir sur la subjectivisation de la mémoire, l’organisation de son activité imagée est fonction de l’histoire ultérieure de cette subjectivité. Je voulais montrer à partir de Claude Simon quelles conditions historiques sont nécessaires pour que des « architectures de mémoire » puissent redevenir actuelles. Mais je ne dirais pas qu’ici l’activité imagée de la mémoire absorbe l’imagination poétique, mais plutôt l’inverse : c’est l’imagination poétique qui a absorbé l’activité imagée de la mémoire. C’est ce que je voulais dire en parlant de l’« après-coup » de « l’architecture sensorielle » de Claude Simon.

Vue de la sorte, il me semble que l’affirmation selon laquelle « la mémoire du texte est l’intertextualité de ses renvois » a besoin d’être déployée historiquement [35]. Dans un autre contexte (à partir de la réception de Dante chez Pétrarque) j’ai essayé de montrer comment, avec l’évolution du concept de memoria, des formes et des fonctions de l’intertextualité se modifient [36]. Si, comme je le pense, cela n’a de sens de parler d’intertextualité que si, dans le même temps, on parle de la conception du sujet qui la sous-tend, il faudrait alors différencier en conséquence. La définition de « l’espace entre les textes » comme du « véritable espace de mémoire » serait alors une définition de l’intertextualité spécifiquement postromantique puisqu’elle implique la substitution à une rhétorique essentialiste d’une rhétorique déconstructive. La richesse du complexe « mnémonique » pour la question de la constitution de textes de fiction renvoie aussi à une anthropologie historique tout en dépendant d’elle.

Ainsi j’en viens, pour finir, aux modèles, mis en perspective par la sémiotique de la culture, de la disponibilité ou de l’indisponibilité du sens ou de l’alternance réglée du stockage et de l’effacement. Sa valeur heuristique n’est pas contestée. Mais dans quelle mesure sa force herméneutique peut être limitée dans l’objectivation historique, c’est ce que prouve très joliment un essai bref, mais, comme toujours, passionnant d’Umberto Eco [37] qui, à partir de mnémotechniques de la Renaissance, cherche à montrer que derrière une hypertrophie manifeste du sens peut se cacher une évacuation lente, c’est-à-dire l’oubli. En effet, selon Eco, l’oubli n’est pas simplement une atrophie de la mémoire, mais aussi une confusion de la mémoire telle qu’elle peut être suscitée par la surproduction d’images du souvenir. C’est précisément cette hypothèse qui caractérise les mnémotechniques exubérantes de la Renaissance, par exemple chez Camillo Delmimio ou Cosmas Rossellius. Comme toutes les mnémotechniques, celles-ci sont certes aussi sous-tendues par une relation sémiotique entre image topiquement située et res memorandae, mais le type de relation atteint ici des degrés de non-systématicité (ressemblance, métonymie, homonymie, contraste ironique, proximité phonétique, etc.) tels que l’ensemble devient un jeu hermétique où tout peut renvoyer à tout et où l’ordre hautement arbitraire des images déconstruit secrètement l’ordre du cosmos.

Le concept de sémiose excessive dégagé par Eco est certainement une caractérisation pertinente de ces mnémotechniques, mais tant que leurs relations de similitude – aussi cryptées soient-elles – peuvent être référées au principe supérieur d’analogia entis, leur sémiose, comme le montre plus en détail l’analyse de F. A. Yates [38], est herméneutiquement hermétique, pas déconstructive. Elle ne peut devenir déconstructive que si ces images ne sont plus situées substantiellement dans une analogia entis prédonnée, mais d’abord produites par l’imagination poétique. Ainsi ce n’est pas un hasard si chez Claude Simon le jeu différentiel d’analogies infinies se produit sur fond de désir d’oubli et de mort, presque sous forme de leitmotiv dans un roman comme Histoire, mais aussi dans la Route. Au cours de la nuit d’amour, les tétons érigés de Corinne, « d’ou jailli[t] invisible le lait de l’oubli » (RF, 247) se plantent dans la paume des mains de Georges comme les clous dans les mains du Crucifié. C’est la « continuité » de Bataille, la « souveraineté » de la perte de soi dans l’extase mortelle de l’acte sexuel, l’écriture sur un fond indisponible, l’hypertrophie sous le signe de l’évacuation du sens.

