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Gleize, Joëlle, « La détaille et le détail : sur L’Acacia » (1999)

samedi 11 novembre 2017, par Joëlle Gleize

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Texte

Référence(s)

Joëlle Gleize. « La détaille et le détail : sur L’Acacia de Claude Simon ».
Étude sur la poétique simonienne du détail dans L’Acacia, parue pour la première fois en 1999, dans La Licorne :
Le Détail. La Licorne. Hors série - Colloques VII. Études réunies par Liliane Louvel. UFR Langues Littératures de Poitiers / MSHS, 1999, p. 205-216.

Dans le dessin que Claude Simon place en ouverture d’Orion aveugle, il a représenté sa table de travail, devant une fenêtre, ouverte sur une rue bordée d’immeubles. Sur cette table, des instruments de travail : auprès d’une lampe, une boite d’allumettes, une coquille Saint-Jacques, un livre sur lequel est posée une image, un paquet de cigarettes, un stylo, et au premier plan une main écrivant. La précision est remarquable ; celle du dessin des briques sur le mur de la maison voisine, comme celle du paquet de cigarettes Players ; comme celle enfin de l’image, qui est le dessin d’un détail, celui d’une fresque de Piero della Francesca, la Victoire d’Héraclius contre Chosroès, détail souvent reproduit, et connu des lecteurs de Simon parce que décrit dans La Bataille de Pharsale. Tous ou presque tous les éléments d’une poétique du détail sont là : le traitement égalitaire des objets et du sujet humain, tenu hors champ : « L’homme n’est plus le centre du monde mais parmi les choses » dit volontiers C. Simon [1], qui porte la même attention minutieuse à tout ce qui est, humain ou non, essentiel ou non ; le détail prélevé sur l’ensemble auquel il appartient et qu’il évoque ou dont il convoque le souvenir ; détail singulier par l’impassibilité du trompette au milieu d’un corps à corps dont certains éléments se devinent sur le dessin du romancier, détail cité et transposé dans l’écriture, le détail pictural devenu détail textuel, lu et réécrit [2].

Le détour par ce dessin me permet de figurer mon propos ; plusieurs questions seront articulées qui pourraient se réduire à celle-ci : il semble évident d’envisager l’écriture de C. Simon comme une écriture du détail, ou qui détaille, mais aussi simultanément, de se poser la question de ce que devient le détail quand le détail est partout, quand il n’y a que des détails, depuis les foisonnantes narrations-descriptions de matières, de lieux, d’objets ou de sensations jusqu’à l’élection de tel épisode précis (la mort d’un officier par exemple ou l’anéantissement d’un escadron) pour en faire le noyau d’une expérience vécue de la seconde guerre mondiale et le centre organisateur d’un roman.

On parle souvent, à propos de son œuvre, d’écriture fragmentaire, de fragment plutôt que de détail, et il faudra aussi interroger cet écart, sa pertinence. Je le ferai en me plaçant moins dans la perspective de l’écriture que dans celle de la lecture. Dans une écriture qui procède par montage de fragments, quelles sont les fonctions du détail, des détails ? Quels sont les effets sur la lecture d’une écriture qui détaille, qui développe et précise ou qui isole et souligne un élément sans souci d’une hiérarchie convenue ? Quelle est la lecture qui s’invente là, à partir de ce bouleversement dans l’accentuation des éléments, dans leur scansion, leur rythme ? J’ai choisi de me poser ces questions à propos de L’Acacia, le dernier roman de Simon au moment où j’ai commencé ce travail. C’est qu’il me semble témoigner, après et dans la même voie que Les Géorgiques, d’une relation spécifique au détail, et spécifique d’une écriture de la discontinuité et du montage.

Peindre le détail

Le dessin d’Orion aveugle permet aussi d’interroger pour commencer, le parallélisme qu’établit Simon entre peinture et littérature, lui qui fait volontiers référence à la peinture de la Renaissance flamande, allemande ou italienne, Bruegel, Dürer, Uccello, Piero della Francesca, peinture qui ne souscrit pas à une hiérarchie classique du détail soumis aux impératifs du « tout ensemble ». Au cours du colloque consacré à son œuvre à Cerisy en 1975, un lecteur interrogea C. Simon sur la signification de la description d’une porte de poulailler dans La Route des Flandres. À cette question de la place accordée à un détail, l’écrivain répondit par une double référence picturale : la première aux peintres de la Renaissance pour qui « le “sujet” d’un tableau [...] ne sert que de prétexte à la peinture de paysages ou d’architectures au milieu desquelles on distingue à peine, minuscule, la scène qui donne son titre à l’œuvre [3] ». On sait que C. Simon cite souvent La Chute d’Icare de Bruegel, où le sens même de l’œuvre est de transformer en détail marginal la figure mythique alors que le travail de la terre occupe le premier plan, jouant ainsi de la hiérarchie classique pour la contester. L’autre référence picturale faite alors par Simon et récurrente dans ses entretiens, est une modernité qui commence avec Cézanne on Van Gogh et se poursuit avec Dubuffet et qui prend pour sujet des éléments négligeables de la réalité. Dubuffet écrit : « La chaussée la plus dénuée de tout accident et de toute particularité, n’importe quel plancher sale ou terre nue poussiéreuse auquel nul n’aurait l’idée de porter son regard – délibérément du moins – (encore moins de les peindre) sont pour moi nappes d’ivresse et de jubilation. [4] »

