Association des Lecteurs de Claude Simon

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Barcelone

lundi 27 février 2012

Avec un ami communiste, Louis Montargès, Simon passe la dernière quinzaine de septembre 1936 à Barcelone. Pour faciliter ce voyage, il s’était fait faire une carte de membre du parti communiste. Il observe la révolution espagnole.
En octobre-novembre, Simon participe à l’achat, à Marseille, et ensuite au transbordement dans le port de Sète, d’une cargaison d’armes destinées au gouvernement républicain d’Espagne.

En septembre 1936, il se fait établir par un ami une carte du parti communiste et se rend à Barcelone alors aux mains des anarchistes. Premier contact avec la violence pure, l’odeur de mort. Il se perçoit confusément comme un imposteur et rentre en France après deux semaines. Resté en relations avec des membres de la C.N.T., il aide (ou se figure qu’il aide) à faire passer clandestinement en Espagne une cargaison d’armes, entrevoit alors le monde des trafiquants et des hors-la-loi. Intéressante expérience que son dilettantisme, son manque de véritables convictions et, partant, d’efficacité, ne lui font pas renouveler.

Claude Simon, « Notice (auto)biographique ». Dictionnaire : Littérature française contemporaine (François Bourin, 1989)

Le lieu central, dans Le Palace et les autres romans de Claude Simon est la Place de Catalogne ou se trouve l’Hôtel Colon, réquisitionné comme quartier général par le PSUC :

Vieille photo d’archives montrant la façade de l’Hôtel Colon orgueilleux palace orgueilleusement réquisitionné quartier général (traces étoilées de balles encore aux glaces du rez-de-chaussée) par le PSUC (Partido Socialiste Unificat de Catalunya) comme le fait savoir une banderole d’étamine tendue d’un balcon à l’autre du troisième étage entre deux portraits géants l’un de Lénine barbichette crâne poli luisant astiqué limpia bottas l’autre de je ne sais qui Staline peut-être moustaches mais maigre ou alors comment s’appelait le Lénine espagnol d’alors un nom comme un nom d’oiseau quelque chose comme cormoran non Comorera je crois De l’un des balcons où était accrochée la bande d’étamine j’ai vu passer l’enterrement d’un chef de la police dont les extrémistes se rejetaient dans leurs journaux l’assassinat ou plus commode arrangeant tout le monde la fameuse Cinquième colonne Montagne de fleurs rouges Le président de la Generalitat marchait en tête du cortège le visage blafard Ce qui frappait du haut du balcon c’était sur l’esplanade la foule des hommes la plupart tête nue chevelures noires gominées brillantes ailes de corbeau Plus sur la gauche mais on ne le voit pas sur la photographie il y avait un café à l’enseigne BAR DE LA LUNA À la fin le palace a brûlé bombe ou plus probablement incendié archives à faire disparaître À la place s’élève aujourd’hui au coin du Paseo de Gracia une banque façade de marbre poli Loin tout ça maintenant (Le Jardin des Plantes, p. 29-30)

Mais d’autres lieux sont aussi évoqués, la partie haute des Ramblas, la place et hôtel Saint-Augustin, le Monument à Christophe Colomb et l’église de Bétlem, l’une des plus belles églises baroques de Barcelone, qui se trouve au coin de la Rambla et du carrer del Carme :

derrière le furieux défilé des troncs de platanes : une apparition, un instant, aussi furieusement emportée dans le néant qu’apparue : quelque chose d’ouvragé, paradoxal, futile : le mur aveugle et précieux aux pierres taillées en pointes de diamant, les deux niches symétriques des saints décapités, le portail encadré de colonnes torses, béant, et qui avait vomi (et, plutôt qu’un portail d’église, la gueule même de l’enfer) feu et fumée, c’est-à-dire maintenant une haute traînée noire, comme la langue de quelque monstre vorace, repu et charbonneux (Le Palace, p. 88-89)

