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Duncan, Alastair B. L’Acacia de Claude Simon : roman « à base de vécu » (2017)

dimanche 10 décembre 2017, par Christine Genin

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Texte

Référence(s)

Alastair B. Duncan. « L’Acacia de Claude Simon : roman “à base de vécu” ». Vox Poetica, 2017

Au premier paragraphe de L’Acacia une femme, une veuve « scrute avidement des yeux » un paysage dévasté. On peut y voir une image de l’écrivain Claude Simon, qui, en deuil, scrute avec avidité le monde matériel à la recherche d’un sens qui reste toujours hors de portée.

Dans deux séries de récits en alternance, L’Acacia développe une vision compréhensive de cette absence de sens. Les champs dévastés par la première guerre mondiale signalent la faillite des idéologies représentées dans les deux familles contrastées du personnage principal : d’une part, la croyance au progrès incarnée dans la famille du père, et surtout dans ses deux sœurs, institutrices imbues de l’optimisme laïque et républicaine de la troisième république ; d’autre part, la foi chrétienne, l’assurance sociale de la haute bourgeoise, le code aristocratique de la caste des officiers représentés dans la famille de la mère. Grâce à ses propres efforts et aux sacrifices de ses sœurs institutrices, le mari de la veuve a pu rejoindre cette classe et cette caste. Il en a adopté les valeurs. Mais cette preuve de la possibilité de promotion sociale se trouve anéantie par sa mort parmi des milliers d’autres. L’homme qui a ravi « l’inaccessible princesse » va « s’en aller quelque part au coin d’un bois ou d’un champ de betteraves à la rencontre d’un morceau de métal » [1].

Le fils, privé de père, subit bientôt d’autres morts, surtout celle de sa mère. Il ne partage ni les certitudes bourgeoises de sa classe d’origine, ni l’espoir du marxisme qu’il va voir en Union soviétique. Il se sent oisif et hypocrite, porteur de déguisement successifs : en écolier pupille de la nation, en apprenti peintre cubiste, en anarchiste. La guerre de quarante lui fait vivre dans sa chair ce qui n’était que déceptions intellectuelles. Le 17 mai 40 son escadron tombe dans une embuscade. Il passe près de la mort. Quand il revient à lui, il agit instinctivement ; il fuit comme une bête, un singe, un rat. Cette découverte d’une vie élémentaire se fait déjà au moment où il regagne conscience : « apparaissent de vagues taches indécises qui se brouillent, s’effacent, puis réapparaissent de nouveau, puis se précisent : des triangles, des polygones, des cailloux, de menus brins d’herbe, l’empierrement du chemin où il se tient maintenant à quatre pattes, comme un chien » (A, 90). Plus tard, il vise l’élémentaire quand, échappé à la guerre, rentré chez lui, il se remet à dessiner : « copier avec le plus d’exactitude possible, les feuilles d’un rameau, un roseau, une touffe d’herbe, des cailloux, ne négligeant aucun détail, aucune nervure, aucune dentelure, aucune strie, aucune cassure » (A, 376).

C’est ainsi que dans L’Acacia en 1989, rétrospectivement, Simon présente le point de départ de son œuvre. On peut trouver paradoxal qu’un écrivain qui commence en voulant copier des formes élémentaires du réel devienne l’auteur de romans complexes, innovateurs, peu respectueux des formes du roman réaliste. Mais élémentaire ne veut pas dire simple. Rentré chez lui, le brigadier de L’Acacia achète « les quinze ou vingt tomes de La Comédie humaine relié d’un maroquin brun rouge qu’il lut patiemment, sans plaisir » (A, 379). Sans plaisir, car cette œuvre à venir ne pouvait se satisfaire de formes convenues. Dans ses écrits sur le roman, Simon dénonce à répétition l’ordre factice de la chronologie, de l’intrigue, de la suite prétendue logique d’événements qui ne sont en fait que des coïncidences en série. Dans ses romans il cherche une autre logique, une autre cohérence [2]. Les solutions sont variables, tentatives successives d’établir un ordre précaire.