À partir d’un même refus d’une hiérarchie pré-établie entre des éléments du monde en même temps qu’entre les éléments de l’œuvre, les solutions esthétiques apportées sont évidemment différentes, les uns donnant à chaque élément du tableau une importance égale, et construisant le sens sur cette atteinte à la hiérarchie, les autres constituant plus radicalement l’inessentiel ou l’infra-ordinaire en « sujet », et opposant à la quête de sens, le silence de la matière ou de l’objet. Par cette double référence (pré-classique et moderne), C. Simon porte le refus de toute hiérarchie convenue à son comble dans un accord violent avec l’être-là du monde. Sa réflexion sur le détail s’inscrit ainsi dans un vaste et obstiné mouvement de revalorisation de ce qui était tenu pour négligeable, mouvement amorcé par Balzac et Flaubert, et poursuivi, prolongé par Proust ou par Perec, entre autres.

Ces références cependant ne rendent compte que d’un aspect de sa poétique du détail, la part critique en quelque sorte, contestation de la hiérarchie entre les divers éléments de l’œuvre littéraire, que C. Simon radicalise significativement. C’est une autre série de références picturales qui permet de mieux cerner la spécificité de son apport, celle que déploie Orion aveugle dont le texte se ponctue de reproductions d’œuvres qui sont pour la plupart des montages, des collages (Rauschenberg, Louise Nevelson, Arman) et où le traitement esthétique égalitaire des détails s’articule à leur mise en échos réciproques [5]. En instaurant un réseau d’analogies, ou d’oppositions, en tissant des relations sémantiques et formelles étroites entre les diverses parties de l’œuvre, celle-ci se dote d’une unité fondée sur un ordre autre, et produit par là même un bouleversement dans la lecture du ou des détails.

Écrire le détail

La poétique du détail de C. Simon s’ancre donc dans une réflexion sur la peinture mais elle se fait dans la littérature et l’œuvre littéraire – son écriture et bien plus encore sa lecture – a affaire au temps plus encore qu’à l’espace. C. Simon déplore et combat cette obligation qu’a l’écriture de se donner à lire dans la successivité et non, comme la peinture, dans la simultanéité. Si la sélection d’un détail (petit pan de mur jaune ou page musicien) est facile et quasi licite dans le regard porté sur l’œuvre picturale, qui se rapproche ou s’éloigne aisément, la même opération appliquée à l’œuvre littéraire devient problématique. Ecrire mais aussi bien lire, c’est gérer et gérer dans le temps cette tension entre attention portée au détail et « vision » (anticipation et remémoration tout à la fois) de l’ensemble.

Si lire, c’est lier, construire une cohérence, tout lecteur est amené à faire des hypothèses sur l’important et l’accessoire. Balzac, Flaubert, Stendhal lui-même nous ont depuis longtemps appris que les détails (narratifs ou descriptifs) avaient leur importance pour l’interprétation et la compréhension d’une écriture. Proust nous a également enseigné à voir dans le détail d’une impression la matière même de l’œuvre, et les livres de C. Simon travaillent à cette même et toujours différente transformation des habitudes de lecture. En quoi l’activité de « détaille » intervient-elle dans la lecture ? Dans la lecture du spécialiste, inévitablement, mais aussi et surtout dans la lecture ordinaire, la première lecture, ou plutôt une reconstitution approximative de première lecture de ce texte qu’est L’Acacia, en même temps que de la relecture ou des relectures fragmentaires qu’elle suppose. Il ne s’agit pas de rendre compte d’une fascination devant tel ou tel détail, ce que Roland Barthes, retenant d’une photographie le ou les détails qui le touchent, nomme « punctum ». Plus que les détails poignants, ce sont les détails saillants qui me retiendront, saillants en ce qu’ils sont soulignés par une disposition particulière ou en ce que leur nombre confère une place particulière à ce (objet, personnage ou action) qu’ils contribuent à décrire. Est-ce à dire qu’il y aurait un détail « objectif » ? un détail en dehors du regard ou de la lecture qui le déclare ou démontre tel ? La difficulté peut être levée par l’hypothèse qu’existent dans le texte des détails exhibés comme secondaires, et par-là même évidemment récusés comme insignifiants.

