Association des Lecteurs de Claude Simon

Accueil > Lectures et études > Articles > Ollivier, Émilie. La distance romanesque simonienne comme un renouvellement (...)

Ollivier, Émilie. La distance romanesque simonienne comme un renouvellement de la distanciation brechtienne (2020)

dimanche 4 avril 2021, par Christine Genin

Plan

Texte

Référence(s)

Émilie Ollivier. « La distance romanesque simonienne comme un renouvellement de la distanciation brechtienne. Lecture croisée de L’Acacia et Le Tramway ». Article proposé pour le Troisième séminaire des jeunes chercheurs, annulé en 2020

À la fin des années 1940, Bertolt Brecht établit, dans le Petit organon pour le théâtre [1], une théorie de la pratique théâtrale visant à sortir de formes établies des reproductions de « la vie en commun des hommes [2] » que constituent les représentations et textes de théâtre. Pour cela, il propose un outil, la distanciation, qui permettra d’empreindre chaque création d’une forme de « relativité historique » et d’un « caractère transitoire » (POT, 36, 36-37). Il s’agit également pour lui, par le biais de cette distanciation dont nous détaillerons plus loin les modalités, de faire entrer le récepteur dans une posture de « liberté et de mobilité » (POT, 40, 39). Son théâtre « doit amener son public à s’étonner, et cela se fait à l’aide d’une technique de distanciation du familier » (POT, 44, 42-43). Or, si cette théorie théâtrale apparaissait, du temps de Brecht, et apparaît encore, pour certains qui souhaiteraient aujourd’hui la simplifier, comme découlant d’un mode politique et d’un mode d’action propre à une idéologie marxiste et désormais quelque peu datée, il n’en est rien. Elle n’est ni figée dans le temps ni dans une discipline précise et contient, dans son énoncé même et dans sa définition, une invitation à une relecture transhistorique et évolutive de ses modes d’application. C’est précisément pour cela qu’elle permet d’opérer une relecture et une étude, à travers une nouvelle perspective, des œuvres de Claude Simon, qui semblent constituer une redéfinition et un réinvestissement de ces grandes lignes pour proposer des structures narratologiques, stylistiques et théoriques actualisées. Claude Simon, dans ses différentes reprises narratives d’éléments mémoriels particuliers répond à la crise la représentation inédite qui régit la manière de penser l’art depuis la fin du XXe siècle en s’inscrivant dans des processus similaires à ceux réclamés par Brecht dans son établissement de la théorie de la distanciation et du théâtre dit dialectique, tout en adoptant, pour ce faire, des formes différentes propres à son temps.

Dans les romans de Simon ici mis en regard, L’Acacia [3] et Le Tramway [4], s’établit une forme de narration renouvelée et agissante, tant sur le plan stylistique que théorique, adaptée à des constats individuels et sociaux propres à l’expérience de l’écrivain. Le choix d’étudier ces deux œuvres de manière conjointe vient de leur construction en miroir : L’Acacia se structure en allers-retours continuels dans le temps, de la Première à la Seconde guerre mondiale, là où Le Tramway présente une circulation dans l’espace, des lieux de l’enfance à Perpignan vers une chambre d’’hôpital, avec toujours, par le biais du tramway ou du lit de malade, cette notion de mouvement. Dans cette même idée d’écho entre les œuvres, l’unique occurrence d’une date « juillet 1914 [5] » dans Le Tramway, suivie de la mention de l’homme à la « barbe carrée » (T, 128), le père du narrateur, rappelle tout un champ mémoriel propre à L’Acacia agencé autour de marques temporelles et de cette figure visuelle du père. Face à cela, L’Acacia, dans son chapitre VII, central puisqu’il est celui de la verbalisation de la mort du père, évoque le « terminus d’une ligne de tramway, un simple hangar de planches [6] », image également présente dans Le Tramway. Enfin [7], si L’Acacia explore un espace-temps considérable là où Le Tramway apparaît initialement couvrir en peu de pages une quinzaine de kilomètres, la puissance évocatoire de ce second ouvrage n’est pas sans rappeler la dimension fleuve du premier et se développent entre eux des rapports étroits d’intertextualité et de ressassement d’éléments mémoriels communs comme la mort du père et de la mère, les expériences de guerre ou les espaces de l’enfance.

Une relecture commune de ces deux œuvres permet donc d’opérer un recentrement sur leurs singularités mais également de mettre au jour une forme de transversalité de l’œuvre de Simon. C’est en considérant les œuvres pour elles-mêmes mais également comme regroupées en une entité complexe que peut être interrogé le rapport particulier à l’Histoire, à la mémoire et à l’écriture qui constituent un réinvestissement voire un renouvellement des dynamiques de distanciation brechtienne. Il est nécessaire dans un premier temps d’expliciter la proximité des constats des deux écrivains face aux formes littéraires établies et classiques de leur temps pour pouvoir constater la similarité de leurs approches et de leur réponse à « l’identification », à la « suggestion hypnotique » (POT, 42, 41) véhiculée par ces œuvres anciennes. Cependant, l’objectif de cette étude sera également de démontrer que Simon, par son approche romanesque renouvelée explore de nouvelles utilisations de la distanciation pour parvenir à un renouvellement de ses modalités et de son champ d’action.

Contre d’invraisemblables Fables. Vers un renouveau de l’écriture et de la posture réceptive

