Association des Lecteurs de Claude Simon

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Jean Rouaud. « Le dernier cavalier » (2009)

dimanche 29 mai 2016, par Christine Genin

« Le dernier cavalier »
par Jean Rouaud

Sous couvert d’inventorier l’univers poétique du prix Nobel français de littérature, on devinait un soupçon d’agacement dans la remarque du journaliste. Qu’un écrivain de cette importance puisse reprendre ainsi pour la troisième fois la même histoire, ne serait-ce pas la preuve d’un manque d’imagination, voire la démonstration que le nouveau roman a si peu à dire qu’il se condamne au ressassement ? Et après, que comptait-il faire ? Il n’allait pas remettre ça, tout de même ? On connaît la réponse laconique de Claude Simon au journaliste : « Après l’écriture, il y a encore de l’écriture », et il remit ça, une quatrième fois, dans Le Jardin des Plantes. Ça ? La scène originelle de son œuvre, celle qui le fait passer du côté de Chateaubriand et de Saint-Simon, ces marqueurs d’époque qui prennent sur eux d’enregistrer sur la ligne de crête de leur vie, à son point de bascule, l’acte de décès d’un monde ancien.

Ça ? Nous sommes au printemps de l’an quarante, et contrairement à l’expression courante, ça ne repartira plus. C’est un pays épuisé, au bout de son histoire, drapé comme un vieil acteur dans les défroques de sa gloire passée, qui a déclaré la guerre à l’Allemagne quelques mois plus tôt. Et pas vraiment pour des raisons morales et idéologiques, même si pour une fois la cause pouvait sembler juste.

Quelques mois plus tôt, à Munich, le pays ne s’était pas montré aussi sourcilleux sur les principes, demandant comme Jésus à son Père céleste, au jardin des Oliviers, sentant soudain son enthousiasme faiblir à la perspective de ce qui l’attend le lendemain : s’il est possible que cette coupe passe loin de lui. Autrement dit, maintenant que ça se précise, pas chaud pour affronter la terrible épreuve. Et à Munich, on avait repoussé la coupe aussi, non, merci, oui, faites comme chez vous, emparez-vous des Sudètes, nous fermons les yeux pourvu que les problèmes soient remis à plus tard. Et plus tard, nous y sommes. Cette fois, plus moyen d’y couper. Alors, de guerre lasse, on déclare la guerre. Vieux réflexe pavlovien du vieux pays. La guerre comme réponse à tout, comme style de vie, comme exercice sanitaire. Et comme il faut être plusieurs à ce jeu, on peut compter sur l’Allemagne qui n’attend que ça. Et l’Angleterre suivra.

Si habitués à en découdre, les peuples d’Europe, qu’il avait suffi de l’assassinat d’un archiduc obscur dans une ville obscure pour qu’aussitôt chacun adopte la position du boxeur prêt à engager le combat, inventant par la même occasion l’idée d’une guerre fraîche et joyeuse, tellement ça manquait. Plus de quarante ans à se croiser les bras, à se faire la main sur le Maroc et Madagascar, l’Indochine et les mécontents algériens. Mais la guerre enfin.

Après quatre ans, le bilan est moins drôle. Plusieurs millions de morts, et pour les survivants, l’expérience de la souffrance, du chagrin et du deuil. Ainsi ce garçon de onze ans accompagnant la femme en noir sur les champs de bataille à la recherche du non-revenu d’entre les morts, la femme en noir qui ne s’en remet pas et mène la guerre à son propre corps pour rejoindre son époux tombé au cours de ce mois d’août meurtrier qui inaugura le conflit. À cette issue tragique, l’épouse du militaire de carrière Antoine Simon était préparée, cela faisait partie du cahier des charges de sa caste, qui remontait à ce général d’Empire, conventionnel et régicide. Mais dix ans, c’est le temps qu’il faut à un cancer pour se développer après une émotion violente, c’est le temps qu’il faudra à l’épouse d’Antoine Simon, pour succomber à son tour. Claude Simon, chiot de guerre.