La notion de détail se prête à un double usage : détail-élément d’une œuvre à laquelle il s’intègre et dans laquelle il remplit certaines fonctions, accessoires ou essentielles ; et acte de détailler, ou encore détaille, néologisme qui veut rendre compte d’un geste, d’un faire, d’un processus de dépliement des composantes ou qualifications d’un objet au sens très général du terme. Dans la perspective adoptée ici : l’étude des parcours de lecture inscrits dans l’œuvre, des procédures de liaison et de déliaison qu’un texte propose et amène son lecteur à adopter, il semble que l’une et l’autre acceptions ne produisent pas les mêmes effets.

Détaille et déroute du lecteur

Devant cette écriture qui détaille, précise, développe, énumère, corrige, il semble tout d’abord que la mémorisation, la synthèse et donc la progression dans la lecture soit délibérément entravée. Mais ce que la poursuite de la lecture fait apparaître, c’est que le détail peut aider la lecture autant que l’égarer. Ce qui n’étonnera guère dans une œuvre tendue vers l’organisation toujours recommencée d’un chaos initial aussi fascinant que menaçant.

Partons de l’impression première à l’entrée de L’Acacia, dans cette première lecture que je reconstruis. La profusion des détails descriptifs associée à l’absence de toute donnée informative – non pas sur la datation, cette fois précisée en titre de chapitre – mais sur le lieu et les motivations des personnages qui y errent, ne peut apparaître d’abord que comme un facteur d’égarement, un obstacle à l’anticipation. L’errance des personnages, à la recherche d’indices improbables dans le champ de ruines laissé par la guerre, guidés par quelques vagues indications données au dos de cartes postales, est métaphore de cette errance du lecteur plus encore que de celle de l’écrivain dont on sait qu’il compare souvent son travail à la marche tâtonnante d’un Orion aveugle. Car ce n’est qu’au moment où cette errance prend fin, en même temps que le chapitre, que le lecteur comprend l’objet de leur quête : l’emplacement à jamais incertain de la tombe de leur mari, frère et père [6].

Du fait de la composition fragmentaire du roman, montage de chapitres titrés d’une date, dans un ordre non chronologique qui fait alterner deux séries qui se situent (pour le dire vite) l’une autour de la première, l’autre autour de la seconde guerre mondiale, cette errance initiale est à recommencer au début de l’autre série, et même à chaque début de chapitre, puisque chacun forme une unité et semble se clore sur lui-même. Pour chaque chapitre, et en particulier pour le chapitre onze, le plus hétérogène, le lecteur doit répartir les fragments selon les espaces-temps dont ils relèvent. Le fragmentaire fait échec à toute tentative pour prévoir, pour construire hypothétiquement un futur de la lecture qui permettrait de juger de l’importance relative des éléments du texte. L’appréhension de l’ensemble est entravée par la relative autonomie des chapitres, comme par la prolifération des détails à l’intérieur de chacun, dont certains constituent de véritables études de détail, au sens où on l’entend en peinture. L’entrave à la construction d’hypothèses de lecture provient aussi de ce parti pris esthétique déjà évoqué, ce parti pris du détail qu’Elie Faure reproche à Dürer. Dans La Bataille de Pharsale, ce reproche de l’historien d’art est qualifié d’« incurable bêtise française » :

Tout pour l’artiste allemand est au même plan dans la nature le détail masque toujours l’ensemble leur univers n’est pas continu mais fait de fragments juxtaposés on les voit dans leurs tableaux donner autant d’importance à une hallebarde qu’à un visage humain à une pierre inerte qu’à un corps en mouvement. [7]

