Association des Lecteurs de Claude Simon

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François Bon. « D’où vient la rage quand on écrit ? »(2007)

mardi 8 mai 2012, par Joëlle Gleize

François Bon. « D’où vient la rage quand on écrit ? » le tiers livre, 14 janvier 2007

Quand on entend sa voix avec ce reste de rocaille ou d’accent catalan, c’est un homme calme, qui parle avec distance, et parle surtout de « mes amis peintres ». Son processus d’écriture, si étonnamment calme : invariablement commençant par décrire la page encore blanche, avec des bribes de dessins, puis élargissant à la table, les objets du bureau, la fenêtre. Et voilà, l’écriture est lancée, il n’y a plus qu’à y laisser venir tout ce bruit qu’on entend, mais qui ne lui préexiste pas.
Pourtant, qu’on lise Claude Simon, et c’est une étrange et permanente tempête : ce n’est pas le monde seulement, qui est chamboulé, mais la façon de le tenir à soi.
Cet homme immobile, ami des peintres, rivé à sa table, semble affronter à mains nues une suite de figures obscures, toujours les mêmes, des sortes d’ondes en mouvement d’une inquiétude ou d’un trouble, et c’est ce mouvement et cette onde qui compteraient le plus : l’inquiétude participe de l’effroi du monde, du monde en tant qu’il est ce bouleversement de guerres et de pulsions et d’opacité, et l’écriture peut-être juste être capable de convoquer cette peur et un instant la tenir en respect. Après, on ne sait pas. Claude Simon hors l’écriture, je ne connais pas. Mais cette rage.

Et d’abord dans l’invention des figures : son père est happé en août 14, à cheval en pantalon rouge, officier tout juste revenu de Madagascar, dans le feu de ces premières automitrailleuses à chenille, hautes sur pattes et armées d’un canon qui pourrait sembler de bande dessinée. Et lui, quand il rejoint l’âge qu’avait alors son père, est convoqué, à cheval encore, devant le même horizon sous ciel de guerre indéfiniment recommençante, et cette fois ce sont les premiers chars : la mort est la même. C’est l’histoire. Mais qu’est-ce qui décide, à pas loin de soixante-dix ans, un homme à tenir dans quatre cents pages d’écriture la tentative d’une exacte et hasardeuse superposition des voyages en train, par les mêmes gares, du père et du fils, à vingt-six ans de distance ? Les portes des compartiments qui s’ouvrent dans la nuit, le corps allongé sur les banquettes et l’odeur de chaussettes, les petites villes qui s’éclairent aux arrêts et les voix qu’on entend, c’est L’Acacia.

C’est la curiosité à refaire, j’entends : à constamment refaire dans l’intérieur de nous-mêmes, entre œil, mains et oreilles, de la curiosité du monde, tout rempli de perceptions vierges, aussi inachevées que le dessin de David par quoi on entre dans le général d’empire des Géorgiques, et qu’un seul homme va nous rattacher à tout notre propre ancrage dans l’origine du monde, et que c’est encore affaire d’opacité, de tension, de sexe à cru et de tueries aussi idiotes qu’est ce mot idiot quand Faulkner le reprend de Macbeth, et que voilà pourquoi on lit halluciné l’immense élan des Géorgiques, capables alors, dans cette intensité, cette déferlante lourde, de goûter une simple marche au bout d’un chemin enneigé, sous les éternels ciels (le ciel qui se moque bien de nos guerres ou révolutions), menant à une tombe et parce que tous on a marché un jour, sous la neige ou pas, vers une tombe.

Est-ce qu’il faut s’amuser de ces curiosités à nous découvertes, et qui semblent dès lors être là de toujours ? Après son prix Nobel, Claude Simon est invité pour des conférences tout autour du monde. Il sera face à Gorbatchev (L’Invitation) mais sera aussi reçu avec ses collègues par l’Empereur du Japon : et rien de tout ça ne lui paraît si différent de ce « bordel » qu’était Barcelone (littéralement, puisque le souvenir d’une séance de bordel pèse aussi lourd dans la mémoire que tous les morts de Franco, dirait-on, et que c’est justement cela, qu’on peut intimement percevoir comme scandale, qui fait que cette scène de coït interrompu, l’autre type qui voulait absolument qu’on baise à quatre, la scène qui revient obsédante lorsque vous voudriez chercher à expliciter pourquoi un jeune peintre photographe issu des Beaux-Arts de Perpignan rejoint à vingt-trois ans Barcelone pour prendre sa part de guerre civile, parce qu’il ne peut être question de laisser le fascisme s’instaurer sous le ciel qu’on a en partage), l’Empereur du Japon donc là devant vous pas si différent, en tout cas dans le rapport physique d’un homme à un autre homme, pour l’écrivain qui doit en tenir la description, que dans cette scène de Barcelone en 36 où tout d’un coup on débande, et qu’on dit avec la même précision les fesses de la fille et la granulosité de sa peau : remettez-vous un peu dans ce flux impressionnant qu’est Le Jardin des Plantes, on peut, on devrait même lire Claude Simon désormais à l’envers, en commençant par la fin. Mais donc le vieil homme dans l’avion qui le dépose à Los Angeles ou Mexico, Chicago ou Tokyo, Bombay ou Novossibirsk : cet étrange instant, très mince bascule, où tout d’un coup ce qu’on regardait fasciné, par le hublot, de comment se créent et se structurent les grands établissements humains, en fonction de la disposition naturelle des éléments, et qu’on perd cette vue générale pour ne plus voir que leur détail, tout aussi fascinant, avant qu’on se rapproche encore et que l’avion, arrivant sur la piste, ne vous offre plus qu’une étendue universellement normalisée d’herbe rase et de bitume.
Vous feriez un livre de cela, vous ? Et vous seriez capable de tenir cette vision totalisée et fragmentée du monde, d’un homme qui regarde par un hublot dans cet instant, et cet instant seulement, où la perception globale se remplace par son détail, via une scène d’amour dans une salle de bain à New York, alors que sans nul doute, à l’âge que vous avez, cette vieille pulsion que vous avez pu constater en vous-même à Barcelone, quarante ans plus tôt, vous vous en étiez cru débarrassé ?
Claude Simon a tenu sa barre fixe depuis le début : voyez-vous, ces gens-là ont trop entendu de bêtise sur leur compte.

