Texte
Référence(s)
- Joëlle Geize. « Orion-Simon sur les sentiers de la création ». Cahiers Claude Simon 6, 2010, p. 71-85
Le volume signé par Claude Simon porte le n° 8 dans la collection. Cependant quatre publications étant programmées par an, quand le volume de Claude Simon paraît en avril 1970, il succède aux quatre premiers volumes parus en novembre 1969 : celui d’Elsa Triolet, La mise en mots, d’Aragon, Je n’ai jamais appris à écrire ou les incipit, de Ionesco, Découvertes, et de Michel Butor, Les mots dans la peinture. Orion aveugle paraît en même temps que les quatre suivants : de Roland Barthes, L’empire des signes, de Roger Caillois, L’écriture des pierres et de Jean Starobinski, Portrait de l’artiste en saltimbanque.
Sous une même maquette, à l’identité graphique forte, la diversité des volumes de la collection est à l’image de la diversité des démarches des créateurs sollicités. Chacun interprète à sa manière la demande de l’éditeur et le titre de la collection : une demande fondée sur une attention passionnée à la création contemporaine et à ses questionnements. La collection suscite en effet une réflexion sur l’écriture en acte qui rétrospectivement apparaît comme pionnière : elle préfigure les études de genèse et instaure entre texte et image une relation nouvelle et d’une extrême richesse. Ce sont les deux points autour desquels j’organiserai mes remarques sur le volume –texte et images- conçu par Claude Simon.
C’est la question du devenir-œuvre que désire poser l’éditeur aux créateurs, et dans des termes étroitement liés à la question de la modernité. Albert Skira explique ainsi le choix de son titre :
La formulation mêle des interrogations sur les intentions ou les matériaux de départ, sur la visée de l’œuvre et sur le travail en cours. Et les écrivains et artistes sollicités répondront en faisant porter leur regard sur tel ou tel moment du processus, constituant ainsi une réflexion sur la genèse élaborée par les créateurs eux-mêmes, avant toute théorisation extérieure. L’introduction de Gaëtan Picon aux Carnets catalans de Miro, en 1976, va plus loin, porte plus nettement sur le processus d’élaboration, et présente le livre comme témoignant de « ce qui précède l’œuvre, seule trop souvent à apparaître et dont nous avons l’illusion qu’elle a jailli d’un seul coup [4]. » La remise en cause d’une création inspirée et jaillissante, celle de la primauté de l’œuvre achevée ne seront pas les moindres des effets théoriques produits par cette collection. Elle expose au regard le processus et le travail d’élaboration, en donne à voir l’évidence dans les volumes des ébauches des œuvres de Picasso et Miro, mais tout aussi bien dans le volume de Francis Ponge, La Fabrique du pré.Pourquoi les sentiers de la création ? De l’émotion à la création, le poète, le peintre, l’écrivain, le musicien, le savant, l’architecte ont parcouru de nombreux chemins où ils ont cherché avec inquiétude ce qui pourrait leur donner une raison de vivre. L’œuvre achevée, il ne reste plus aux créateurs que le souvenir lointain qui les guettait.
En revanche, Simon reprend la métaphore des sentiers et du cheminement, faisant du personnage d’Orion, le géant aveugle, une figure emblématique de l’écrivain et de son travail, comme avancée tâtonnante sur un chemin de langage, le long duquel s’offrent à lui sans cesse des carrefours possibles parmi les sens offerts. Il peut ainsi s’approprier le titre de la collection : la métaphore du cheminement hésitant met l’accent sur les tours, détours et recoupements de ces sentiers et nourrit la réflexion théorique de la préface. D’autre part, par la référence à la toile de Poussin, il s’inscrit dans la culture tout à la fois mythologique, astrologique et picturale du siècle classique, et met en pratique le refus d’envisager la création comme « ex nihilo », et comme phénomène relevant d’une nouveauté absolue. Sa réponse à la question de l’éditeur prend une double forme discursive : préface-essai et fiction-écriture en acte, celle-ci illustrant, exemplifiant le propos de celle-là. La description du processus d’écriture dans l’essai se fait rétroactivement et expose la poétique littéraire simonienne en soulignant le rôle des images et de la polysémie des mots. La fiction, à sa suite, donne à lire le montage de fragments descriptifs-narratifs entrelacés qui composent une évocation de voyages en Amérique (Nord et Sud) et des images qu’en retient l’œil qui voyage ; ainsi « illustrée », la fiction donne à voir le processus de création, les « stimuli » ou les éléments de la réalité du monde ou de l’art qui ont déclenché ou orienté l’écriture en cours.Je ne dirais pas la « création ». Ce dernier mot postule en effet : « ex nihilo ». Or non seulement nous sommes les héritiers de tous les écrivains qui nous ont précédés, mais encore tout écrivain, loin de partir « ex nihilo », use de ce matériau (mais peut-on employer ce mot ?) qu’est la langue, cette langue qui, comme on l’a très justement dit, « parle déjà avant nous » [5].