Ainsi sur les quatre pages consacrées à l’évocation, par le réserviste mobilisé, de son voyage en Espagne trois ans auparavant, la description d’un drapeau détrempé par la pluie aperçu dans une gare occupe plus d’une demi-page, quand le jugement global porté sur ce qu’il a vu à Barcelone tient en quatre adjectifs d’une phrase parenthétique : « (il n’avait fallu au voyageur muni d’un vrai faux laisser-passer que quelques jours pour voir ce qu’il voulait voir, savoir ce qu’il voulait savoir : c’était à la fois pathétique, naïf, furieux, navrant) [8] ». La hiérarchie entre l’essentiel et l’accessoire se fait ici par l’extension donnée à un détail-emblême, qui vaut pour une description plus générale de la situation. Donner à voir ou plutôt à se figurer le drapeau « imbibé d’eau et pendant lourdement mi-partie rouge et noir selon la diagonale du rectangle (le noir du deuil, du désespoir, de la mort) » (p. 194) suffit pour le donner à comprendre [9] . Comme la mort du colonel, faisant face, sabre au clair, au tireur embusqué, est emblématique de la dérisoire confrontation des armées française et allemande en mai 1940. L’Histoire vue par un regard singulier, acéré, qui découpe, délimite, puis métamorphose ces fragments en en reprenant inlassablement la mise en mots. Détail répété et générant lui-même d’autres détails, par la multiplication ou la décomposition en ses différentes composantes d’une sensation, d’une action, d’un objet ou d’un corps. Détail devenu capital.

Détailler est à l’évidence dans la logique même de l’écriture de C. Simon : parce qu’il préfère décrire avant de dénommer, comme ce « quelque chose tout entier en plans et en angles, grossièrement fait de tôles rivetées, semblable à une sorte de crustacé, sauf que ça a la taille d’un camion » (p. 92), ce blindé apparu au-dessus d’une haie ; parce qu’il préfère des formules périphrastiques aux noms propres, qui figent ou fixent la référence ; parce qu’il procède constamment par analogie, pour assimiler ou différencier : « cette fois sans nœud papillon ni veste de tweed mais vêtu (ou plutôt déguisé à l’aide) d’un vieux blouson » (p. 191) ; parce que toute comparaison peut à son tour être développée en description ou narration, parce que toute mise en mots d’une sensation, d’un souvenir, ne peut être qu’approchée, par tâtonnements, pas à pas. Ce dépliement toujours possible de chaque action, ce déploiement toujours possible de chaque mot, cette addition toujours possible d’une qualification, d’une incise, qui emporte le lecteur dans une dérive à laquelle il peut s’abandonner avec le plaisir d’une attente toujours surprise, mais aussi où il peut perdre pied et être contraint à revenir à une bifurcation précédente pour retrouver le fil, c’est sans doute cela qui frappe d’abord le lecteur de ces textes.

Toute formulation est susceptible d’être corrigée, nuancée, précisée. L’écriture de Simon, comme celle de Proust, procède par addition, et intègre à sa forme définitive les efforts vers une formulation plus adéquate. Cette écriture nous fait assister à la genèse de ces détails ; elle rend visible, lisible, l’engendrement de la précision, de la digression, la fabrique, non pas du détail, mais de la détaille. En exemple, la fin du chapitre IX : une description de la jeune mère qui ne se sait pas encore veuve engendre une comparaison avec un buste de sainte enfermant une relique, ce qui par différenciation mène à l’absence de tombe pour le père et par différence encore au substitut de pierre tombale que constitue le faire-part de décès, qui comporte une citation à partir de laquelle le narrateur tente de reconstituer la scène où la mère reçoit l’annonce de cette mort et crie peut-être cette phrase. Dans un même flux, se disent la douleur de l’attente, en anticipation, celle du deuil impossible, et enfin le déchirement suprême provoqué par l’annonce. Le lecteur, celui qui relit, peut avoir l’illusion de suivre le processus de la détaille : mais l’illusion seulement, car cette écriture qui semble ne se corriger qu’en ajoutant, comme la parole, est la plus écrite qui soit, et n’a évidemment qu’un très lointain rapport avec la première venue du texte. La phrase simonienne donne au lecteur l’impression d’assister à son développement par approximations successives, par ajouts et incises, par rappels et anticipations ; elle lui offre généreusement l’illusion d’accompagner sa mise en mots, sa mise en forme. Et l’errance du lecteur se justifie en quelque sorte de mimer celle de l’écrivain.

Vers une poétique du détail

La critique a depuis longtemps souligné ce qu’avait de désorganisateur pour tous les ordres romanesques établis (spatial, temporel, généalogique, etc) le texte simonien [10] : on parle souvent à son propos de décomposition, de désintégration, pour rendre compte de cet effet de dispersion produit par la prolifération des détails, la difficulté à maîtriser cette profusion, à comprendre sa logique. Il faut insister sur le versant complémentaire et nécessairement complémentaire de cette fragmentation et de cette dispersion : la structuration, la recomposition d’un ordre autre, différent. Et cette perspective formelle ne doit pas faire oublier l’enjeu de cette poétique de la détaille et du détail : un certain regard sur le monde, tout à la fois avide et désenchanté, qui ne cherche pas à lui donner un sens mais à en faire œuvre, ce qui est bien aussi instituer un sens, mais pluriel.