Brecht et Simon, chacun à leur manière, cherchent à sortir des « fausses reproductions de la vie sociale données dans les théâtres [ou dans les romans], y compris celles du prétendu naturalisme » (POT, Préface, 9-10). Pour les deux auteurs, les principaux problèmes des œuvres contre lesquels ils s’érigent se cristallisent autour leur souhait d’imposer un message ou une morale univoque en utilisant des formes sclérosées et des liens de causalités figés dans leur construction. Ce fonctionnement romanesque ou théâtral, qui a cours depuis Aristote, n’a, pour eux, plus de sens. Si Brecht explique que « la fable est, selon Aristote – et sur ce point nous pensons de même –, l’âme du drame » (POT, 12, 19), il s’agit bien pour lui de sortir des formes de fables du théâtre ancien, notamment liées à une causalité unilatérale et à une forme d’identification. Car ce n’est pas nécessairement ce qui est présenté au récepteur qui est problématique, mais bien la manière dont cette présentation est construite et établie. En effet, pour lui « toute notre manière de jouir [au théâtre] commence à devenir anachronique » (POT, 12, 19) en cela qu’elle ne correspond plus à la société dans laquelle nous vivons. Les œuvres contemporaines qui utilisent toujours des anciens procédés « affaiblissent » (POT, 13, 20) leurs effets et c’est précisément pour palier cela qu’il faut redéfinir ce que l’on appelle fable. Il est donc désormais nécessaire de casser les rapports de causalité et de succession au sein des œuvres. Simon, dans une même logique, souhaite sortir d’une forme figée d’« enseignement [8] » véhiculée par les œuvres dites classiques. Il dénonce notamment la tendance pratique des romans philosophiques et moralistes porteurs d’un discours. Pour lui, « le roman se met à exister en tant que structure, c’est-à-dire que le sens ne précède pas l’écriture, il n’est plus “exprimé” (pas plus que monde n’est “reproduit”) mais, à l’inverse, produit par le travail de l’écrivain dans et par la langue, et naturellement, pluriel… [9] ». Le discours littéraire ne doit plus avoir vocation à guider le récepteur, mais bien à présenter un discours pluriel, et cela nécessite un changement de forme.

Ce renouveau de la fable et de sa construction, s’établit également en lien étroit avec une réflexion autour de la notion de vraisemblance. Alexandre Didier note ainsi que si Simon souhaite se détacher de la « nécessité aristotélicienne [10] », il en va de même de son lien avec l’héritage proustien qu’il semble mettre à distance dans Le Tramway en notant que « les problèmes de vraisemblance n’embarrassent pas Marcel Proust » (T, 55). Dans une même dynamique dont découle le souhait brechtien de la reconstruction de la fable pour sortir de modes de représentations affaiblissants, Simon s’attache à établir de facto dans ses œuvres une nouvelle définition de la vraisemblance, désormais « éloignée, ô combien, de la nécessité aristotélicienne fondée sur l’enchaînement des causes et des effets [11] ».

Ce travail nouveau sur le sens des œuvres s’accompagne, chez les deux auteurs, d’un questionnement poétique et stylistique : la forme renouvelée doit permettre la transmission de sens pluriels. Ainsi, Simon explique :

Ce n’est plus leur ordre chronologique qui va décider de l’enchaînement ou du voisinage des événements écrits mais, comme dans tout art, comme en peinture, comme en musique, les effets d’associations ou de contrastes, d’harmonies ou de dissonances, d’oppositions ou de dérapages, de reprises, de variations, de périodicité : au principe de causalité qui prédominait dans le roman traditionnel se substitue le principe de qualité. [12]

Les nouvelles constructions stylistiques et narratologiques ont pour but de casser l’idée d’une causalité inhérente à l’histoire, au sens. Simon et Brecht souhaitent donner une nouvelle puissance évocatoire hors du champ des moralités univoques mais également une nouvelle cohérence au texte lui-même pour que la réception de ce dernier ne soit plus apparentée à une simple absorption.

Pour cela donc, c’est la forme, la construction et la progression des œuvres qui doivent être profondément modifiées : le recours à une évolution structurelle découle ainsi d’un constat partagé d’un changement nécessaire au niveau de la production de sens. Brecht établit ainsi une opposition entre les types d’effets produits par le théâtre en lien avec la forme des œuvres elles-mêmes proposées au public : « il existe des réjouissance faibles (simples) et fortes (complexes) que le théâtre peut procurer » (POT, 6, 15). La simplicité ne saurait donc amener de « réjouissance » aussi grande que la complexité. Il n’est plus question de proposer, au théâtre une diction qui soit marquée par des « ronron[s] de curé et de ces cadences qui bercent le spectateur si bien que le sens se perd » (POT, 47, 44). Pour lui, un acteur en scène ne doit plus raconter une histoire linéaire et dénuée d’aspérité mais uniquement « montrer son personnage » (POT, 48, 45). Enfin, selon lui le geste esthétique majeur permettant de réintroduire un questionnement, une forme de dialectique sur scène et de sortir de « l’atrophie » (POT, 49,46) qui touche le public est la création de « montages fictifs » (POT, 40, 39). Dans ce sens, il propose une composition de ses textes en « tableaux » et non plus en « scènes », tentant ainsi de casser le lien de cause à effet dans les enchaînements scéniques de ces derniers. Il met donc en place une restructuration totale des formes théâtrales en tendant progressivement vers un acte de monstration et de création d’images.

Dans cette même logique de mise à distance de la causalité au profit de l’image, l’écriture de Claude Simon est souvent considérée comme relevant d’une « esthétique du fragment [13] ». La construction en strates spatiales ou temporelles dans L’Acacia et Le Tramway que nous avons déjà évoquée, aurait donc ce même objectif de création visuelle et hors contexte de scènes, sinon superposées, du moins juxtaposées. Le terme fragment est par ailleurs particulièrement pertinent ici dans la mesure où il est lié à un imaginaire du physique et du matériel qui rejoint les réflexions de Simon au sujet des nouvelles formes d’arts émergeant après la Seconde guerre mondiale :

Ce n’est pas pour rien que […] des artistes comme Tàpies ou Dubuffet sont partis des graffitis, du mur, ou que Louise Nevelson a fait des sculptures à partir de décombres. Toutes les idéologies s’étaient disqualifiées. L’humanisme, c’était fini. Sans doute était-ce ce que je ressentais confusément quand je faisais ces dessins très exacts : il n’y a plus de recours, essayons de revenir au primordial, à l’élémentaire, à la matière, aux choses. [14]

Ce qui émerge ici, c’est un attrait pour la composition à partir de matériaux bruts et pour les formes d’arts revenant à la matérialité des choses. De là, l’idée de la composition romanesque de Simon s’en trouve elle-même influencée et rejoint cette volonté de créer de nouvelles formes. En évoquant sa démarche, il déclare : « des fragments, des images : tout est fait d’images, comme vous pouvez voir. […] L’Acacia a été écrit par fragments [15] ».