L’Europe, on l’a oublié, maintenant qu’elle ne sait plus que tendre la joue et adresser au monde des messages de conciliation et de concorde, mais l’Europe, ce « continent couturé de cicatrices, cousu et recousu tant bien que mal comme on recoud tant bien que mal le ventre ou le poitrail des chevaux déchirés par les cornes du taureau pour les lui présenter à nouveau », l’Europe, c’est la guerre. Depuis combien de temps ? Depuis toujours, depuis qu’on y dresse des bornes de pierre. Je règne sur cet espace, dit la pierre levée. Non seulement sur cet espace au sol dont je suis le centre, le gnomon, mais également sur cet espace compris entre la terre et le ciel. Cet air est à moi. Comment ça, à toi ? Manquerait plus que ça. Ça déjà, ça toujours. Les envahisseurs arrivant par vagues, affrontant les autochtones, s’amalgamant, entrant en conflit avec les nouveaux arrivants. Jamais de paix sur ce continent, et même pas romaine. Et l’hémorragie s’étendant au monde entier. Croisés, conquistadors, révolutionnaires. L’Europe imposant sa terrible loi aux peuples soumis.

Mais à présent que les grandes migrations avaient cessé, que le monde lui-même commençait à saturer de ces peuples belliqueux qui s’étaient entendus pour faire main basse sur les cinq continents, les combattants s’étripaient comme des boxeurs coincés dans les cordes sur ce bout de terre, à l’ouest du plateau eurasiatique. Premier round gagné par la France avec l’aide du vieil ennemi anglais et de la toute jeune Amérique. Mais quand on s’avisa de lever le bras du vainqueur, on s’aperçut qu’il ne tenait même plus debout, complètement groggy.

À peine un seau d’eau froide plus tard jeté au visage, et il faut à nouveau se mettre en garde, regagner le centre du ring. Il faut remettre ça. Mais ça n’amuse plus autant. Et même plus du tout. Alors, après la guerre fraîche et joyeuse de quatorze, on invente la « drôle de guerre », comme si c’était une guerre pour de rire. Quelques mois pour s’en convaincre, qui sait si la coupe ne passera pas cette fois loin de nous, mais très vite, en une nuit tout bascule. Parce que de l’autre côté, le ton n’a jamais été à la plaisanterie. On s’est préparé avec tout le sérieux de la Ruhr et de ses gifles de fonte rouge. On s’est blindé.

De ce côté-ci, on rêve encore à la gloire passée, à cette figure du chevalier conquérant le monde, débarquant son animal fabuleux des caravelles espagnoles, et haut perché mettant à genoux des empires. Nostalgie encore au sein des états-majors des grandes charges à cheval, sabre au clair, qui faisaient dire à Murat que celle de Prentzlow était la plus belle qu’il eût jamais vue, et à Zola, oui, au scientifique Zola, qu’en dépit d’un revers cinglant à Reichshoffen, cette charge des cuirassés, « n’empêche, c’était crâne, ça réchauffait le cœur ».

La source du gimmick simonien, de cette figure du dragon fauché à quatre reprises par la mitraille, est là, du côté de ces charges à cheval qu’on reproduit pour la beauté du geste, en dépit du fait qu’elles tournent à la catastrophe. Il suffit d’une volte, d’un regard en arrière pour comprendre le mécanisme itératif. Crécy, Azincourt, Reichshoffen, juin quarante, quatre versions d’un même événement, d’une même inadéquation rêveuse aux temps, le compte simonien est bon.

Rappelons-nous Crécy et Azincourt, la fine fleur de la chevalerie française, autrement dit des soudards à cheval, hommes de fer n’hésitant pas à piétiner leurs propres troupes de coupe-jarrets, tant ils se montrent empressés d’en découdre avec l’ennemi, de le bousculer comme dans un tournoi. Et en face une autre idée de la guerre, qui n’emprunte plus à ces joutes princières. À quoi bon chercher l’affrontement direct, risquer le coup de lance, d’épée ou de masse d’arme, quand les archers anglais peuvent stopper sous une volée de flèches cette muraille étincelante, font s’affaisser les chevaux, chuter les hommes de fer aussi vulnérables à terre que des scarabées couchés sur le dos. À Azincourt, ce sont les couleuvrines qui entrent en action, affolant les coursiers, déchaînant un feu d’orage qui foudroie les derniers cavaliers. Azincourt, c’est la fin de la chevalerie et le début de la guerre moderne. Mais on ne veut pas y croire. D’où, cette persistance rétinienne, aveuglante. On s’accroche à cette figure aristocratique du chevalier, distinctive, élective, depuis longtemps passée, n’ayant pas résisté aux assauts de la bourgeoisie commerçante, mais tellement d’allure. On continue d’élever les statues équestres. Le Bernin et Louis XIV, David faisant franchir le Saint-Gothard à Bonaparte sur un farouche destrier quand en réalité ce fut à dos de mulet.