Faire œuvre, c’est composer, inventer un ordre, et le donner à lire. Outre les célèbres « donc », ou les parenthèses précisant le référent d’un pronom qui ponctuent les phrases longues, le soutien majeur à la maîtrise des détails proliférants n’est pas d’ordre stylistique : il s’agit plutôt de la perspective adoptée, de la focalisation interne de la narration-description. Perspective du personnage du réserviste-brigadier dans les chapitres concernant « l’étrange défaite [11] », et dans les autres, perspective d’un narrateur s’efforçant de reconstituer, de s’imaginer, à partir de documents fragmentaires, de récits lacunaires, de traces dérisoires, des moments du passé de parents disparus. Ainsi associée à une focalisation interne, la description détaillée se voit motivée par un état psychologique particulier d’émotion intense : la vision rapprochée, celle « des triangles, des polygones, des cailloux, des menus brins d’herbe, l’empierrement du chemin où il se tient maintenant à quatre pattes, comme un chien » (p. 90) ou le regard en arrêt sur un objet, comme ce couvercle de boîte de cirage que referme le brigadier au moment où arrive l’ordre d’alerte (p. 260).

L’acuité perceptive visuelle ou auditive, multipliée par le danger, du brigadier devenu gibier et animal, s’oppose à la vision floue de la femme (la mère) qui revient d’Afrique et sait ou pressent ce qui l’attend. « Elle ne voit pas la foule. Elle voit un confus amas de particules multicolores, claires ou foncées, agglutinées et mouvantes. »(p. 149) C’est dans le monde de la fiction que se situe ici le regard qui détaille, ou décompose, avec avidité et précision ou à l’inverse celui qui refuse de voir, de reconnaître le monde. La lecture, qui procède par synthèses partielles successives, trouve ainsi un point d’où opérer cette synthèse, réduire la dispersion, mettre en perspective. Parfois le texte lui-même couronne une énumération d’une formulation synthétique, comme cet « hétéroclite butin arraché à des mondes barbares » (p. 83) qui somme la description des objets offerts par l’officier de marine à ses deux sœurs. Un battement, un rythme s’instaure pour le lecteur entre dispersion et concentration.

Notons d’ailleurs que ce qui paraît s’opposer à cette vision rapprochée et que le texte nomme une « perspective télescopique » (p. 165), va dans le sens de la dispersion et du multiple et non de la concentration. Il s’agit d’un élément soudainement perçu dans un ensemble où sa singularité s’annule en se multipliant : le réserviste mobilisé « pensant à tous les trains qui roulaient en ce même moment dans la nuit, acheminant leur cargaison de peur », « comme si d’un bout à l’autre de l’Europe la terre obscure était en train de trembler sous les innombrables convois emportés dans la nuit, remplissant le silence d’un unique, inaudible et inquiétant tonnerre » (p. 169 et 170). La vision téléscopique, loin de mener à une synthèse, provoque le vertige de celui qui perçoit le multiple, et comme infime détail ce qu’il envisageait comme unité singulière.

Ce changement de perspective est proche du battement instauré entre le premier plan et la toile de fond, comparaison picturale souvent présente et dont l’effet le plus notable n’est pas de faire ressortir le ou les détails sur le fond mais de les y noyer. La dissolution d’un objet ou personnage dans un arrière plan revient de façon tout aussi récurrente que le surgissement d’un objet ou d’un personnage se matérialisant à partir de rien, souvent commenté. La mort est figurée comme engloutissement et disparition, exact envers de l’opération de détaille qui fait exister par l’énumération : ainsi le texte détaille les différentes composantes de l’armée avant qu’elles soient toutes unies dans un même engloutissement : « tous, les uns après les autres, déversés, engloutis, disparus sans laisser de traces » (p. 39). Ce battement constitue une variante stylistique du battement fréquemment thématisé dans les romans de Simon de l’apparition / disparition, lui-même variation sur le rythme essentiel de la vie et de la mort. Ce qui est décrit comme impression d’anéantissement dans le monde de la fiction peut correspondre, dans l’expérience du lecteur, à un moment de maîtrise de la multiplicité ou de la dispersion. Pour le lecteur qui relit cependant, le flux de la détaille peut faire retrouver un peu de la jouissance de voir et dire le monde qui est celle de l’écrivain.