Dans « La fiction mot à mot », Simon dit de ce livre qu’il est né de « la considération des propriétés du grand tableau de Rauschenberg intitulé Charlène [6] ». Ayant vu à New York,
Orion aveugle reproduit un fragment de Charlène, la partie droite du tableau, celle qui assemble la plus grande diversité de matériaux de nature visiblement disparate. Et Simon choisit après coup pour illustrations des œuvres composées de la même manière, par assemblage et combinatoire de fragments, et construisant une unité à l’intérieur de laquelle ces éléments se répondent.[c]ertaines boutiques dont les éléments […] rappelaient étrangement les éléments employés par Rauschenberg ou d’autres peintres ou sculpteurs pratiquant comme lui l’art de l’« assemblage » ou du « collage », ce tableau a eu la propriété d’appeler ou de faire surgir d’autres images, (d’autres figures) – de New York, puis du continent américain, d’ailleurs encore – qui sont venues, comme les propriétés du mot « rideau », s’agglutiner autour de la figure considérée au départ [7] .
Simon livre ainsi à égalité pour le lecteur des images génératrices ou directrices et d’autres qui font écho à son écriture [8] ; il fabrique ainsi la cohésion du texte autant que celle du livre, et conduit le lecteur à en inférer que le travail en cours est tout aussi important que l’élément initial, et que la théorisation de la préface, décrivant les rencontres de mots et les bifurcations auxquelles elles se prêtent, correspond à l’avancée de la fiction qui suit.
Cette façon duelle d’éclairer la genèse – essai et fiction, « stimuli » initiaux et éléments harmoniques – distingue le livre de Simon de celui d’Aragon. Je n’ai jamais appris à écrire ou les incipit mêle dans une écriture mi-autobiographique mi-fictionnelle le récit de genèse de ses premiers livres restés inachevés [9] et celui du rôle joué par les incipit dans ses livres. Certaines formules d’Aragon semblent proches de celles de Simon : « On pense à partir de ce qu’on écrit et pas le contraire » ; « J’invente au fur et à mesure des mots [10] ». Mais Aragon propose surtout une fiction théorique qui conserve à la création tout son mystère : celle d’un « incipit » inaugural brusquement surgi, comme donné et à la venue duquel l’écrivain ne prend aucune part. Et si on voulait, malgré le risque de schématisme, classer les premiers volumes de la collection selon qu’ils manifestent la plus ou moins grande activité ou passivité du sujet créateur, une différence nette apparaîtrait entre eux. Certains sont du côté de l’écriture comme expression, accueil en soi d’une instance autre : la main, guidée par les fantasmes dans les peintures de Ionesco, une voix intérieure qui s’impose à l’écoute ou plutôt à la lecture pour Aragon, et d’autres, comme Simon et Ponge, du côté du travail et du ressassement, de la reprise infinie du texte. On pourrait même se demander si le livre de Simon n’est pas une réponse contradictoire à celui d’Aragon, qui fait la part belle à l’irruption inexpliquée de tel incipit, à la création comme apparition d’un texte qu’il suffit de lire, ainsi qu’à la reproduction du geste de son écriture manuscrite. Simon, qui a souvent dit son désaccord avec la notion d’écriture automatique [11], affiche la notion de travail au présent de l’écriture, et la combinaison de fragments comme geste majeur de ce travail. Proche de Francis Ponge en cela, mais sans pour autant, comme lui, publier le dossier des états successifs d’un texte avec l’état final, comme traces d’une réécriture continue. Le désir de dévoiler la genèse ou le cheminement de l’œuvre varie ainsi d’un auteur à l’autre et le projet de la collection est assez souple pour accueillir ces variations.