Ce qui est mis au jour c’est donc la volonté de donner une dimension autre à l’œuvre. Cela passe, nous l’avons vu, par une réflexion au sujet des formes mais également par un questionnement de la place du récepteur de ces formes et de ces nouvelles œuvres. Si les anciennes représentations théâtrales ou romans dits traditionnels sont remis en cause à la fois par Brecht et Simon, c’est pour leur univocité et l’état passif dans lequel elles tendent à plonger les lecteurs ou les spectateurs. L’objectif de ce décentrement narratif souhaité serait donc le renouvellement du regard récepteur et la mise en action de ce dernier. En effet, lorsqu’il décrit les représentations qu’il souhaite mettre en place grâce aux différents éléments scéniques permettant la distanciation, Brecht précise que « de telles reproductions exigent toutefois un mode de jeu laissant liberté et mobilité à l’esprit qui observe » (POT, 40, 39).

C’est donc bien une nouvelle posture de cet « esprit qui observe » qui est désirée par Brecht et Simon. Selon Anne-Lise Blanc, Simon va jusqu’à proposer une « révolution du lisible [16] » en modifiant radicalement, par le biais de ses constructions romanesques, la posture du récepteur : « pour lui, il s’agit, non s’imposer au lecteur un “sens qui préexiste” mais de l’inviter à sentir [17] » et face aux modalités de représentations nouvelles dans son œuvre, « cette révolution postule, en regard, une lecture qui choisit et comprend (proprement intelligente) [18] ». La recherche d’une expérience renouvelée de la réception vient du fait qu’ajoutée au constat d’unilatéralité des œuvres anciennes, s’ajoute celui de leur prétention au surplomb et à la connaissance absolue. Or, la fin du XXe siècle est proprement celle du soupçon et du doute et cela correspond à ce que Simon souhaite retranscrire dans son œuvre marquée notamment par des expériences personnelles de sidération. Mais cette restitution fragmentaire, partielle et subjective, a aussi pour but d’atteindre un récepteur capable d’ « une lecture inquiète, née d’un regard en quête, attentif, à défaut d’un sens unique, aux formes et aux aspects des signes, sensible aux “nœuds de signification” qu’ils produisent [19] ». C’est précisément pour cette raison qu’en plus de la construction en fragments de ses œuvres, Simon interroge les différentes significations et la puissance évocatoire des mots dans ce qu’ils ont de matériel. Il se réfère pour cela fréquemment à Ponge – auteur s’il en est, qui, par le langage s’est attaché à questionner les choses en elle-même et leurs expressions, leurs significations, leurs matérialité et leurs évocations – en donnant, lors d’une conférence, l’exemple de l’écriture à propos des papillons [20] : « écrire des papillons mais encore s’attarder à examiner la morphologie même du mot en même temps que celle de la chose, comme l’a fait notre grand Ponge […] n’est pas une activité […] gratuite [21] ». Construire et mettre au jour pour le lecteur des réseaux de significations, organiser une œuvre en strates sans réfléchir à une inflexion préalable de sa compréhension autour d’un sens précis, c’est donc l’objectif vers lequel semble tendre Simon lorsqu’il évoque le processus de création de ses œuvres.

Cette dynamique n’est pas sans rappeler celle qui anime Brecht dans le Petit organon pour le théâtre lorsqu’il déplore la faiblesse des formes anciennes et qu’il prône un retour à la matérialité, à une esthétique non linéaire et à une forme de décentrement. C’est à partir de ces constats successifs que se tisse la définition de « l’effet de distanciation. Une reproduction qui distancie est une reproduction qui, certes, fait reconnaître l’objet, mais qui le fait en même temps paraître étranger » (POT, 42, 40). Or, les termes « reconnaître » et « paraître » appellent immédiatement la présence d’un récepteur. Il souhaite que le public de théâtre ne soit plus une « foule intimidée, crédule, “envoûtée” » (POT, 29, 32) mais que le théâtre lui propose un « regard aussi difficile que productif […] par ses reproductions de la vie en commun des hommes » (POT, 44, 42).

La difficulté ainsi que le travail nécessaire pour regarder une œuvre, pour lui faire face et pour tenter de l’appréhender semble donc à nouveau constituer un point commun dans les dynamiques qui animent Simon et Brecht. Après avoir mis au jour des constats similaires ainsi que des souhaits de composition et de réception analogues, il s’agit ici d’explorer plus précisément et à l’appui de deux textes exclusivement romanesques, L’Acacia et Le Tramway, les caractéristiques et applications de ce qui pourrait s’apparenter à un effet de distanciation simonien.

Une distanciation simonienne ?

Grâce à l’effet de distanciation, Brecht souhaite établir une nouvelle manière de percevoir les œuvres et, pour ce faire, il instaure un processus nouveau de création artistique en réclamant l’application de procédés que nous avons précédemment évoqués. L’objectif est notamment qu’un texte, un personnage, une intrigue apparaissent comme chargés d’une histoire et d’une construction. Au théâtre, un homme doit être considéré « non seulement tel qu’il est, mais encore tel qu’il pourrait être. […] Voilà pourquoi, ce qu’il montre, le théâtre doit le distancier » (POT, 44, 47). En permettant une lecture d’un personnage comme agrémentée d’une histoire, d’une mémoire, d’un environnement « la reproduction aura quelque chose de ces esquisses qui gardent encore autour du personnage achevé les traces d’autres mouvements et d’autres traits » (POT, 39, 39). Cette idée se rapproche de ce que Brecht a ensuite nommé le « non pas-mais » (POT, 57, 53) : un comédien doit, avant d’interpréter ce qu’est son personnage, s’interroger sur ce qu’il n’est pas, ce qu’il aurait pu être. Cet effet et ces réflexions autour de la construction du personnage et des scènes présentées peut être pensé en rapport étroit avec l’écriture de Simon, marquée par des phénomènes de corrections, de répétitions ou de variation. Ainsi, dans Le Tramway, on retrouve textuellement cela à la page 110 lors de la description d’un personnage féminin au « visage impassible, non pas souriant, mais, aurait-on dit, empreint de sérénité ». La précision induite par la tournure « non pas… mais », permet à Simon d’établir une description plus juste, plus exacte et progressive dans sa création d’image. Simon présente dans un premier temps les images qu’il produit dans certains termes pour ensuite les rectifier, les présenter telles qu’elles sont réellement à l’aide d’insertions parenthétiques complexes.