À l’engloutissement des détails dans un arrière plan de pluie ou de nuit s’opposent, très rares, des moments où à l’inverse, un équilibre s’instaure entre l’élément singulier, le ou les détails, et le fond, dans une sorte de mise en valeur réciproque. Cela correspond dans le monde de la fiction à de brefs instants de répit, voire de revanche de la vie. Ainsi pour le brigadier momentanément en sécurité sous le couvert de la forêt, le chant du coucou se détache sur un fond de silence qu’il donne à percevoir et à décrire comme fait de « menus bruits », et ce fond lui-même laisse place à quelque chose de plus primordial, de plus élémentaire que les bruits de la vie de la forêt, le seul (bruit de) fond qui soit à la fois multiple et continu, et qui s’oppose à la discontinuité mortifère des bruits de la guerre, « une vaste rumeur »,

« continue, indifférente, l’invisible et triomphale poussée de la sève, l’imperceptible et lent dépliement dans la lumière des bourgeons, des corolles, des feuilles aux pliures compliquées, s’ouvrant, se défroissant, s’épanouissant, palpitant, fragiles, invincibles et vert tendre. » (p. 98)

L’effet de dispersion de l’attention produit par la détaille est ainsi contrebalancé par des mouvements de sommation, de concentration, selon un rythme proche de celui du regard (humain ou mécanique) qui accommode sur le détail ou sur l’ensemble, sur le premier ou sur l’arrière-plan. L’emportement d’un mouvement de précision, de variation, de différenciation qui s’enfle puis se réduit et s’apaise dans le repos d’une totalisation partielle est essentiel au rythme de la lecture comme de l’écriture simonienne.

Le détail, la lecture et la liaison

Si nous envisageons maintenant non plus l’acte de détaille mais cet élément plus ou moins isolé ou intégré qu’est le détail, le détail (au) singulier, le détail insolite parfois, celui que découpe, met en relief l’écriture et auquel s’accroche le regard du lecteur, c’est pour nous interroger sur ses fonctions dans l’avancée de la lecture et dans les synthèses successives qu’elle élabore par la mémorisation de ce qui a été lu.

Dans sa recherche de cohérence, le lecteur se trouve contraint à des choix : d’abord celui de construire des cohérences partielles, ainsi pour L’Acacia, au niveau du chapitre ( au début des Géorgiques et dans des romans comme Histoire ou La Bataille de Pharsale, les unités sont beaucoup plus courtes). Ensuite, il n’est pas besoin d’élaborer des hypothèses sur une issue possible à telle ou telle suite d’actions, puisque le plus souvent c’est à rebours que les événements sont présentés. Inutile donc de distinguer l’essentiel de l’accessoire d’un point de vue diégétique. En revanche le lecteur doit, pour construire des cohérences, s’appuyer sur d’autres éléments que ceux auxquels il peut être habitué (la récurrence des noms propres des personnages, des indications sur le temps et la localisation de l’histoire). Ces éléments faisant le plus souvent défaut, il prend assez vite conscience de ce que le seul recours possible est de l’ordre de l’accessoire, de la digression apparente [12], ou du détail.

Ainsi pour identifier un même personnage sous divers costumes et dans des chapitres disjoints (telles les formules récurrentes : à la barbe carrée, au regard de faïence) ; pour simplement percevoir les articulations de l’histoire d’un personnage (le mariage de l’ex-brigadier par exemple) ; pour lier en une même série les chapitres ou fragments de chapitres ; pour établir un lien chronologique entre les fragments ; pour établir un lien d’analogie ou d’opposition entre des situations, des personnages (exemple de la plaque de laiton donnée au père et au fils) et pour lier les deux séries entre elles, c’est le détail, perçu rétrospectivement, qui est essentiel [13]. Les détails prennent ainsi une fonction de liaison et de liaison rétrospective qui est confortée, dans la seconde moitié du livre, par des rappels, des résumés ; ceux-ci tressent un réseau de plus en plus dense de liens textuels, comme s’il était tenu compte de la mémoire de travail du lecteur, et de ses oublis possibles [14].

L’Acacia, espace-détail

Sans doute peut-on considérer L’Acacia comme le lieu privilégié d’un questionnement sur le détail : un des titres envisagés par Simon en était « Compléments d’information ». C’est le livre tout entier qu’on peut en effet lire comme une expansion détaillée de l’écriture généalogique entreprise dans les textes précédents (L’Herbe, Histoire et surtout Les Géorgiques). Sans que pour autant les reconstitutions proposées ne se donnent jamais pour autre chose que pour des hypothèses. Ainsi du récit de la mort du père : les détails manquant, les témoins comblent ce manque par un recours à des modèles stéréotypés et idéalisés, la balle reçue en plein front, la mort le dos contre un arbre ; et le narrateur élabore alors une autre hypothèse à laquelle des détails sordides confèreraient plus de vraisemblance. Mais pas plus d’authenticité. Le leitmotiv de la fin de La Route des Flandres était : comment savoir ? La même question se pose ici et à propos de la mort du père. Dans ce fragment placé au centre du chapitre XI qui met en abyme la composition du livre, le doute est la seule réponse possible.