La complexité du rapport texte-image dans Orion aveugle s’apparente davantage à celle de L’Empire des signes de Barthes, dans la mesure où celui-ci refuse lui aussi un simple rapport de commentaire :
Avec ce refus de la fonction d’illustration, une autre caractéristique propre à Orion aveugle est la diversité des documents visuels. En effet, la plupart des volumes présentent une certaine unité dans l’iconographie : Aragon présente de nombreux documents autographes, Ionesco, ses propres dessins et peintures, qui constituent toute l’iconographie, Caillois, des photographies de pierres, Butor et Starobinski, des œuvres picturales.Le texte ne « commente » pas les images. Les images n’ « illustrent » pas le texte ; chacune a été seulement pour moi le départ d’une sorte de vacillement visuel, analogue peut-être à cette perte de sens que le Zen appelle un satori ; texte et images, dans leur entrelacs, veulent assurer la circulation, l’échange de ces signifiants : le corps, le visage, l’écriture, et y lire le recul des signes [12].
Dans Orion aveugle, on trouve des œuvres picturales ou plastiques, mais aussi des photographies et très peu de documents manuscrits [13]. L’auteur est présent en tant que scripteur et dessinateur : le dessin représentant sa table de travail et sa main [14]. Hors cette main et celle qui trace les lignes de la préface et du titre intérieur, le corps de l’écrivain n’est pas autrement présent – sinon dans la dernière page et sous une forme généralisante et figurée, l’œil humain de la dernière planche anatomique répondant symétriquement à la main initiale, comme l’autre instrument de l’écriture.
Diversité donc de l’iconographie et pourtant forte unité, parce qu’étroitement liée au texte avec lequel les échos sont constants et répétés. Ainsi la photo du fleuve Amazone entre en résonance non seulement avec la page qu’elle « illustre » mais aussi avec la page suivante qui reprend l’article encyclopédique Serpent et sa gravure, et avec toutes les occurrences de formes serpentines – fil du téléphone, lapin mécanique, boa de la vieille dame. Les deux références picturales placées au premier plan dans le livre, Poussin et Rauschenberg, donnent un autre exemple de cette diversité-unité : ils sont l’un et l’autre des peintres qui composent – et de manière très rigoureuse, mais c’est ici le rôle joué dans l’écriture qui les unit par-delà les siècles qui les séparent et leurs différences patentes.
Les vingt et une « illustrations », toutes étroitement liées au texte, composent des séries que l’on pourrait mettre en rapport avec les séries narratives et/ou descriptives du texte, mais nous ne commenterons ici que leurs fonctions.
La fonction d’illustration apparaît le plus souvent déviée, indexant une analogie (métaphore ou comparaison). Ainsi les personnages des boîtes à cigares illustrent le comparant des écrivains du congrès chilien ; la gravure de l’attentat de Vaillant figure un événement analogue – mais dramatique et historique – à celui, dérisoire, qui se produit au cours de ce même congrès ; et les planches anatomiques des troncs masculin et féminin illustrent les associations visuelles suscitées par l’angoisse du malade ou le regard du voyeur sur les amants. Les montages de George Brecht et Louise Nevelson donnent une image analogique et non représentative de l’intérieur des buildings de la rue new-yorkaise, transposée dans l’art abstrait américain des années 50-60. L’illustration donne à voir, mais à voir la métaphore, l’écriture, et devient figuration de la figure [15].