Il est donc peu probable qu’un des modèles cités puisse jamais fonctionner à lui tout seul, surtout pas, me semble-t-il, celui d’une alternance de stockage et d’effacement. Le mythe de l’origine de la mnémotechnique dans la catastrophe me semble incomparablement plus productif précisément dans une perspective de sémiotique de la culture. Si l’histoire de l’oubli est toujours aussi une histoire des catastrophes, alors l’histoire du souvenir serait toujours aussi une histoire du dépassement des catastrophes, d’une affirmation de la culture jusqu’au point où une telle affirmation ne peut plus fournir de raisons. Claude Simon présente dans son dernier roman que j’ai déjà cité, L’Acacia, l’histoire de sa famille sous forme d’une série de catastrophes dont la meilleure alternative serait qu’il vaudrait mieux les oublier, qui cependant ne peuvent pas être oubliées. Mais cela veut dire que le souvenir, en revenant à chacune des dernières catastrophes, ne trouve rien qui soit digne d’être remémoré. Si La Route des Flandres, aux dires de Claude Simon, raconte la mort de Georges [39], alors cette mort est précédée par la mort du père au cours de la Première Guerre mondiale, laquelle à son tour est précédée dans un passé immémorial par d’autres morts absurdes. Ce serait là une hypothèse pour une poétique de la mémoire de la postmodernité : une écriture sans référence, dans laquelle, « après-coup », la mort s’inscrirait, un « j’inventais brodais » (RF, 279) qui produit un paon. D’un point de vue iconographique le paon a plusieurs significations. Dans l’Antiquité et dans les religions extraeuropéennes il est dédié aux divinités de l’amour. Au moyen-âge, il symbolise la Résurrection. W. Preisendanz a attiré mon attention sur le fait que, dans la mythologie indienne, il est aussi l’attribut du dieu de la guerre Skanda [40]. Si Claude Simon connaissait ce détail – et chez lui on ne saurait jamais exclure une telle connaissance – alors le motif du paon recèlerait une pointe cachée, il serait image de l’analogie créée par le texte en un geste déconstructif : l’analogie de l’amour et de la guerre.

Notes

[1En allemand le champ sémantique du souvenir, Erinnerung, est construit à partie de inner dérivé de in (« dans, à l’intérieur ») ; inversement, pour désigner la mémoire mécanique de ce qui s’apprend par cœur, l’allemand a l’expression auswendig qui au sens propre signifie : « tourné vers l’extérieur » (N. d. T.).

[2Fr. G. Jünger, Gedächtnis und Erinnerung, Frankfurt a.M., 1957, p. 8.

[3G. W. F. Hegel, Encyclopédie des Sciences philosophiques. III. Philosophie de l’Esprit, Vrin, 1988, texte intégral présenté, traduit et annoté par B. Bourgeois.

[4Fr. G. Jünger, op. cit., p. 17.

[5G. W. F. Hegel, Cours d’Esthétique, vol. I, Aubier, 1995, trad. J.-P. Lefebvre et V. von Schenk, p. 18.

[6P. de Man, « Sign and Symbol in Hegel’s Aesthetics », in Critical Inquiry 4 (1982), pp. 761-775.

[7H. Schmitz, « Hegels Begriff der Erinnerung », in Archiv für Begriffsgeschichte 8 (1963), pp.37-44, ici :p. 40.

[8D. Henrich, « Kunst und Kunstphilosophie der Gegenwart (Überlegungen mit Rücksicht auf Hegel) », in Immanente Asthetik - Ästhetische Reflexion, éd. W. Iser, München, 1966 (Poetik und Hermeneutik II), pp.11-32, ici : p.20.

[9Voir l’article pionnier de H. Weinrich, « Typen der Gedächtnismetaphorik », in Archiv für Begriffsgeschichte 8, (1963), pp. 23-26.

[10M. Proust, À la recherche du temps perdu, éd. P. Clarac et A. Ferré en 3 vol., Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade, 1954, vol. III, p. 908.