Illisibles, difficiles : non. Cette difficulté-là nous rehausse un peu notre dignité devant l’affadissement ou la veulerie du monde. Je relisais, avant d’apprendre le décès de Claude Simon, la façon dont avait été reçu « Disent les imbéciles... » de Nathalie Sarraute : eux disaient qu’ils en avaient assez de la littérature « usée » (le mot de Claude Simon), et qu’avec ce qu’ils portaient en eux de ces bouleversements aussi gigantesques à échelle de la littérature qu’ils étaient gigantesques à hauteur du monde : Proust, Faulkner, Kafka, une autre expérience esthétique était là, qui ne laissait pas le choix que de s’y soumettre, et en trouver les formes. Les formes, ils les ont inventées à mesure, dans des directions différentes. Ce n’est pas une voie simple. On peut s’y effondrer : voyez Robbe-Grillet à l’Académie. On peut s’y soumettre jusqu’au plus tendu de l’énigme, ainsi Beckett. On peut en renouer le fil avec la très vieille origine de la littérature, depuis Gilgamesh ou la Bible ou Sophocle, dans l’épopée, opacité et fureur, de l’aventure des hommes.

Et c’est l’honneur de Claude Simon que d’être allé là et avoir voulu s’y tenir, sans éclaircissement, mais en convoquant Tolstoï ou Balzac, en acceptant les effets de zoom et cadrage et cinétique du cinéma, ou la bascule du regard et du temps qui naît de la photographie. Quand Les Géorgiques sont parues, puis L’Acacia, on entendait les théoriciens bien intentionnés, dans leurs colloques, prétendre que c’en était fini du Claude Simon expérimentateur, et que le vieil homme pacifié retournait à des nappes plus conventionnelles de narration : il aura dû ricaner, mais vite comprendre qu’il n’était pas temps de baisser la garde. Quelques allusions sur Faulkner, Proust, Balzac et Stendhal (on ne sort pas de ceux-là), et tenir, sur la page blanche, avec les petits dessins, et la description qui commence là, sur le bureau.

Etrange pour moi comment avec la distance Julien Gracq, qui ne lui ressemble en rien et n’écrit pas comme lui, s’était rapproché de Claude Simon comme si les œuvres, à se centrer sur cette fuite obscure dans le danger, l’évasion, le camp, les bombardements, d’après 1940 les mettait tous deux sur une route identique, les inscrivait dans une fraternité qu’ils refuseraient bien certainement. Ou Duras, tenez, Duras comme elle continue de grandir. En tout cas, il y a dans les aperçus brefs et tendus du Discours de Stockholm un enracinement commun à ce qu’on goûte dans En lisant en écrivant de Gracq : la notion de réalité, dans sa complexité, et dans comment elle nous échappe, est là centrale. Je savais la peine de Claude Simon, elle est déjà sourdement présente dans ce banc au soleil qui organise le tournoiement du Jardin des Plantes : la surdité qui vous isole, les bronchites ou le mal de dos, la rupture même avec la maison là-bas, l’origine Salses, pour le confinement place Monge, l’image entraperçue du vieil homme, sans avoir osé l’aborder. Quand Le Tramway est paru, en librairie une première vérification : qu’il s’agit bien, même écrit par un homme de quatre-vingt-cinq ans, du même tournoiement, de la même lourdeur sauvage et physique, du même goût cinétique des formes. Et m’être dit que j’avais assez à lire et relire avec Histoire, ou Le Vent et les autres, et que Le Tramway, qui parle d’enfance, comme un Combray enfin rejoint, à travers un siècle embrassé morts et vifs compris, je le lirai après, plus tard. J’aurais aimé ne pas avoir à lire si vite Le Tramway. Où en sommes-nous après Claude Simon ?

Peut-être était-il à son corps défendant une ultime figure du grand écrivain, l’écrivain qui a un nom, l’écrivain qui forge une œuvre, quand cette vague du grand bouleversement, celui de Proust et Faulkner, où seuls quelques rares comme lui ont su tenir debout dans une si étonnante fraternité de dialogue, c’est cela désormais où nous avons à inventer, venus de plus anonyme, et n’ayant pas eu à connaître d’un tel bouleversement de l’histoire. Reste que les ombres autour de nous restent présentes. Reste que ces ombres naissent des mêmes relents, des mêmes pulsions, et du même ciel humain, l’éternel ciel de l’épopée et du tragique, dans le monde normalisé et mièvre de l’argent et des objets à consommer tout de suite. On continuera dans cet absurde et ce vide parce que c’est grâce à des gens comme Claude Simon qu’on le sait, et qu’il n’est pas vain de rouvrir son Balzac ou son Proust même dans le plus obscur chamboulement, et nous-mêmes désormais face à nos morts, de Srebenica ou de ce jeune type disparu à Londres. Où en sommes-nous ? Décrire la page (ou l’écran), et les objets, accepter déjà que cela se défasse, l’instant, des parenthèses, un bruit et puis oui, encore écrire. Une leçon non de choses, mais de rage.

Mots-clés

Bon, François