Une autre caractéristique de L’Acacia est son titre, dont le lecteur ne trouve la justification que dans le détail des dernières lignes du texte, à l’exemple de La Chute d’Icare évoquée plus haut. On a souvent commenté le renvoi citationnel qu’opère cette fin au début d’Histoire. S’il y a complément d’information, c’est là, dans les variantes de ce détail qui renvoie au titre, à l’œuvre toute entière et à l’écriture prenant ainsi une fonction de structuration capitale : cette fois la polysémie du mot feuille est exhibée, l’arbre est nommé, identifié. Les variantes de détails désignent la fonction d’écrivain donnée au protagoniste, et nomment non pas la personne mais l’auteur.

Ce sont donc surtout des détails qui établissent des corrélations, des mises en échos entre les fragments de l’œuvre. Alors que le mot-carrefour, le détail textuel d’Orion aveugle par exemple, est surtout un facteur de disjonction, il prend ici une valeur essentiellement constructive. On perçoit sans doute mieux alors la nécessité de distinguer fragment et détail, le détail permettant de construire des liens de toutes natures, esthétiques, thématiques, chronologiques, formels, entre les éléments. Cette écriture du détail ne relève pas cependant d’une esthétique de la totalité, comme la pratique Balzac qui postule une Totalité inaccessible et néanmoins rêvée. Loin de s’opposer à une écriture fragmentaire, à une esthétique de l’inachèvement, elle en fait partie intégrante. Même si le fragment comprend un essentiel inachèvement, il est simultanément clos sur lui-même, non comme totalité mais comme construction, composition [15]. Poussée à l’extrême sans doute, l’exigence fragmentaire telle que l’entend Blanchot ruinerait l’œuvre [16] ; mais ce n’est pas le cas chez Simon pour qui « écrire, c’est composer » ou encore « écrire consistant à apporter un ordre, des priorités (celui et celles qui découlent de l’ordre des mots dans la phrase), à établir des hiérarchies... [17] ». Et l’exigence de composition est complémentaire de l’exigence fragmentaire, constituant la base du rythme observé plus haut entre un détail structurant et une détaille débridée, entre un ordre et un désordre. Si la détaille est du côté de l’effervescent, du primordial, de la vie, mais aussi du chaos possible, le détail est du côté de la structuration, de l’effort de maîtrise, mais aussi du risque de sclérose. Et la conjonction toujours possible de deux côtés disjoints ne peut qu’être un phénomène familier au grand lecteur de Proust qu’est C. Simon. L’écriture donne ainsi à ressentir par le lecteur cette victoire toujours menacée, toujours à recommencer, sur le désordre.

Le retour progressif à la vie du prisonnier évadé passe par différentes phases, il retrouve le désir sexuel, et, avant le désir de lire, celui de « dessiner, copier avec le plus d’exactitude possible, les feuilles d’un rameau, un roseau, une touffe d’herbe, des cailloux, ne négligeant aucun détail, aucune nervure, aucune dentelure, aucune strie, aucune cassure » (p. 376). Puis dans un second temps : « Il dessina les mouchetures formées par les écailles d’écorce éclatée, d’un vert gris, aux formes sinueuses d’îles creusées de golfes, de baies, déchiquetées, poussant des caps » (p. 377). Dans ce passage d’un mimétisme scrupuleux à une sorte d’abstraction métaphorique, on peut voir aussi bien l’image du rôle historique qu’a joué l’étude de détail dans la conquête des moyens de la représentation picturale, que l’image d’un cheminement plus personnel, d’une recherche d’imitation à une exploration des possibilités analogiques ou métaphoriques du dessin ou du langage. La détaille est ainsi donnée comme à la naissance de l’écriture. Et de la lecture aussi bien. Lorsque le lecteur referme le livre, il peut voir dans ses dernières lignes l’image même de sa lecture et de son rythme,

« les folioles ovales (de l’acacia) teintées d’un vert cru par la lumière électrique remuant par moments comme des aigrettes, comme animées soudain d’un mouvement propre, comme si l’arbre tout entier se réveillait, s’ébrouait, se secouait, après quoi tout s’apaisait et elles reprenaient leur immobilité » (p. 380),

de ce battement entre la dispersion d’un détail multiple prolongée par des comparaisons et les moments de concentration et de maîtrise d’une unité toujours fragmentaire.