Les premiers ouvrages publiés de Simon, du Tricheur en 1946 jusque au Sacre du printemps en 1954, étaient de facture très diverse. Simon les a reniés ; selon sa volonté, ils ne figurent pas dans l’édition de la Pléiade. Avec Le Vent en 1957 s’ouvre une nouvelle étape. Pour la première fois la défiance à l’égard des normes narratives du roman réaliste investit pleinement le livre. Le roman se présente comme une tentative de restitution du passé à partir de témoignages plus ou moins fiable, « de paroles, elles-mêmes mal saisies, de sensations, elles-mêmes mal définies, et tout cela plein de trous, de vides » (V, 3). Les romans suivants – de L’Herbe en 1958 et jusqu’à La Bataille de Pharsale en 1969 – exploitent de manière variée cette même forme. Simon l’a en partie héritée de Faulkner, surtout d’Absalon, Absalon ! Faulkner lui a également libéré du carcan de la phrase française bien faite. La phrase de Simon désormais avance en tâtonnant, accumule métaphores et comparaisons, emploie le participe présent pour faire image, se laisse interrompre par des parenthèses ou dévier par des associations d’idées.

Avec la troisième partie de La Bataille de Pharsale commence une nouvelle étape. La restitution du passé, même problématique, est remise en question : « je ne pense plus qu’on puisse “reconstituer” quoi que ce soit. Ce que l’on constitue, c’est un texte, et ce texte ne correspond qu’à une seule chose : à ce qui se passe en l’écrivain au moment où il écrit. On ne décrit pas des choses qui préexistent à l’écriture, mais ce qui se passe [quand on est] aux prises avec l’écriture » [3]. Cette citation indique également ce qui remplace les histoires reconstituées par des consciences remémorantes. La description et le présent de l’indicatif ont désormais la priorité sur la narration. « Je crois qu’on peut aller à tout en commençant par la description d’un crayon », disait Simon [4]. Dans un premier temps, Simon se laisse porter par les mots, par les associations qu’ils évoquent. C’est le défi même qu’il se donne dans Leçon de choses en 1976 : faire sortir tout un roman de la description d’une pièce délabrée. Mais ce mouvement associatif est contrôlé et se limite toujours à un certain nombre de séries : trois paysages dans Triptyque (1973), trois époques dans l’histoire de la pièce dans Leçon de choses. Et l’unité, l’ordre qui Simon impose dépend de la richesse des analogies qui s’installent entre les différentes séries. Contrairement à ce qui se passait dans les romans des années soixante, les analogies ne se trouvent plus entre les éléments de fiction, mais dans la manière de les raconter, dans la reprise, l’élaboration de certains « mots carrefours » [5], de certaines figures, dans les comparaisons et les contrastes, assonances et dissonances.

Tournant définitif ? Absolument pas. Avec Les Géorgiques en 1981, Simon se renouvelle encore une fois. Dans L’Acacia en 1989, Le Jardin des Plantes en 1997 et Le Tramway en 2001 les acquis de la période précédente ne sont pas oubliés. La description, surtout visuelle, garde une place importante. Dans des phrases courtes et nettes à tonalité objective, le présent de l’indicatif sert parfois à rapporter des faits sans commentaires. Mais personnages et histoires sont de retour, ainsi que des réflexions sur le sens de l’Histoire. À travers des épaisseurs de temps, le passé, fragmentairement, mais dans sa plénitude sensorielle, semble revivre. Ce passé dans L’Acacia concerne surtout la vie de Claude Simon et celle de ses parents. Cette matière n’est pas nouvelle dans l’œuvre. À partir de L’Herbe, disait Simon, tous mes romans sont « à base de vécu » [6]. Dans L’Acacia Simon reprend et retravaille des éléments biographiques de toute son œuvre. Mais ce qui est nouveau, c’est la contrainte qu’il s’imposée, celle de renoncer à la fiction. Je le cite : « Comme toutes les contraintes, celle de renoncer à la fiction est très fertile. Mais, encore une fois, ces éléments biographiques sont le prétexte. Le texte est autre chose. » Je vais commenter cette transformation de prétexte en texte, en considérant séparément la série biographique et la série autobiographique.