Pourvu que ça dure, soupirait la mère du même. Continuons de faire comme si de rien - les archers, les couleuvrines, les tanks - n’était. Rêvons encore au monde ancien. De sorte que pour contenir l’avancée des blindés allemands qui ont traversé comme par enchantement l’épaisse forêt de l’Ardenne, l’armée française envoie des régiments de dragons. Non qu’à l’état-major on ait cru à la supériorité du sabre sur les mitrailleuses, et qu’un cheval pût stopper une masse d’acier de plusieurs tonnes, mais comment renoncer à cette ivresse qui forgea jadis les destins glorieux, à cette lumière d’étoile morte qui avait fait de la France un phare de la civilisation, comment remiser définitivement sa vieille panoplie galonnée d’or.

L’uniforme justement. Quelle pitié de devoir se confondre aujourd’hui avec la terre et les broussailles, d’être pris pour un arbuste, de faire corps avec un sous-bois. Les Allemands, dès quatorze, s’étaient fait une raison pratique. Le vert-de-gris devenu la couleur Pantone de la guerre, l’état-major français, après un premier mois d’août meurtrier, le plus meurtrier du conflit, renonçait la mort dans l’âme, au képi et au pantalon garance. C’était pourtant si beau, ces soldats-coquelicots dans les blés, « si crâne ». Pour protéger le crâne, on a pensé un moment à glisser une kipa d’acier sous le képi. Mais bien vite - trop tard pour beaucoup - on se résout au port du casque. Quant à se confondre avec la terre, c’est une attitude, cet homme couché, enlisé, qui ne va pas avec notre code d’honneur. Un pleutre se couche, un brave meurt debout. Alors on lui taillera, au brave, comme à Peau d’Âne, un uniforme couleur de ciel pour qu’il se fonde, quand il avance vers l’ennemi, dans les nuées. La couleur lui indique même la marche à suivre : ce sera un Bleu horizon. De sorte encore que ce sont des morceaux de ciel juchés sur des chevaux épuisés qui s’avancent en mai quarante face aux blindés allemands. Comprenons par ces corps fauchés que c’est le ciel qui nous tombe sur la tête.

Car ce que va enregistrer Claude Simon, à travers cette image récurrente du capitaine de Reixach, portant la main à la poignée de son sabre et tombant sous les balles des parachutistes allemands comme autrefois ses pairs sous la félonie des archers anglais, c’est bien l’effondrement d’un firmament, une chute des corps célestes, la fin d’un monde, et plus précisément la fin de la France, c’est-à-dire de sa fiction fondatrice, autant dire la fin du chevaleresque, la fin des romans de chevalerie, et par la même occasion la fin du roman, car c’est la même chose, les romans ayant été écrits en langue romane pour les rustres à cheval qui n’entendaient rien au latin. Reixach (déclinaison sémantique de Reichshoffen) est un petit cousin de Don Quichotte. En ce sens que c’est bien la littérature qui a inventé cet univers chevaleresque.

Donc ça, ce cavalier portant la main à son sabre, ce qui a priori peut se concevoir, peut même ne pas manquer d’allure, sauf que nous sommes ici au mois de mai mil neuf cent quarante face à l’armée la plus mécanisée du moment, qui d’une rafale abattra le cavalier et sa monture, « homme, cheval et sabre s’écroulant d’une pièce sur le côté ». Et donc parfois, de telles images il n’est pas mauvais de se les passer, repasser, tellement l’esprit engourdi peine à intégrer cette actualité brutale. Car cette statue équestre qui n’en finit pas de tomber dans les romans de Claude Simon, c’est comme l’effondrement des tours du World Trade Center. On a besoin de revoir les images pour se convaincre de l’impensable, encore, et encore, repassez-nous ça, ça qui est toujours une préfiguration de l’Apocalypse.