Dans Histoire, Simon décrit une aquatinte qui se trouve dans le bureau de l’Oncle Charles :

une aquatinte dont le titre VUE GÉNÉRALE DE BARCELONE en caractères romantiques épais dessinés en trompe-l’oeil de façon à imiter le relief pouvait se lire sur la marge inférieure constellée de taches de rousseur au-dessous de la ville jaunâtre étalée entre une mer pâle et sa ceinture de collines, semblable à ces panoramas que l’on peut voir sur les couvercles des boîtes de dattes ou de fruits confits, vaguement exotique, avec son port, les bateaux rangés dans la rade, leurs cheminées, leurs mats, les vergues entrecroisées, ses docks, les fumées de ses usines inclinées dans le même sens par le vent marin se déroulant au-dessus des opulents immeubles de pierre ocre, ses clochers gothiques, ses dômes, ses alignements d’arcades, tout dessiné minutieusement (Histoire, p. 160-161)

 Vue générale de Barcelone, gravure d’Adolphe Rouargue publiée dans L’Illustration, 1862

et une carte postale envoyée à sa mère par son amie Ninita :

carte postale VISTA GENERAL prise d’en dehors du port grisâtre Te espero el sabado a las cinco de la tarde Un abrazo tu amiga Niñita On pouvait distinguer la citadelle les clochers aigus de la cathédrale le monument de Colomb le bateau qui part le soir pour Palma, mais rien qui bouge, le tout gris fusain uniforme estompé (Histoire, p. 366)

Ce que retient enfin Claude Simon de Barcelone, c’est le modernisme, qui s’était développé avec une extraordinaire vitalité en Catalogne du Sud : il admire on le sait Antoni Gaudí, figure majeure de ce mouvement, qui est pour lui une référence fréquente concernant la question de la composition en art comme en littérature, en particulier par l’exemple du célèbre parapet décoré de fragments de céramiques du parc Güell, à Barcelone.

Si vous allez à Barcelone, vous aimerez les vieux monuments qui par leur tragique nudité ou leur exubérante luxuriance vous sembleront d’accord avec l’austère ou brillante idée que les écrivains et les opéras vous ont donné de ce pays. Vous apprécierez moins, et probablement pas du tout, les monuments modernes, parce qu’il vous semblera les avoir déjà vus dans les grandes villes de votre propre pays. Mais si vous regardez mieux ou si vous restez plus longtemps, vous verrez que les maisons qui longent les avenues au quadrillage régulier des nouveaux quartiers ne sont pas plus semblables aux immeubles à six étages de chez vous que le catalan que vous entendez parler n’est semblable à votre langue.
On a dit que 1900 était une esthétique de l’extase. Mais cette pétrification avortée d’un rêve évanescent qui a abouti aux architectures de Gaudi, a donné là sa plus extraordinaire représentation. Comme si l’univers exsangue, libellules, poissons, plantes aquatiques, femmes fleurs qui, un peu partout dans le monde, multiplia à cette époque ses végétales cristallisations, verts d’eau, mauves diaphanes, avait trouvé sous ce ciel son véritable climat. Et en fait, les poèmes de saint Jean de la Croix, les extatiques nymphomanes aux graniteuses chevelures de Gaudi, sont de la même essence. La même furieuse insurrection, le même désir d’un impossible dépassement, la même révolte contre la fragilité des plus périssables incarnations. Peut-être est-ce là, réalisée, cette perpétuation du momentané, dont parle Unamuno. En tout cas, tout aussi logiquement illogique, tout aussi réelle que cette négative raison que soulignait Lénine, lorsque, errant dans les cafés d’Europe aux déliquescentes décorations, il annotait Hegel.
Et si, en regardant les maisons en forme de vagues solidifiées, les gonflements de pierre du Paseo de Gracia, les replis des balustrades du parc Güell, vous vous souvenez des curés ventrus et bagués, des arides faubourgs grouillants (murs nus, poussière grise), des palmiers, des boîtes à cigares aux dorures coloriées, des dômes de pâtisserie, des carcasses attractives du Tibidabo du haut duquel les grévistes lançaient des tramways en flammes, tous freins desserrés sur la ville, vous commencerez à sentir que, sous son ciel bleu, ce grand rassemblement de maisons qui descend, blanc et ocre, jusqu’à la mer, avec les taches sombres des jardins, ses villas à roseraies, son port immense et charbonneux, recèle quelque chose d’insolite que vous n’avez trouvé encore nulle part ailleurs. Une ville creuse et désolée, un décor boursouflé, foisonnant ; le conséquent et cahotique visage d’une impudique, parce qu’inapaisable, détresse. (La Corde raide, p. 42-44)

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