La série biographique

Le retour du guerrier, motif central de tout récit de guerre depuis l’Odyssey, se présente de deux façons dans l’œuvre de Simon. De retour de guerre et de captivité, Georges, personnage principal de La Route des Flandres, renonce à la culture. Déjà dans L’Herbe il tente de retourner à la terre. Dans la fameuse tirade de La Route des Flandres, il écrit à son père qui lamente la destruction de la bibliothèque de Leipzig :

si le contenu des milliers de bouquins de cette irremplaçable bibliothèque avait été précisément impuissant à empêcher que se produisent des choses comme le bombardement qui l’a détruite, je ne voyais pas très bien quelle perte représentait pour l’humanité la disparition sous les bombes au phosphore de ces milliers de bouquins et de papelards manifestement dépourvus de la moindre utilité (RF, 211).

Mais, toutes proportions gardées, Georges joue dans l’œuvre de Simon un rôle comparable à Werther dans l’œuvre de Goethe, à René chez Chateaubriand, ou à l’immoraliste chez Gide. C’est-à-dire le rôle d’un contre-modèle, livré à une tentation destructrice à laquelle l’écrivain lui-même ne succombe pas. Car la réponse de Simon, revenu de tout, et de s’approprier la culture humaine, livresque, visuelle, même musicale, et de construire à partir de ces ruines. En ce faisant, il ne distingue pas entre la culture d’élite et la culture populaire. Tout peut lui servir. Dans L’Acacia il tire profit des mémoires d’un général allemand (Rommel), d’une histoire du régiment de son père, de cartes postales, de photos, de légendes de famille, de témoignages de deux vieilles tantes. Il ne traite pas ces éléments comme des preuves, des faits avérés, mais comme des données à partir desquelles il imagine et construit.

La petite présentation d’images qui accompagne cet article montre certains des documents visuels dont Simon s’est servi [7]. Pour ce qui concerne des sources orales, je prends un exemple très simple. Selon l’histoire familiale, le père de Claude Simon devait se présenter au concours de l’Ecole Polytechnique, mais, incapacité par une fracture de jambe, il a décidé de se présenter à un concours moins exigeant, celui de Saint Cyr. À partir de cette donnée, Simon imagine le choc, l’horreur même de cette décision pour les sœurs du jeune homme, fières du passé antimilitariste de leur famille, et la fermeté du leur frère. Voici comment Simon raconte la fin de leur visite à l’hôpital :

tandis qu’elles se retiraient enfin, mêlées aux autres visiteurs poussés en troupeau vers la porte, l’une des deux femmes se retournant peut-être encore, le voyant toujours souriant sur son oreiller, avec, sur la table de nuit, les oranges qu’elles lui avaient apportées, agitant gaiement la main, calculant comment il pourrait non pas se délivrer d’elles mais, en quelque sorte, les délivrer de lui, sans prévoir encore à quel point il se trompait, à quel point une volonté d’homme compte pour rien en face de la farouche détermination de deux faibles femmes, ou plutôt de deux mules (A, 71).