Allégorie de l’écrivain, sans doute, mais aussi matière à réflexion sur la représentation. Car la représentation de l’espace est au cœur de l’analyse fictionnelle de la toile, avec celle de l’effet de profondeur produit, et Simon la compare à un bas-relief, d’une certaine profondeur mais non réaliste. « Il (le visiteur du musée) ne contemple pas un spectacle à trois dimensions. » (p.129) Simon voit en Poussin un peintre figuratif qui refuse l’illusion représentative, et qui, tout en paraissant respecter les règles de la perspective albertienne, les contredit dans sa manière de mettre sur un même plan la figure et le fond [18]. Cette lecture du tableau de Poussin le rapproche aussi de la description écrite, par l’attention au matériau (peinture et langage) et à la matière. Adoptant la même démarche que Poussin, Simon défait l’illusion de volume donnée par la perspective : les nuages (du moins ceux qui portent la déesse narquoise) sont « autour de la tête d’Orion (et non pas derrière) » (p.129). Ce faisant, Simon s’écarte de l’image de peintre classique de Poussin : le sujet mythologique (l’argument comme les personnages) est réduit à cette marche vers le soleil ; la composition rigoureuse est négligée, malgré l’attention que Simon lui accorde d’ordinaire. Il s’écarte aussi d’une interprétation romantique et met peu l’accent sur la place accordée à la nature, qui occupe pourtant toute la moitié gauche du tableau [19]. En revanche, il reprend, à propos des étranges nuages qui masquent le soleil pour Orion, l’association inattendue de Poussin avec l’esthétique baroque, déjà esquissée dans La Bataille de Pharsale, où l’analyse du tableau, en faisant allusion au spécialiste de Poussin, Anthony Blunt, relevait le mouvement paradoxal de la figure d’Orion, « immobile à grands pas [20] » :
En mettant l’accent sur le mouvement et sur la répartition de la lumière, en évitant toute notation de couleur, l’ekphrasis accentue l’assimilation de la toile avec un bas-relief, ou encore avec les dessins préparatoires de Poussin, que Simon pouvait connaître et qui sont souvent comparés à des dessins de bas-reliefs, par exemple ceux de Moïse défendant les filles de Jethro [21]. La « rhétorique » du peintre, pour Simon, le conduit à représenter l’arrière-plan comme tel selon les lois de la perspective, mais à le projeter au premier plan par les jeux de la lumière. Cependant il s’agit là d’un effet produit et la description se clôt sur le retour à la matière picturale, « une mince pellicule de couleur ». Voir le tableau comme un bas-relief et montrer Orion comme ne pouvant se détacher du décor, gangue dans laquelle il est pris, c’est enfin – et là est sans doute l’essentiel – intégrer la description du tableau au texte, la rendre non détachable : faire écho à la description du couple d’amants décrits comme en train de se figer, de devenir marbre, ainsi qu’à la métaphore du magma qui entrave la marche de l’homme malade [22]. L’ekphrasis est elle-même prise dans la gangue de la fiction. La description d’Orion aveugle se fait sous forme fragmentaire et sérielle, avec reprises et variations disposées dans la totalité du livre, mais surtout dans la seconde moitié. Son rôle est évidemment essentiel à la cohésion du texte autant que du livre. Elle y intervient en proximité quasi systématique de la série des narrations descriptives de l’homme malade dans une rue de New York et leurs diverses composantes (marche de la vieille dame, visite chez le médecin). Orion n’est pas seulement une allégorie mais un personnage de la fiction, et placé sur le même plan textuel que les autres personnages : marche entravée, but incertain. L’évocation d’Orion au début et à la fin du livre accentue en outre l’effet de clôture et de bouclage. Le début développe le titre en une description de la toile de Poussin ; la fin annonce la disparition du géant, effacé par la lumière du jour. Elle condense ainsi deux moments de la légende : marche d’Orion « vers la lumière du soleil levant » et son devenir constellation (qui provoque sa disparition quand arrive le soleil). Or la double nature d’Orion, personnage mythologique et constellation, apparaît dans le texte de façon disjointe et successive : le personnage puis la constellation, sans que jamais avant la dernière page, l’un ne soit lié à l’autre par un récit, comme c’est le cas dans le récit mythologique [23]. À l’apparition ultime d’Orion, fait face une représentation anatomique de l’œil : l’ « explicit » associe la rétine et les images du monde, et à l’aveuglement du géant succède le glissement des images du monde qui viennent s’y plaquer. De l’aveuglement initial à la vision finale, le livre, comme le texte, connaît le même destin qu’Orion, qui retrouve la vue mais pour aussitôt disparaître.… chez Poussin il se trouve pour ainsi dire précipité Critique anglais qui définit le baroque movement into space malheureusement intraduisible le mot into n’ayant en français que des équivalents faibles comme au-dedans de ou à l’intérieur de
[…]
into space au-dedans de ou à l’intérieur de Par exemple l’extraordinaire Orion aveugle marchant vers la lumière du soleil s’enfonçant le spectateur s’enfonçant en même temps gigantesque sa tête dominant la cime des arbres
Malgré la précision des descriptions successives et répétées du tableau [24], un personnage de la scène représentée par Poussin est oublié, alors que les nuages sur lesquels il est juché sont longuement décrits : la déesse Diane-Artémis, responsable de l’aveuglement et peut-être de la mort d’Orion. Avec elle, c’est la matière mythologique qui disparaît, plus encore que la nature qui l’entoure, mais aussi bien le récit : comme si le tableau de Poussin ne racontait rien, mais saisissait et figeait un moment, un mouvement tâtonnant vers un but inaccessible. La figure d’Orion, emblématique de la démarche incertaine de l’écrivain, est comme prise elle-même dans la matière du texte qui la transforme et la plie à sa logique et à son esthétique.