Joëlle Gleize
Université de Provence

Notes

[1« L’inlassable réa(e)ncrage du vécu ». Entretien avec Claude Simon, Claude Simon, Chemins de la mémoire, Mireille Calle dir., Editions Le Griffon d’argile et PUG, Saint Foy Québec et Grenoble, 1993, p. 21.

[2La citation se redouble du fait que le découpage de ce détail est celui-là même que l’on trouve dans l’ouvrage consacré à Piero della Francesca qu’édite Skira, l’éditeur d’Orion aveugle.

[3« Simon à la question », dans Claude Simon, colloque de Cerisy, U.G.E. 10/18, 1975, p. 409.

[4Catalogue Jean Dubuffet 1942-1960, Musée des Arts décoratifs, p. 50.

[5Le dernier livre de C. Simon, Le Jardin des Plantes, relève, lui aussi, de cette esthétique du montage.

[6L’errance est fréquemment thématisée au début des romans de Simon, ainsi dans Le Vent : « cette errance, nous-mêmes ballottés de droite et de gauche, comme un bouchon à la dérive », Les Editions de Minuit, 1957, p. 10 ; et celle du lecteur y est souvent programmée : l’exemple le plus net en est sans doute le premier chapitre des Géorgiques dans lequel la fragmentation est bien plus grande que dans la suite du livre.

[7La Bataille de Pharsale, Editions de Minuit, p. 238. La seconde citation est un montage (sans ponctuation) de phrases concernant principalement Albert Dürer dans l’Histoire de l’Art d’Elie Faure, L’Art renaissant, Le Livre de poche, p. 345-346, La Bataille de Pharsale, p. 174.

[8L’Acacia. Les Éditions de Minuit, 1989, p. 193-194. La pagination des références sera donnée à la suite des citations.

[9Le passage se réfère également au Palace, bien sûr, faisant l’économie de ce qui y a déjà été décrit.

[10Jean Ricardou,« Un ordre dans la débâcle », postface de l’édition de La Route des Flandres, U.G.E., 10/18, 1963.

[11Selon la formule par laquelle Marc Bloch titre son livre sur la débâcle.

[12Par là comme par bien d’autres points, la parenté avec l’écriture proustienne est évidente. Sur la digression proustienne, voir Pierre Bayard, Le Hors-sujet, Éditions de Minuit, 1996.

[13De nombreux détails structurants ne sont perceptibles qu’à la relecture, telles les liaisons entre les chapitres successifs : la thématique de l’intervalle comblé de la fin du chapitre V et du début du chapitre VI (p. 150-153).

[14« ce qui a été dit ne disparaît cependant pas de notre mémoire mais y demeure, même confusément, et outre que le déjà-dit peut être rappelé plus ou moins fréquemment à la mémoire (méandres, serpents, boa), il en reste de toute façon un souvenir ou une impression ... » « La fiction mot à mot », dans Le Nouveau roman : hier, aujourd’hui, t. 2. Pratiques, U.G.E. 10/18, 1972, p. 86.

[15Le fragment simonien, ou le texte simonien comme ensemble inachevé de fragments, est dans sa modernité même proche de l’idéal fragmentaire du premier romantisme allemand : « Pareil à une petite œuvre d’art, un fragment doit être totalement détaché du monde environnant, et clos sur lui-même comme un hérisson. » Fragments de l’Athenaeum, dans L’Absolu littéraire. Théorie de la littérature du romantisme allemand, de Philippe Lacoue-Labarthe et Jean-Luc Nancy, Editions du Seuil, 1978, p. 126.

[16« Qu’elle (l’exigence fragmentaire) traverse, renverse, ruine l’œuvre parce que celle-ci, totalité, perfection, accomplissement, est l’unité qui se complaît en elle-même, voilà ce que pressent F. Schlegel, mais qui finalement lui échappe, sans qu’on puisse lui reprocher cette méconnaissance qu’il nous a aidés, nous aide encore à discerner dans le moment même où nous la partageons avec lui. » Maurice Blanchot, L’Écriture du désastre, Gallimard, 1987, p. 98-99.

[17Album d’un amateur, Ed. Rommerskirches, coll. "Signatur", 1988, p. 15 ; « Entretien de Claude Simon avec M. Calle », dans Claude Simon, Chemins de la mémoire, éd. cit., p. 23.