Plus que « non pas … mais », c’est la formule de précision composée de la conjonction « ou » de de l’adverbe « plutôt » qui se retrouve fréquemment dans ses œuvres et joue le rôle d’une épanorthose complexe. Dans Le Tramway, il mentionne par exemple des « personnages (ou plutôt, semblait-il, d’exactes copies du même personnage) » (T, 19) et, dans L’Acacia, « l’instituteur d’un petit hameau de montagne (ou plutôt sans doute le principal du collège de la ville voisine) » (A, 62). Si ces occurrences ne sont évidemment que des exemples et que la ces corrections sont immensément présentes dans les textes de Simon, elles ont la particularité de présenter, en plus de l’usage de la parenthèse et du « ou plutôt », d’autres phénomènes de corrections. Ces sont ces enchaînements qui permettent la constitution de strates de corrections et de précision, ici grâce à l’ajout du verbe « sembler » ou de la locution « sans doute ». Le texte Simonien se construit à mesure qu’il s’écrit et son sens émerge d’une recherche constante sur le sens des mots, leur porté symbolique ou sémantique. Par ces « phénomènes constants de répétition et de variation, non seulement dans un même roman mais d’un roman à l’autre [22] », notamment constatés par Jean-Yves Laurichesse, apparaît au lecteur cette progression dans la mise en œuvre narrative et descriptive. De là, chaque image proposée se charge d’un sens premier puis d’un sens nouveau, ou précisé grâce à l’usage de deux termes successifs, mais également d’une forme de modalisation dans la mesure où chaque terme relève d’un champ optique différent, d’un regard mouvant lui permettant d’apporter une nuance ou l’aveu d’un manque de certitude, comme en témoignent ici les usages de « semblait-t-il » et de « sans doute ». C’est un cheminement non achevé vers des images qui se dessine. Cette progression se construit également, comme le souligne Laurichesse, « d’un roman à l’autre », et c’est pour cette raison que la mise en regard de L’Acacia et Le Tramway semble d’autant plus nécessaire pour bien comprendre les phénomènes de mouvements et de création d’une nouvelle forme de distance dans la construction romanesque.

En effet, c’est bien un mouvement de prises de distances ou de mises à distances successives qui sont à l’œuvre quand ressurgissent ses souvenirs, comme celui de la mort de la mère, réécrit et agrémenté de corrections, de précisions, au sein des deux ouvrages. Ce souvenir est appréhendé de loin dans L’Acacia puisqu’il est très peu abordé mais également parce que la scène du chapitre XI mettant en scène la mort de la mère est décrite d’un point de vue externe. La narration, comme celle de tout l’ouvrage, se construit à la troisième personne mais, c’est la position physique du personnage de l’enfant qui est particulièrement intéressante : il se situe de l’autre côté d’une porte « refermée » et perçoit la scène « à travers le panneau de la porte » (A, 331). Dans Le Tramway au contraire, la première personne est au centre de la narration et la mort de la mère est sans cesse rappelée mais n’apparaît qu’à la page 30 à travers l’image du cercueil fermé à l’arrivée de l’enfant. De plus, si dans L’Acacia l’image persistance est celle d’une photo du père dans la chambre suite à la mort de la mère, dans Le Tramway, c’est « un parfum lourd et entêtant de fleurs et la fade odeur de la cire fondue » (T. 130) qui marque la narration. Deux perspectives sont ainsi données du même événement, participant à construire une image complexe et progressivement établie à partir de fulgurances successives du souvenir.

C’est donc un texte mouvant qui est restitué dans les œuvres simoniennes – mouvant en son sein mais constituant progressivement des œuvres mouvantes en elles-mêmes quand ressurgissent des passages mémoriels dans différents textes. Ce mouvement permet notamment de questionner la mise en scène du regard et les différents regards et focalisations utilisées pour rendre compte de tel ou tel aspect de la mémoire au sein du texte.

Ce renouvellement du regard, au sein de la narration, s’effectue souvent en affirmant la particularité de celui qui est nommé comme percepteur, regardant et témoignant. Dès la troisième page du Tramway, c’est une forme de nuance qui est apportée aux propos par la précision : « du moins à mes yeux d’enfants » (T, 13). Cette focalisation et cette nuance du regard n’aura de cesse de ponctuer le récit et elle se retrouve également dans une parenthèse de la page 96 indiquant : « je n’en savais pas plus que ce qu’un jeune garçon peut déduire de propos brusquement interrompus à son entrée dans une pièce ». C’est également la figure d’un enfant qui est mise en avant dans l’incipit de L’Acacia, passif, suivant le mouvement des trois femmes et dont le regard peine à déchiffrer une lettre où ondulent à ses yeux « une de ces écritures maladroites et appliquées » (A, 18).

C’est notamment à travers l’utilisation de ce regard d’enfant que peut, dans les deux textes, se construire un traitement particulier du champ social. Ce regard d’enfant est encore étranger à l’héritage de « la faillite des idéologies représentées dans les deux familles contrastées [23] » qui sont les siennes et dont Alastair B. Duncan exprime ainsi la dualité : d’un côté la « croyance au progrès », de l’autre, « la foi chrétienne [24] ». Le regard de l’enfance face à sa famille et face au monde dans lequel il évolue permet de constater la faillite de grands récits qui ont construit et jalonné l’Histoire. Cela correspond au souhait de Brecht lorsqu’il explique que « les conditions historiques ne doivent assurément pas être conçues […] comme des puissances obscures […], elles sont au contraire créées et maintenues par les hommes » (POT, 38, 38). Ce sont ces structures établies et qui peuvent être conçues comme inébranlables que la représentation distanciée doit questionner. L’analyse selon laquelle les conflits mondiaux ont modifié la perception historique ainsi que le rapport au monde est certainement juste, mais cela apparaît comme exacerbé dans les récits à travers l’utilisation du regard mouvant, évoluant, et parfois contredit d’un individu en particulier. En effet, comme l’expliquait Simon, « un simple brigadier ne sait d’une bataille que ce sont il a été témoin [25] » et c’est cette partialité qui, au sein des œuvres, est la marque de cette faillite de sens et de ce détachement des récits sociaux. Ainsi, si les yeux d’enfants détachent petit à petit Simon des constructions familiales, chaque période de sa vie semble lui offrir un regard renouvelé sur d’autres formes de constructions sociales et de récits politiques s’affirmant comme prometteurs. Dans L’Acacia, c’est le récit communiste véhiculé par l’URSS qui est disqualifié, non tant par le regard que porte le narrateur sur lui, mais par sa mise en regard, à travers le mouvement d’un voyage en train, avec la mobilisation du personnage. Dans Le Tramway, au contraire, plus de notion d’espoir ou de croyance en un quelconque récit qui serait ensuite mise à mal : chaque mention de l’évolution de la ville et des projets et discours sociaux associés à cette évolution est empreinte d’un vaste scepticisme et d’une distance aux « murs de briques mécaniques jaunes et [aux] toits de tuiles, mécaniques aussi, d’un brun-rouge sale » (T, 118) et aux « fades projets d’architecte » (T, 118). De l’incompréhension au scepticisme lucide en passant par une rapide désillusion, ce sont de multiples prises de distance qui sont construites par rapport aux récits qui « ne montre[nt] par la structure de la société […] comme influençable par la société » (POT, 33, 34). Le fait d’exposer ces récits, tout en les structurant en images face à des perceptions, des regards intimes et partiaux permet d’envisager un questionnement social et politique de leur construction.

