Association des Lecteurs de Claude Simon

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Perpignan

lundi 4 août 2014, par Christine Genin

Perpignan est la ville de la famille maternelle de Claude Simon. Sa mère y est née le 8 novembre 1877. Lui-même y passe toute son enfance, de mai 1914 jusqu’en avril 1925, dans l’hôtel familial situé 12, rue de la Cloche d’Or, où il est élevé par sa mère, sa grand-mère et sa tante après la mort de son père. La famille passe se mois d’été au mas des Aloès, propriété viticole de l’oncle Carcassonne, proche de la mer.

Simon revient pour quelques temps à Perpignan en 1931, après avoir abandonné ses études de Mathématiques Supérieures, puis pendant la guerre, après son évasion, jusqu’en février 1944 où une dénonciation de la Milice le force à quitter la ville pour Paris. Il cède en 1963 sa part de l’hôtel de la rue de la Cloche d’Or pour investir une autre maison familiale à Salses.

Si la présence de la ville est massive dans les romans simoniens, en particulier dans Le Vent, Histoire, Les Géorgiques, L’Acacia et Le Tramway, le toponyme de Perpignan à quasiment absent de l’œuvre après La Corde raide, où il apparait trois fois, notamment à l’incipit :

Autrefois je restais tard au lit et j’étais bien. Je fumais des cigarettes, jouissant de mon corps étendu, et je regardais par la fenêtre les branches d’arbres. Le soleil d’hiver glissait sur le toit de tuiles voisin et l’ombre s’allongeait sur le mur. Au printemps et l’été, à Perpignan, l’acacia multiple se reflétait dans la glace, des fragments verts, le jeu de toutes ses petites feuilles ovales miroitant. » (incipit, p. 9, voir aussi p. 12 et p. 51)

Simon connait bien l’histoire de Perpignan et y fait souvent référence, par exemple :

la grande maison, l’espèce de citadelle de silence et de respectabilité au centre du dédale des vieilles rues de la vieille ville, elle-même semblable à une citadelle au pied de celle édifiée six cents ans plus tôt par un roi d’Aragon, fortifiée par Charles Quint, entourée ensuite par Vauban de formidables et vertigineuses murailles qui englobaient en même temps les quartiers gitans, les rues à bordels, les six ou sept églises où scintillaient les ors des retables baroques, les couvents, les hôtels aux meneaux Renaissance, l’ancienne halle des marchands, les cafés décorés de céramiques, de femmes iris et de plantes vertes, les places aux statues de bronze, le tribunal au fronton corinthien, cafés, places, tribunal reliés par un tramway pas beaucoup plus grand qu’un jouet d’enfant passant, anachronique et ferraillant, devant les arcades gothiques, les terrasses fleuries d’hortensias, les quincailleries, les magasins de rubans, les réclames d’anis, de chocolats, de savons, de cigares, et les affiches aux violentes couleurs des tournées théâtrales.
Il y avait aussi (mais en dehors de l’enceinte des remparts) un jardin public planté de camélias, de palmiers, de magnolias aux feuilles vernies et de gigantesques platanes aux troncs lisses, tachetés d’écailles, sous lesquels, vêtue d’une de ces longues robes qui ressemblaient à des camisoles et dont le volant balayait la poussière, elle promenait avec sa sœur aînée les enfants de celle-ci. » (L’Acacia, p. 116-117)

L'Église La Réal

La Cathédrale Saint-Jean

La Halle aux poissons

La Loge de Mer, transformée en café dès 1842, après avoir servi un certain temps de remise à diligences

Une rue du Quartier Saint-Jacques

La Casa Xanxo

La Place de la Révolution

Simon analyse les transformations successive de la ville, à la Belle Époque, dans les années précédant la Première Guerre mondiale, puis dans les années 60.