Rosalind Kraus souligne ainsi la capacité qu’a l’œuvre de Rauschenberg de conférer à l’image la densité matérielle de l’objet prélevé et transféré. Claude Simon s’inscrit dans la continuité de ce geste, en transférant l’objet décrit de la toile à l’écriture comme s’il s’agissait de la réalité vue par le protagoniste. Ce nouveau transfert permet de transformer les affiches, grâce à leurs inscriptions, en support d’interprétation, et en un texte qui va consonner, dans la page suivante, avec la description du Congrès chilien d’écrivains. Le même geste est reproduit avec le condor, appartenant à la réalité perçue dans la description du texte (p. 58), et élément de réalité brute (mais empaillée) intégrée à la composition de Rauschenberg intitulée Canyon et reproduite dans le livre (p.59).Dans l’œuvre de Rauschenberg, l’image ne repose pas sur la transformation d’un objet, mais bien plutôt sur son transfert. Tiré de l’espace du monde, un objet est imbriqué dans la surface d’une peinture. Loin de perdre sa densité matérielle dans cette opération, il affirme au contraire et de manière insistante que les images elles-mêmes sont une sorte de matériau. [27]
Figures du mode de composition du texte, les illustrations sont aussi des figures du mode de lecture qui peut en actualiser le mieux les jeux de signification : leur mise en série joue sur la répétition et la variation et invite à des superpositions ou résurgences de pans antérieurs du texte. Plus généralement le lecteur est incité à une mise en écho généralisée du texte avec lui-même et avec les illustrations. Ainsi le collage en avant-dernière illustration, sans doute de Claude Simon, juxtapose cinq séries d’icônes différentes : trois séries de figures emblématiques du continent américain, Marylin Monroe, J.F. Kennedy et Che Guevara, toutes trois récemment disparues [28], intercalées avec des marques de deux célèbres boissons américaines : whisky et coca-cola. Le jeu de tension entre diversité et unité y est aussi fortement emblématisé que la fonction d’illustration analogique, et non représentative. Dans l’Introduction à ses Photographies, Simon reprend une opposition qui lui avait valu des reproches de la part de certains théoriciens, et notamment Jean Ricardou, entre les dimensions référentielle et littérale de la littérature, et explique que cette opposition n’a pas lieu d’être : « Il y a un point d’équilibre à trouver. C’est à sa recherche difficile que j’écris [29]. » C’est cet équilibre que manifeste la relation instaurée par Orion aveugle entre le texte et les illustrations choisies : référentielles si on peut parler de référent pour une métaphore ou pour une forme (celle du building, celle d’un S), génératrices de l’écriture et de sa relance, et de la lecture, inévitablement. Leur dialogue avec le texte, le va-et-vient du regard du lecteur sont d’autant plus forts qu’elles ne proposent aucune réponse simpliste à la question du référent et la détournent. Plus encore que l’écriture, c’est ici le livre qui matérialise cet équilibre en même temps qu’il en montre la recherche en cours et par quels sentiers sinueux entrelacés elle avance - tâtonnante- vers la lumière et la fin de l’écriture.