[11Cl. Simon, « La Fiction mot à mot », in Nouveau Roman : hier, aujourd’hui, UGE, « 10/18 », 1972, vol. 2, pp. 73-97, ici p. 93.

[12Interview avec C. Sarraute, citée par Lucien Dällenbach, in « Le tissu de mémoire », op. cit., pp. 300-301.

[13G. Poulet, L’Espace proustien, Gallimard, 1963.

[14A. Robbe-Grillet, « Sur le choix des générateurs », in Nouveau Roman : hier, aujourd’hui, op. cit., vol. 2, p.160 sq.

[15M. Proust, op. cit., vol. I, p. 858 et vol. III, p. 149.

[16W. Benjamin, « L’image proustienne », in W. B., Œuvres II, Gallimard, 2000, pp. 135-155, ici p. 136, trad. M. de Gandillac revue par R. Rochlitz.

[17Lettre du 29 février 1940, in Th. W. Adorno/W. Benjamin, Correspondance. 1928-1940, La Fabrique, 2002, p. 405, trad. Ph. Ivernel.

[18C. Simon, Orion aveugle, Genève, Skira, 1970.

[19Avant-propos non paginé.

[20S. Freud, L’Interprétation du rêve, Œuvres complètes IV. 1899-1900 (éd. J. Laplanche), P.U.F., 2004, p. 267, trad. J. Altouninan, P. Cotet et alii.

[21W. Benjamin, « Sur quelques motifs baudelairiens », in W. B., Œuvres III, Gallimard, 2000, pp. 320-390, trad. M. de Gandillac revue par R. Rochlitz, ici p. 337.

[22J. Derrida, « Freud et la scène de l’écriture », in J. D., L’Écriture et la différence, Seuil, 1967, pp. 293-340, ici p. 317.

[23H. Blumenberg, Höhlenausgänge, Frankfurt a.M. 1989, p. 16.

[24J. Derrida, « Force et signification », in J. D., op. cit., pp. 9-50, ici p. 41.

[25Cl. Simon, « La Fiction mot à mot », op. cit., pp. 73-97, ici p. 82-83.

[26J. Ricardou, « La Métaphore d’un bout à l’autre », in J. R., Nouveaux problèmes du roman, Seuil, 1978, pp. 89-139, ici p.93.

[27K. Stierle, « “Histoire” und “Discours” in Claude Simons Roman Les Corps constructeurs », in Nouveau Roman, éd. W. Wehle, Darmstadt, 1980, pp.168-199, ici en particulier p.175.

[28Aristote, Poétique 21, 1457b et Rhétorique 4, 1407a.

[29K. Hempfer, Poststrukturale Texttheorie und narrative Praxis, München, 1976, en particulier pp. 151 sqq.

[30L. Dällenbach, « Les Géorgiques ou la totalisation accomplie », in Critique 37 (1981), pp. 1226-1242.

[31W. Nitsch, Sprache und Gewalt bei Claude Simon. Interpretationen zu seinem Romanwerk, Gunter Narr Verlag, Tübingen, 1992.

[32Cl. Simon, « La Fiction mot à mot », op. cit., p. 84.

[33J. Derrida, « Le Facteur de la vérité », in Poétique 21 (1975), pp. 96-145, ici, p. 133.

[34R. Lachmann, « Mnemotechnik und Simulakrum », in R. L., Gedächtnis und Literatur, Frankfurt a.M., 1990, pp. 13-50.

[35R. Lachmann, Ibid.

[36R. Warning, « Imitatio und Intertextualität – Zur Geschichte lyrischer Dekonstruktion der Amortheologie », in Interpretation – Festschrift für Alfred Noyer-Weidner, éd. K.W. Hempfer/ G.Regn, Wiesbaden, 1983, pp. 288-317.

[37U. Eco, « An Ars Oblivionalis ? Forget it ! »,in PLMA 103 (1988), pp.324-261.

[38F. A. Yates, The Art of Memory, London, 1966.

[39Dans une interview avec H. Juin in Les Lettres Françaises, octobre 1960.

[40Voir E. T. Reimbold, Der Pfau – Mythologie und Symbolik, München, 1983, p.78 sq.