Enfin, c’est également toute la stylistique et les matériaux utilisés pour construire les œuvres qui permettent de créer ces effets de distance. Si nous avons déjà évoqué quelques marqueurs stylistiques – utilisation de modalisateurs, insertions parenthétiques, tournures de modulation et de nuance – et narratifs – points de vue partiel, hors des cadres des récits sociaux, fragmentation permettant une sortie de la linéarité –, c’est l’utilisation de la mémoire sous plusieurs formes comme matériau d’écriture qui achève des créer ces effets de distanciation. En effet, la mémoire n’est pas uniquement liée à une dynamique psychologique mais bien à des objets. Le chapitre V de L’Acacia, la mémoire des parents est notamment restituée par des photographies permettant de mettre en scène les actions de la mère à travers les trois occurrences de « elle photographia » et les deux mentions « elle prit des photos » et « elle prit la dernière photo » à la page 122 mais également, à la page 124, par les échanges de « cartes postales » envoyées par le père « dont elle faisait collection ». C’est également, dans Le Tramway, à l’occasion de la mention d’une « photographie datée au dos (juillet 1914) d’une écriture aux hauts jambages dont l’encre d’un vilain violet s’était, dans les pleins, comme recouverte d’un léger moisi d’un vert doré » (T, 128). Outre le fait de constituer, au sein du texte et par les mots, des images mémorielles, Simon utilise d’autres matériaux visuels pour restituer une mémoire au moment où est fait mention de cette unique date de l’ouvrage. C’est le visuel qui permet la mise en perspective du texte et rend compte ici du passage du temps et de son influence physique, à travers la mention du « léger moisi », sur la mémoire elle-même.

Les textes se construisent donc en regard à travers les mentions d’objets et leur insertion à des moments clés de retranscription de la mémoire. Pour explorer cette dernière, outre les images extérieures permettant un jeu d’écho entre les œuvres, c’est également par la création d’images internes que des effets d’écho se construisent au sein des œuvres pour elles-mêmes. Dans L’Acacia, c’est à travers une construction en écho entre les chapitres consacrés au père et les chapitres consacrés à sa propre expérience que Simon établit cette confrontation, cette dualité et cette prise de distance réflexive articulée autour de la date clé du 27 août, 1914, dans le chapitre III, date de la mort du père, et 1939, dans le chapitre VI, date de sa propre mobilisation. Ce lien est créé entre les deux figures par l’imminence de la mort De même, dans Le Tramway, c’est la peur de l’imminence de la mort du narrateur induite par sa position de malade dans un hôpital qui le pousse à insérer au sein de la narration, une image de double de lui-même à travers son voisin de chambre, sorte de « double ricanant » (T, 59). Ces figures permettent un regard distancié sur les personnages mis en scènes mais également sur le rôle de la mémoire dans la construction narrative.

Ces deux mouvements d’insertion et de création d’images d’écho rejoignent ce que Brecht souhaitait mettre en place dans son art distancié. Pour lui, le visuel a un rôle à jouer pour que « le public ne soit surtout pas invité à se jeter dans la fable comme dans un fleuve » (POT, 67, 62). Il était courant qu’il utilise des coupures de journaux ou des photographies projetées lors de ses mises en scènes pour questionner la mémoire collective et réclamait de ses comédiens une qualité d’observation et un mouvement de distance vis-à-vis de ces projections mais également vis-à-vis d’eux-mêmes. Pour lui « l’observation est une partie essentielle de l’art dramatique. Le comédien observe autrui de tous ses muscles et de tous ses nerfs par un acte d’imitation qui est en même temps un processus de réflexion » (POT, 54, 50). C’est donc également sur scène et dans la construction même des personnages que l’effet de distanciation doit s’exercer.

Or, si pour Brecht, cet effet de distanciation doit avoir pour objectif l’établissement d’un « exégèse » (POT, 68, 64), il n’en est peut-être pas tout à fait de même chez Simon qui ne déclare jamais ou ne met jamais en scène dans ses œuvre une volonté d’accès à une connaissance supérieure de ces mécanismes du monde mis au jour par l’écriture.

L’effet de distanciation réinvesti mais renouvelé, de la prise de conscience au questionnement perpétuel