La mort de la France, on nous l’avait habilement cachée dans la fantasmagorie ressassée de la mort du Roman. Laquelle aura servi de leurre pour nous divertir, d’écran pour ne pas voir. Ce qui aurait pu se dire autrement. Par exemple : le roman est mort, vive la France. Mais ce qui ne colle pas, bien sûr, et met immédiatement la puce à l’oreille. Car si on retire à un peuple la possibilité de raconter des histoires, c’est qu’il n’en a plus à raconter, c’est qu’il est sorti de l’histoire justement. À dire vrai, juste avant la sortie, il y en avait encore une, d’histoire, à dévoiler. Mais comme celle-là personne n’a envie de l’entendre, feignons que la mort déclarée du roman nous prive du moyen de rappeler l’ignominie, ces quatre années pendant lesquelles la presque totalité des élites et une grande partie de la population se sont offertes de collaborer avec l’ennemi allemand, faisant preuve d’un zèle fervent quand il s’est agi de mettre en œuvre le plan industriel sorti des cerveaux du troisième Reich pour faire de l’Europe un lieu Judenfrei, libre de Juifs, en envoyant dans les centres de mort des millions d’hommes, de femmes et d’enfants, coupables d’être nés.

Le roman est mort, le récit retiré comme un tapis sous nos pieds. Donc il n’est plus possible de dire. Donc on ne dit rien. Et comme deux précautions valent mieux qu’une, ceinture et bretelle, annonçons dans la foulée la mort de l’auteur. Et puis tiens, comme reste encore la langue, des fois qu’elle se mettrait à parler toute seule, déconstruisons-là, pilons-la, transformons-la en cobaye de laboratoire. Et pour définitivement lui tordre le cou, solennellement nous déclarons que « la syntaxe est fasciste » comme on place un panneau champ de mines pour interdire l’usage d’un territoire. Mais l’assertion de trop, bien sûr. Et littéralement parlante. Qu’est-ce qu’on ne voulait pas entendre ? De fait, quand on remonte le fil de la langue on arrive à ces mots d’ordre fascistes, comme cette recommandation à ne pas oublier les enfants.

Qu’après l’écriture il y eût encore de l’écriture, c’était pour ces pires aveugles qui ne voulaient pas voir. Comme si derrière toute bataille de Pharsale ou de n’importe où, se dissimulait la seule bataille recevable par les esprits du temps, la bataille de la phrase. Oublions que la guerre ne se paie pas de mots et que celui-là qui témoigne chevauchait sur la route des Flandres au milieu des cadavres des hommes et des bêtes, de la débandade des corps et des esprits. Face à l’insoutenable, il était plus commode de faire de Claude Simon un forgeron de la langue, se préoccupant de disposer sur la page ses longues périodes, selon le canevas qu’il avait lui-même composé avec ses crayons de couleur, chaque couleur renvoyant à un thème, de sorte que ce n’était pas l’histoire qui imposait un type de narration, mais une impression panoptique. Ouf, le récit était bien mort. On ne l’entendrait plus radoter comme une vieille personne. Pour le sens, voir la forme. Seulement ? Et ce que raconte le texte ?

C’est un Claude Simon goguenard, ragaillardi par son prix Nobel, qui glisse dans Le Jardin des Plantes, son testament littéraire, un échange du colloque de Cerisy consacré à son œuvre, au plus fort de la vague formaliste. Bien que prévenue comme de juste contre l’illusion représentative, une participante ne peut s’empêcher de faire part de ses doutes. Claude Simon aurait reçu la lettre d’un vieil officier de cavalerie dans laquelle celui-ci attestait avoir vécu un épisode semblable à celui raconté dans La Route des Flandres. Frisson dans l’assistance. Claude Simon aurait-il succombé à la tentation réaliste ? Pis encore : aurait-il raconté un épisode avéré de sa vie ? Aussitôt le maître de cérémonie, avec des arguments de censeur politique, met les rieurs de son côté : on ne va quand même pas recevoir des leçons de théorie littéraire d’un officier de cavalerie. Comme dans une mauvaise série télévisée, on entend les rires préenregistrés du public. Mais tout de même, c’est troublant, non ? Et si malgré tout ? On sent que les esprits ont besoin d’être étayés, qu’ils sont prêts à céder au canard du doute. D’où la conclusion embarrassée de Robbe-Grillet lequel se demande, après qu’on a apporté les preuves historiques des récits simoniens, si celui-là est bien des nôtres : « Donc il faut bien croire que Simon accorde aux référents une importance supérieure à celle que font les autres romanciers de cette réunion. » Les référents ? Vous savez, ce qui se rapporte au réel. Ce que traduit sobrement Claude Simon : « Des romans à base de vécu. »

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Ce texte a été publié en 2009 dans la rubrique « Paroles d’écrivain » du numéro 5 des Cahiers Claude Simon, p. 147-153. Nous remercions vivement Jean Rouaud de nous autoriser à le reprendre aujourd’hui en ligne.

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