Dans une ville du Midi de la France, il y a une quinzaine d’années, la Municipalité décida de démolir les vieux remparts. Ceux-ci s’étendaient au sud de la ville et ils avaient été élevés par Vauban. On s’était servi de briques pour les construire et leur couleur passait du rose au violet suivant les heures. De grands platanes avaient poussé au fond des douves sous lesquels campait en permanence une population de gitans. Les hommes gitans portaient des chemises de couleur à pois, des feutres marron sur la tête et des mouchoirs violets noués autour du cou. Ils achetaient ou volaient des chevaux et des mulets dont ils faisaient le commerce. Les femmes faisaient cuire des marmites au-dessus de petits feux dont on voyait la lueur comme des touches chargées de peinture, orangée et rouge, et la fumée bleue des feux montait le long des platanes. Il y avait aussi des enfants sales, bruns et tous nus, qui se traînaient dans la poussière avec des chiens. Au-dessus des remparts finissait le quartier de la ville où se trouvaient les bordels qui s’alignaient côte à côte. C’étaient des maisons à un ou deux étages, peintes à la chaux en rose, blanc ou ocre. L’un d’eux s’appelait “ À l’Oranger ”. Les femmes des bordels venaient faire sécher leur linge sur les glacis. Elles étaient vêtues de peignoirs aux couleurs de fleurs dont les pans flottaient.
Quand la Municipalité eut décidé de faire démolir les remparts, elle en informa la population par une affiche qui se terminait par ces mots : “ Et enfin notre ville sera une ville comme les autres. ” La Municipalité était socialiste. Elle chassa les gitans, fit venir des machines spéciales d’Amérique, et ce fut un but de promenade pour les gens de venir voir travailler ces machines qui remuaient beaucoup de terre à la fois. Peut-être eût-on pu employer plus utilement ces machines. Mais il était nécessaire que la ville devînt d’abord semblable aux autres. Maintenant, il n’y a plus de remparts. À leur place s’étend un immense terrain vague que l’on recouvre petit à petit de maisons qui, selon les goûts de ceux qui les font bâtir, ressemblent à des postes de radio, des haciendas mexicaines ou des chalets normands, mais toutes présentant le même aspect cartonneux, la même uniforme et creuse consistance de camelote.
La ville est donc maintenant une ville semblable aux autres. (La Corde raide, p. 29-31)

Quant à la ville, c’était comme si elle s’était répudiée elle-même (répudiant son église royale, le palais où avait couché Charles Quint, sa citadelle, les remparts dont plus tard Vauban l’avait entourée) pour ainsi dire exploser, s’épanouir, accéder au sortir de ses étroites rues médiévales comme à une sorte d’antithèse d’elle-même sous les aspects d’une modernité d’ailleurs presque aussitôt fanée, déjà désuète et fragile où, dans un mélange de foi dans le Progrès en même temps que dans les canons antiques, se trouvaient paradoxalement réunis autour de l’esplanade conquise sur une partie abattue des anciens remparts la statue d’un personnage revêtu d’une redingote de bronze, la façade du tribunal en forme de temple corinthien, le nouveau siège du Crédit lyonnais et, à l’enseigne de D. GOUGOL, CAFÉ-GLACIER, la massive rotonde de fer et de verre qui tenait à la fois de la Galerie des Machines en réduction et d’un kiosque à musique où, dans ce pays pourtant tout proche de l’Espagne, un orchestre tzigane jouait le soir des airs d’opérettes viennoises et les derniers refrains de la Belle Époque, modernisations (ou transformations, ou embellissements) qui apparemment s’étaient effectués (à la façon d’un papillon s’extrayant par saccades de sa chrysalide et déployant à la fin ses ailes chatoyantes) en quatre phases auxquelles on était redevable en premier lieu du temple corinthien, puis de la statue de bronze, puis de la merveille libellule, le chef-d’œuvre de fer et de verre, et enfin, dans un quatrième et dernier effort, du cinéma à la façade rococo au pied duquel venait, au terminus de son parcours, s’arrêter la ligne du tramway. » (Le Tramway, p. 79-80)

Nous remercions Anne-Lise Blanc pour les photographies de la ville d’aujourd’hui.

 voir aussi :

 à lire pour prolonger la visite, le livre et les articles de Jean-Yves Laurichesse, notamment :

  • Une ville du midi, Claude Simon et Perpignan.
    Libre D’arts, 2013.
  • « Tout au bord du réel. Sur quelques noms propres dans Le Tramway ». Littératures, 46, printemps 2002, p. 57-75
  • « ’La Forme d’une ville’ : Perpignan comme archive dans l’œuvre de Claude Simon ». p. 123-172, dans Claude Simon, 4 : Le (Dé)goût de l’archive. Textes réunis par Ralph Sarkonak. Paris : Minard, 2005. (La Revue des Lettres modernes)
  • « Perpignan ». Dictionnaire Claude Simon, 2, p. 800-803

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