Si ces constats mis en œuvre d’une forme de distanciation sont ici établis et partagé par les deux auteurs c’est qu’ils ont, chacun à leur manière été marqués par les grandes ruptures politiques et structurelles du XXe siècle. Parce que Brecht s’inscrit dans une poétique dialectique inspirée du Marxise, il cherche à mettre en œuvre les moyens de questionner les sociétés établies à travers le prisme scientifique. Simon quant à lui, apparaît comme plus intimement marqué par les conflits mondiaux et l’intime le pousse à interroger plus avant le rapport au social et à la mémoire. Les constats similaires qui ont été ici mis au jour ne découlent pas exactement des mêmes expériences et les œuvres de Simon semblent aller au-delà de la volonté brechtienne de « transformation de la société » (POT, 56, 52), la première différence se situant au niveau du traitement de la certitude. Alors que Brecht souhaite mettre au jour une société pouvant être mise en cause par le public qui aura, par la représentation théâtrale, atteint un niveau de conscience supérieur, il n’en est rien chez Simon. En témoigne notamment leurs utilisations opposées de l’esthétique de l’ouverture. Les pièces de Brecht, construites en tableaux successifs, ne s’inscrivant pas dans la logique progressive introduction-développement-conclusion de la fable aristotélicienne, n’offraient pas de conclusions ou de réelles fins. En cela les fins de ses pièces avaient pour vocation de n’être jamais conclusives et d’ouvrir vers la possibilité, pour le public, de s’emparer des conditions d’établissement des structures de la société par une compréhension progressive pour avoir une influence sur elles. Cependant, si les œuvres de Simon proposent une même dynamique d’ouverture non conclusive, c’est pour exprimer l’impossibilité d’arriver à un sens définitif et à une image structurée. L’Acacia s’achève ainsi sur le commencement de l’écriture « devant une feuille de papier blanc » et par la contemplation du mouvement naturel d’un acacia sur un « fond de ténèbres » (A, 380). Une forme de brouillard, de mystère émane de cet excipit pouvant rappeler celui du Tramway, où, la mention d’un paysage végétal est prétexte au surgissement dans le texte de « l’impalpable et protecteur brouillard de la mémoire » (T, 132). Plus question chez Simon de sens qui apparaîtrait clairement à celui que le texte a sorti de sa simple position de spectateur : c’est un brouillage méticuleux qui se met en place à la fin des œuvres après en avoir ponctué des moments clés pour signifier l’impossibilité de la mémoire à être totalement reconstituée mais également l’impossibilité pour les personnages et/ou l’auteur en train de produire une œuvre de témoigner d’une réalité tangible, palpable. De cette manière, c’est la mémoire et l’intime qui sont questionnés dans leur restitution. Dans L’Acacia, la naissance du personnage principal est elle-même enveloppée de ce voile qui témoigne de l’impossibilité à dire. En effet, la description de sa mère enceinte est ponctuée de mentions à « une implacable couche de poussière, une poussiéreuse et jaune épaisseur de temps », une « espèce de léthargie », ou encore des « protectrices épaisseurs de […] béatitude » (A, 144-5). À travers une description visuelle utilisant les éléments de décors tels que « des jalousies » (A, 144), se construit une image incomplète et inconnaissable des origines du personnage, fait d’angles morts visuels et de manques mémoriels.

Ainsi, tout échappe à la reconstitution mémorielle et doit sans cesse être recommencé, réécrit. Ce « brouillard de la mémoire » persiste à travers les différents réinvestissements des souvenirs et malgré la constitution d’images, l’utilisation de matériaux divers et les multiples phénomènes de corrections, de précisions. Le texte opère de réguliers décentrements de la pensée, de la vision et de ce que l’on croit avoir été mis au jour. Seul persiste le doute et l’ouverture des textes pour permettre, toujours, un ajout, une correction ou une réécriture.

Or, si le sens est toujours questionné et que le texte ouvert n’a plus vocation à l’élévation de son récepteur, c’est que Simon propose également un renouvellement de ce qui a pu, dans ses textes, se rapprocher de la dialectique brechtienne. Ce dont il est question dans ses œuvres, ce n’est plus la transmission d’éléments nouveaux au récepteur à travers de nouveaux moyens de dire mais la recherche même d’une nouvelle manière de dire qui soit au plus proche de l’image de ce qui a été perçu à un instant donné. Le texte simonien cherche à dépasser le langage pour faire image par le biais même du langage. En témoigne cette réflexion au sujet du terme « peur » dans L’Acacia au moment où « toute logique et toute cohérence allaient à l’encontre de ce qu’il était en train de vivre (A, 294). Il se décrit comme « pouvant maintenant sentir en lui cette chose qui dans le vocabulaire cohérent et logique devait avoir pour nom peur […] mais se traduisait au contraire sous le grand soleil par une innommable sensation de vie, de glacial, d’irrémédiable, et si ça avait une couleur, c’était couleur de fer, grisâtre » (A, 296). Cette dynamique rejoint celle que nous avons précédemment mentionnée de la correction et de l’utilisation du « où plutôt » qui semble ainsi poussée à l’extrême par la radicalité de l’expérience qu’il est en train de vivre. Puisque la mémoire a fait l’expérience de l’irrationnel, la rationalité des mots ne témoigne plus de la réalité de la chose en train de se dire. Il est donc nécessaire d’avoir recours à des éléments hors langage, comme la couleur ou la matière.

Cette impossibilité à dire ou à restituer le réel se traduit également au niveau de la narration sociale et politique que nous avons déjà évoquée. Si, tout comme Brecht, Simon présente un regard décentré sur des récits politiques et des idéologies globales, il ne le fait pas dans le but de provoquer une posture active du récepteur vis-à-vis d’elle. L’effet de distance vise avant tout à les questionner, sans jamais impliquer un mode d’action résultant de ce questionnement. Ainsi Vincent Joos remarque que loin de tout renversement idéologique, dans Le Tramway, « la mise en situation de personnages ne relève pas de l’explication causale rationnelle mais plutôt d’une compréhension perceptuelle [26] ». C’est là que se situe le point de rupture avec Brecht, dans l’idée que les rapports sociaux ne doivent pas nécessairement être établis par des personnages portant en eux les conditions rationnelles de leur statut mais plutôt que cela peut transparaitre à la lecture grâce à une écriture renouvelée de la perception de ces personnages, notamment à travers le décentrement du regard. Pour Joos, Simon parvient au stade de l’« écriture elle-même productrice de sens [27] » et on constate, plus que la mise en perspective des récits sociaux par la création de personnages ostensiblement porteurs de marques les rattachant à un milieu, « l’apparition de la matière sociale au fil des déplacements de la narration [28] » et la description de ces milieux « n’a donc pas de caractère définitif [29] ». L’écriture ouvre un champ des possibles pour l’interprétation, mais sans avoir jamais présenté les conditions sociales comme un fait établi et dans une description définitive correspondant ainsi au souhait énoncé par Simon dans le discours de Stockholm de « non plus démontrer, donc, mais montrer, non plus reproduire mais produire, non plus exprimer mais découvrir [30] ».