Par certains aspects, le style de cet extrait est typique de l’Acacia. Des parties de phrases s’accumulent à l’aide de participes présents et parfois de mots répétés : « à quel point […] à quel point ». La perspective change avec une certaine ambiguïté syntaxique : l’expression « agitant gaiement la main » pourrait se référer aux deux femmes et à la séquence de participes « les deux femmes se retournant […] le voyant » Ce n’est qu’avec le prochain participe présent : « calculant comme il pourrait se délivrer d’elles » que le lecteur comprend que la perspective a changé et que « gaiement » peut être attribué également à la séquence qui se réfère à l’homme : « toujours souriant […] agitant gaiement [..] calculant » [8]. Mais la perspective change encore une fois et de nouveau de façon ambiguë : « sans prévoir encore à quel point il se trompait, à quel point une volonté d’homme compte pour rien en face de la farouche détermination de deux faibles femmes ». La prolepse et l’aphorisme sont-ils toujours en focalisation interne ? S’agit-il d’une leçon que le jeune homme lui-même tire plus tard de son expérience ? Ou est-ce le commentaire d’un narrateur qui plane au-dessus de l’événement ? Le texte plaide plutôt pour cette dernière explication, car le lecteur est conscient d’une voix que l’on entend tout le long de cet extrait. Voix qui avance cette scène comme hypothèse : « les deux femmes se retournant peut-être » ; qui jouent avec les mots : « non pas se délivrer d’elles, mais en quelque sorte, les délivrer de lui » ; et qui clôt le paragraphe en transformant « les deux faibles femmes » en « deux mules ». Ce coup d’humour teinté d’ironie affectueuse est typique des chocs que Simon réserve souvent pour les fins de paragraphe dans L’Acacia.

Et pourtant, ce passage n’est pas typique de L’Acacia par l’absence de métaphores ou de comparaisons et par son registre purement familial. Dans La Route des Flandres Blum accuse Georges de « broder », d’« inventer des histoires, des contes de fées là où je parie que personne excepté toi n’a jamais vu qu’une vulgaire histoire de cul entre une putain et deux imbéciles » (RF, 174). Si « broder des histoires », transformer en compte de fée, hisser à l’épopée, grandir à l’échelle cosmique, est une des tentations à laquelle George succombe, c’est également une tentation pour Simon, pour le plus grand plaisir de ses lecteurs. Il y résiste. Comme le fait Blum dans La Route des Flandres, Simon, matérialiste, coupe et mine les envolées de son imagination ou de la tradition familiale. À la représentation héroïque du père mort, adossé contre un arbre « comme un chevalier médiéval ou un colonel d’empire » (A, 327), il substitue une image aux détails précis et crus qui fait fondre le père dans la masse des morts :

ces tas informes, plus ou moins souillés de boue et de sang, et où la première chose qui frappe la vue c’est le plus souvent les chaussures d’une taille toujours bizarrement démesurée, dessinant un V lorsque le corps est étendu sur le dos, ou encore parallèles, montrant leurs semelles cloutées où adhèrent encore des plaques de terre et d’herbe mêlées si le mort gît la face contre le sol (A, 327).

Mais il reste que la tendance à grandir les événements, à les transformer en épisodes de légendes ou de mythes parcourt le roman, même s’il s’agit de comparaisons introduites souvent, comme Joëlle Gleize l’a démontré, par un hypothétique « comme si » [9]. Le prestige de l’antiquité résonne au premier chapitre dans la recherche du héros et la volonté de lui « donner une sépulture » (A, 73). Le départ du père guerrier rappelle les adieux d’Hector et d’Andromaque [10]. L’Histoire désigne une époque révolue, sauvage et prestigieuse par rapport au présent : les généraux rassemblés pour remettre à titre posthume la Légion d’honneur au régiment anéanti sont « semblables […] à quelques seigneurs de la guerre, barbares, sortis tout droit des profondeurs de l’Histoire » (A, 58).