C’est ce dernier aspect qui nous intéresse enfin ici. Si la fragmentation et le décentrement n’ont pas vocation à élever le récepteur, à produire un sens, la présence perpétuelle d’un voile sur la mémoire qui empêche une saisie totale ne correspond pas, chez Simon, au constat d’une forme de faillite du langage et cela n’empêche en aucun cas l’écriture. Au contraire, il s’agit d’écrire, avec distance et en créant de nouvelles formes pour tenter de décrire et de rendre la réalité de ce voile sur le réel. Simon déclarait à ce sujet : « je ne pense plus qu’on puisse “reconstituer” quoi que ce soit. Ce que l’on constitue c’est un texte [31] ». C’est ce texte constitué et établi qui importe dans la création littéraire simonienne. S’il est impossible de raconter ou de reconstituer ce qui a été vécu, il est possible, à partir du vécu et des fragments mémoriels de constituer, au sein d’un texte et à travers des formes nouvelles, des images signifiantes pour répondre aux questionnements perpétuels que posent les tentatives de restitutions mémorielles. Cette idée surgit dans L’Acacia au moment clé de la reconstitution textuelle du champ de bataille. Simon met en regard la restitution d’éléments mémoriels datant de la guerre et la restitution d’une tentative de restitution par écrit de la mémoire de guerre, notamment à travers l’utilisation répétée de la locution « plus tard ». Il explique ainsi que :

plus tard, quand il essaya de raconter ces choses, il se rendit compte qu’il avait fabriqué au lieu de l’informe, de l’invertébré, une relation d’événements telle qu’un esprit normal […] pouvait la constituer après coup, à froid, conformément à un usage établi des sons et de signes convenus, c’est-à-dire suscitant des images à peu près nettes, ordonnées, distinctes les unes des autres, tandis qu’à la vérité cela n’avait ni formes définies, ni noms, ni adjectifs, ni sujets, ni compléments, ni ponctuation (A, 286)

Cela rejoint l’idée selon laquelle le langage était dénoncé, par l’usage même du langage, comme incapable de restituer la précision d’un ressenti, de la sensation de peur, et du souvenir de ce ressenti. Il en est de même ici pour la restitution générale des scènes de guerre. Ce qui semble importer, ce ne sont pas les faits en eux-mêmes mais l’esprit avec lequel ils ont été vécus et appréhendés au moment qui est relaté. Si l’appréhension qui a été faite de ces événements a été brouillée ou faussée par leur extrême violence, il est difficile « après coup » d’en constituer des « images nettes » grâce à des « signes convenus ». La radicalité de cette expérience nécessite une restitution qui en rende compte quitte à s’inscrire dans une certaine distance par rapport aux formes établies et aux narrations classiques. Il serait hypocrite de vouloir reconstituer des images hors du ressenti et ne correspondant pas aux réalités de la mémoire. Plus que des images cohérentes de guerres, Simon propose des images sans cesse renouvelées restituant partiellement différentes formes de mémoires des conflits mondiaux.

Ce caractère instable de la mémoire, s’il peut relever de l’instabilité même des images primaires constituant le souvenir, peut également être liée au passage du temps. En témoigne ce constat établi dans Le Tramway par le narrateur qui semble constater une prise de distance avec certaines périodes de sa vie : « le mode de vie que j’avais connu jusque-là […] me parut sinon étranger du moins reculer dans un passé (ou un espace) lointain avec lequel je perdais lentement contact » (T, 123). Ici, c’est non pas le souvenir mais bien ce qui le constitue qui « recule » dans un espace-temps autre, qui ne disparaît pas tout à fait mais avec lequel le narrateur ne parvient plus à communiquer. C’est à nouveau l’idée d’un mouvement, en témoigne l’utilisation de l’adjectif « lentement », qui est associée à la présence des souvenirs dans l’espace du texte. Il n’est donc pas possible ne restituer ce mode de vie antérieur, ou de recréer un récit signifiant et cohérent autour de quelque chose qui a disparu, mais les différentes modalités de distances prises face à ces souvenirs et ces images du passé permettent au texte d’exprimer et de décrire cette impossibilité.

Les constats théoriques au sujet de la littérature classique relèvent chez Brecht et Simon d’une même volonté de sortir de formes établies de narration pour renouveler le regard d’un récepteur et ainsi le rendre agissant. De là, s’impose, stylistiquement, de mêmes réponses dans les créations littéraires permettant, grâce à un effet de distanciation, de questionner les récits construits et établis, qu’ils soient politiques, idéologiques ou littéraires, par le biais de la multiplicité, de la correction, de la production d’images et de la sortie de la linéarité. Cependant, Simon, s’il s’inscrit dans la même logique que celle de Brecht pour sortir d’une vision aristotélicienne de la fable, n’a pas exactement les mêmes objectifs lorsqu’il souhaite rendre son lecteur actif et le faire accéder à un sens nouveau des choses. Si l’intention Brechtienne est avant tout politique, l’intention simonienne quant à elle est plus intime et a un rapport plus étroit avec l’utilisation romanesque de la mémoire comme matériau d’origine de l’écrit. La distanciation établie par Simon dans ses ouvrages correspond non pas à ce que Brecht avait imaginé mais à ce que Brecht pressentait comme contenu dans l’énonciation de son projet. Simon utilise un matériau intime et mémoriel à la fois pour se distancier des formes établies mais également pour se distancier de ce qu’il produit en tant que texte. Ce recours permet un dépassement de la rationalité et d’un souhait de mise en action politique prônés par Brecht pour parvenir à questionner le texte même et son matériau. Il s’agit donc d’envisager les théories brechtiennes comme un élan, qui, si on laisse de côté ce qui est historiquement daté, continue d’irriguer la littéraire et artistique. Brecht a défini une disposition de pensée, de création, de représentation de soi, du monde et de ce qu’il nomme « la vie en commun des hommes ». Cependant, cela permet de considérer cette manière d’envisager le théâtre comme s’inscrivant dans un contexte socio-historique avec des objectifs précis et qui doit évoluer si ces conditions socio-historiques ou ces objectifs évoluent. La distance simonienne se construit ainsi comme une forme de distance à son propre récit ; elle est à la fois distance qui interroge et distance qui permet de continuer à dire. Simon, en témoignant de manière constante de sa difficulté à restituer le monde, les choses et les souvenirs parvient à cette nouvelle forme de distance – par un renouvellement de l’effet de distanciation – qui lui permet d’être plus juste dans son appréhension de l’expérience et de la mémoire puisqu’elle devient le biais par lequel elles peuvent être écrites, dans leur multiplicité tout comme dans leurs failles. Ce que l’on pourrait donc qualifier de distanciation simonienne, a pour but d’interroger sans jamais donner de forme définitive en réponse aux interrogations mais également de mettre au jour l’impossibilité de la restitution unilatérale et univoque du monde.