La série autobiographique

La série autobiographique ressemble à la série biographique en ce que, ici également, des comparaisons élargissent le contexte. L’Histoire, avec une grande H s’universalise et se personnifie. En « vieille ogresse » elle « était en train de les dévorer, d’engloutir tout vivants et pêle-mêle chevaux et cavaliers, sans compter les harnachements, les selles, les armes, les éperons même, dans son insensible et imperforable estomac d’autruche » (A, 242-243). Et pourtant le défi et les données de cette série sont différents. Dans la série biographique, Simon se trouve confronté, comme un historien, à des sources limitées, hétéroclites, plus ou moins suspectes. Dans la série autobiographique, il s’agit d’un effort de mémoire ou de reconstitution, de dire comment c’était à partir de comment c’est. Dès la parution du roman, la critique s’est penchée sur la question autobiographique. Les analyses concordaient. Une œuvre si travaillée, si visiblement littéraire, où le souci de la forme prime sur tout le reste ne peut être désigné comme une autobiographie. On cherche donc à quelle œuvre on peut le comparer, dans quel genre on peut le ranger. Serait-ce une autofiction ou un autoportrait ? [11] Les premiers simoniens à y réfléchir ont eu recours pour réponse à l’intertextualité simonienne. Ralph Sarkonak, ayant dressé la liste de tout ce que Simon reprend de ses romans précédents dans L’Acacia conclut sans ambages que « la référence autobiographique, fût-elle vraie et délibérée, a été rendue caduque, par la texture cumulative d’une œuvre pleinement intertextuel, texture que L’Acacia intègre et recycle » [12]. Pascal Mougin arrive à une conclusion semblable joliment formulée : « L’écriture “à base de vécu” devient donc, d’un roman à l’autre, une écriture à base d’écrit, l’œuvre cessant progressivement d’être un texte de mémoire, tentative d’un référent empirique, pour devenir mémoire de texte » [13].

Il n’est pas étonnant que pour de grands connaisseurs de l’œuvre de Simon, la mémoire de texte l’emporte sur toute impression de référence. Mais on peut se demander s’il est ainsi pour un nouveau lecteur. Ne peut-on pas sortir d’une première lecture de L’Acacia en pensant que Simon met tout en œuvre pour rendre l’irréalité d’expériences extrêmes ? Avant tout, le massacre de l’escadron, la fuite éperdue à travers champs et forêt, la chevauchée du petit groupe de survivants sur une route exposée – expérience même que Simon a décrit quelques années plus tard dans Le Jardin des Plantes comme « seul véritable traumatisme qu’il est conscient d’avoir subi » (JP, 223). Un certain nombre de critique ont mis cette expérience au cœur de leurs lectures de la série autobiographique. Helmut Pfeiffer a montré comment le trauma remet en question « la certitude d’une unité fondamentale des cinq sens » [14]. Chiara Palermo l’a suivi dans cette voie. Pour ces critiques, l’absence de noms propres, les métaphores qui inversent l’animé et l’inanimé, les cadrages toujours changeants, la narration qui n’est pas assumée par une voix à la première personne, sont tous des signes d’une dépossession totale, une incapacité, suite au traumatisme, à se reconstituer en sujet, à affirmer une identité à travers le temps [15].

Je reconnais la force de ces arguments, mais à mon sens c’est dans La Route des Flandres que Simon a donné la forme la plus perfectionnée à un trauma dont on ne revient pas. La guerre déclenche une crise identitaire qui laisse un sujet à la fois figée et informe, à contours instables, dans un récit qui ne cesse d’hésiter entre la première et la troisième personne. Par rapport à La Route des Flandres, L’Acacia fait preuve d’un certain apaisement.

Cet apaisement se manifeste d’abord dans le traitement même de l’expérience traumatique. Déjà le choix d’une narration à la troisième personne me semble indiquer une vue plus distanciée de la guerre. Le brigadier, emporté dans le train qui l’amène au front, revoit son passé en « perspective télescopique » (A, 165). Cette expression se laisse appliquer au roman entier. Les événements sont vus comme à travers un télescope : de loin mais de près, avec agrandissement des détails. Parfois le détail remplit entièrement le champ visuel ou auditif. Une seule fois la syntaxe se dissout entièrement pour ne laisser qu’une succession de substantifs : « flancs de chevaux, bottes, sabots, croupes, chutes, fragments de cris, de bruits » (A, 90). Mais pour la plupart, la syntaxe, fût-ce non hiérarchisée, tente de placer les détails par rapports les uns aux autres. La voix de celui qui tient le télescope commente, à distance, ce que le brigadier n’a pas perçu sur le moment ou même plus tard : « il ne voit pas […] il ne sent pas […] plus tard, cherchant à se souvenir, il ne parviendra même pas à se rappeler » (A, 91,92, 94). Cette vue distancée s’accompagne d’un ton plus variable que dans La Route des Flandres. La chevauchée ave le colonel se présente parfois en tragi-comédie ou même en farce. L’aristocratique de Reixach de La Route des Flandres monte sur un pur-sang, le colonel de L’Acacia sur un sous-verge dont les traits coupés traînent derrière lui dans la poussière.

Autre signe d’apaisement par rapport à La Route des Flandres : le traitement de l’expérience collective. D’abord, malgré la tendance vers un universalisme d’épopée, l’expérience collective est rattachée à l’histoire du vingtième siècle, explicitement par les dates qui servent de titres de chapitre, de façon implicite par le jeu d’échos et de contrastes entre l’enthousiasme des Français au début de la guerre de quatorze et l’ambiance maussade des mobilisés de la guerre de quarante. L’anonymat des personnages peut être compris comme une façon de les rendre représentatifs : combien de veuves de la première guerre mondiale, combien de simples brigadiers dans la débâcle ? Dès la première mention des « cavaliers exténués » au début du chapitre 2, on sent la solidarité du narrateur avec ses camarades dans le malheur. Il fait avec eux le même voyage dépaysant, passe par la même maturation accélérée, subit la même humiliation de captif, le même dénuement au stalag. Il parle au nom de tous en dénonçant l’incurie du haut commandement et le superbe des officiers de la ligne. Plus généralement, les focalisations internes qui glissent si souvent de personne en personne, comme nous l’avons vu dans le passage cité plus haut, témoignent d’une capacité et d’une volonté d’empathie dont Georges était incapable dans La Route des Flandres. Revenu de toute idéologie humaniste, Simon, comme l’a bien remarqué Françoise van Rossum-Guyon, manifeste une sympathie profonde pour les hommes et pour les bêtes [16]. Le communiqué de presse de l’Académie suédoise annonçant le choix de Simon comme Prix Nobel de littérature en 1985 à bien résumé l’essentiel de cette œuvre : « la cruauté, la violence et l’absurde sont partout présent, ainsi qu’une compassion douloureuse » [17].

Une dernière différence concerne la fin des deux romans. La Route des Flandres se termine en échec. Trois histoires qui se ressemblent – celles de de Reixach, de l’ancêtre, et des paysans – se fondent les unes dans les autres. La quête de savoir tourne court. La guerre a été initiation à la mort. La fin de l’Acacia révèle par contre la découverte d’une vocation d’écrivain. La guerre transforme la mère du jeune garçon. Sa nonchalante indolence cède la place à une volonté farouche. Celle qui scrute avidement le paysage dévasté de la guerre est prête à faire d’un tombeau anonyme la sépulture de son mari. De même la guerre réveille le jeune bourgeois oisif, le peintre amateur. La guerre a détruit camarades, famille et croyances. Mais sur les décombres, Simon construira son œuvre. Je me plais à penser que la tache de vert qui pousse dans les bois détruits du premier paragraphe du roman est une feuille d’acacia.