Bibliographie
Corpus principal

BRECHT Bertolt, Petit organon pour le théâtre, traduction : TAILLEUR Jean, Paris, L’Arche, [1963] 2010.

SIMON Claude, L’Acacia, Paris, Les Éditions de Minuit, [1975] 2004.

SIMON Claude, Le tramway, Paris, Les Éditions de Minuit, [2001] 2012.

Œuvres, articles ou études citeés

ALLEMAND Roger-Michel , « Claude Simon pour tout vestige », Babel, n°27, 2013, p. 231-246

DIDIER Alexandre, « Locomotion, Transport, Émotion dans Le Tramway de Claude Simon », dans Littératures, n° 46, printemps 2002, p. 77-90

ALPHANT Marianne, « « Et à quoi bon inventer ? » suivi de « Le requiem acacia de Claude Simon » », Cahiers Claude Simon, n° 11, 2016

BLANC Anne-Lise, « La lecture empêchée dans les romans de Claude Simon », Tangence, numéro 112, 2016, p. 15–30

DUNCAN Alastair B., « L’Acacia de Claude Simon », SFLGC, Agrégation, publié le 24 février 2018

JOOS Vincent, "La critique sociale dans Le Tramway de Claude Simon," dans Roman 20-50, n° 37, 2004, p. 125-136

KNAPP B.L., « Document. Interview avec Claude Simon », Kentucky Romance Quarterly, vol. 16, n°2, 1969

LAURICHESSE Jean-Yves, « “Mai qui fut sans nuage...” Mélancolie de la Route des Flandres chez Claude Simon » dans Nord’, vol. 68, n° 2, 2016, p. 13-22

SIMON Claude, Discours de Stockholm, Paris, Éditions de Minuit, 1986

SIMON Claude, Œuvres, vol. I, éd. établie par Alastair B. DUNCAN et Jean H. DUFFY, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade

SIMON, Claude, « Problèmes que posent le roman et l’écriture », discours initialement prononcé en 1989, Francofonia, vol. 10, no 18, 1990.

Notes

[1BRECHT Bertolt, Petit organon pour le théâtre, traduction : TAILLEUR Jean, Paris, L’Arche, [1963] 2010.

[2Ibid., fragment 7, p. 16 (les prochaines citations seront suivies des indications POT pour le titre et du numéro du fragment et de page).

[3SIMON Claude, L’Acacia, Paris, Les Éditions de Minuit, [1975] 2004.

[4SIMON Claude, Le tramway, Paris, Les Éditions de Minuit, [2001] 2012.

[5SIMON Claude, Le tramway, op. cit., p. 128 (les prochaines citations seront suivies des indications T pour le titre et du numéro de page).

[6SIMON Claude, L’Acacia, Op. cit, p. 210 (les prochaines citations seront suivies des indications A pour le titre et du numéro de page).

[7Ne sont ici pas présentés tous les liens entre les œuvres qui mériteraient, à eux seuls, une étude entière. Cette dernière a pu être esquissée dans l’article d’Annie CLÉMENT-PERRIER, « Un si « fatidique » tramway. A propos du roman de Claude Simon », Poétique, vol. 136, no. 4, 2003, p. 469-486. Ce dernier s’articule autour du chapitre VII de L’Acacia, de l’évocation du tramway que nous avons mentionnée et de l’absence de cette scène clé dans l’ultime ouvrage de Simon.

[8SIMON Claude, « Problèmes que posent le roman et l’écriture », discours initialement prononcé en 1989, Francofonia, vol. 10, no 18 (printemps 1990), p. 4.

[9Ibid., p. 6

[10DIDIER Alexandre, « Locomotion, Transport, Émotion dans Le Tramway de Claude Simon », dans Littératures, n° 46, printemps 2002, p. 78.

[11Ibid.

[12SIMON Claude, « Problèmes que posent le roman et l’écriture », Op. cit., p. 6.

[13ALLEMAND Roger-Michel, « Claude Simon pour tout vestige », Babel, n°27, 2013, p. 231.

[14ALPHANT Marianne, « « Et à quoi bon inventer ? » suivi de « Le requiem acacia de Claude Simon » », Cahiers Claude Simon, n° 11, 2016.

[15Ibid.

[16BLANC Anne-Lise, « La lecture empêchée dans les romans de Claude Simon », Tangence, numéro 112, 2016, p. 16.

[17Ibid.

[18Ibid.

[19Ibid.

[20En réponse à Jean-Paul Sartre qui s’étonnait dans Qu’est-ce que la littérature ? de la « contamination » de la prose par la poésie et posait la question suivante : « En un mot, il s’agît de savoir de quoi on veut écrire : des papillons ou de la condition des juifs… ». Simon, dans « Problèmes que posent le roman et l’écriture » développe l’idée que l’écriture de l’un n’est pas tout à fait étrangère à l’autre et que les mots dans leur matérialité ont toute leur importance dans la signification et dans la réception des textes.

[21SIMON Claude, « Problèmes que posent le roman et l’écriture », Op. cit., p. 8.

[22LAURICHESSE Jean-Yves, « “Mai qui fut sans nuage...” Mélancolie de La Route des Flandres chez Claude Simon » dans Nord’, vol. 68, n° 2, 2016, p. 15.

[23DUNCAN Alastair B., « L’Acacia de Claude Simon », SFLGC, Agrégation, publié le 24 février 2018.

[24Ibid.

[25SIMON Claude, Œuvres, vol. I, éd. établie par Alastair B. DUNCAN et Jean H. DUFFY, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, p. 1229.

[26JOOS Vincent, « La critique sociale dans Le Tramway de Claude Simon », dans Roman 20-50, n° 37, 2004, p. 125.

[27Ibid.

[28Ibid., p. 126

[29Ibid.

[30SIMON Claude, Discours de Stockholm, Paris, Éditions de Minuit, 1986.

[31KNAPP B.L., « Document. Interview avec Claude Simon », Kentucky Romance Quarterly, vol. 16, n°2, 1969, p. 182.