Alastair B. Duncan
Université de Stirling

voir aussi :
 Quelques images-stimuli de L’Acacia
 Bibliographie sélective et thématique sur L’Acacia

Notes

[1L’Acacia, Minuit « double », p. 127 et 209-210. Les références aux romans de Simon pour la plupart en édition « double » seront désormais incorporées au texte sous les formes suivantes : Le Vent – V ; La Route des Flandres – RF ; L’Acacia – A ; Le Jardin des Plantes (Minuit) – JP.

[2Voir Claude Simon « La fiction mot à mot », dans Nouveau Roman : hier aujourd’hui, 2, Jean Ricardou et Françoise van Rossum Guyon (dirs), UGE, coll. « 10/18 », 1972, p. 73-116 ; et Œuvres, Bibl. de la Pléiade, A. B. Duncan (dir.) avec la collaboration de Jean H. Duffy, 2006, p 1184-1204.

[3« Interview avec Claude Simon », avec Bettina L. Knapp, Kentucky Romance Quarterly, Lexington, t. 17, n. 2, 1970, p. 182. (citation modifiée)

[4« Claude Simon : « Le roman se fait, je le fais, et il me fait », entretien avec Josane Duranteau, Les Lettres françaises, 13-19 avril 1967, p. 4.

[5« Préface à Orion aveugle », Genève, Skira, 1970. Reprise dans Claude Simon, Œuvres, 2006, p. 1182.

[6« Et à quoi bon inventer ? », entretien avec Marianne Alphant, Libération, 31 août 1989, p. 24, prochaine citation, p. 25 ; et Cahiers Claude Simon, no. 11, Relire « L’Acacia », p. 20, prochaine citation, p. 25.

[8Pour une analyse plus compréhensive du style de Simon, voir David Zemmour, par exemple, « Des particularités de la langue de Simon susceptibles de tourmenter ses traducteurs », Cahiers Claude Simon, no. 10, Traduire Claude Simon, 2015, p. 31-43.

[9Joëlle Gleize, « Comme si c’était une fiction : sur un dispositif analogique dans L’Acacia de Claude Simon », Michigan romance studies, University of Michigan, Department of Romance Languages, vol. 13, 1993, p. 81-102.

[10Voir Pascal Mougin, Lecture de « L’Acacia » de Claude Simon : l’imaginaire biographique, Lettres Modernes, 1996, p. 45.

[11Voir Michel Thouillot, « Claude Simon et l’autofiction : d’un acacia à l’autre » dans Revue des Lettres Modernes, série « Le Nouveau roman en questions », n°5 (« Une nouvelle autobiographie ? »), Minard, 2004, p. 111-136 ; ou Patrick Suter, « L’Acacia comme autoportrait », Cahiers Claude Simon, no. 11, Relire L’Acacia, 2016, p. 81-96.

[12Ralph Sarkonak, « Un drôle d’arbre : L’Acacia de Claude Simon », Romanic review, vol. 82, n°2, 1991. Repris dans son ouvrage Les Trajets de l’écriture, Toronto, Paratexte, 1994, chap. 5, et dans Cahiers Claude Simon, no 11, Relire L’Acacia, 2006, p. 65.

[13Pascal Mougin, op. cit., p, 4.

[14Helmut Pfeiffer, « Désastre et temporalité dans L’Acacia », dans Irene Albers et Wolfram Nitsch (dirs.), Transports : les métaphores de Claude Simon, Frankfurt am Main, Peter Lang, 2006, p. 61.

[15Chiara Palermo, « Le magma de l’espace-temps : la temporalité et l’imaginaire de L’Acacia », Cahiers Claude Simon, no. 11, Relire L’Acacia, 2016, p. 161-182.

[16Françoise van Rossum-Guyon, « Un regard déchirant. À propos de L’Acacia », dans Claude Simon. Chemins de la mémoire, Mireille Calle (dir.), Sainte-Foy (Québec), Le Griffon d’Argile (Grenoble), 1993, p. 119-130.

[17Voir la notice du Discours de Stockholm dans Claude Simon, Oeuvres, 2006, p. 1454.