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Un idiot

samedi 9 février 2013, par Jacques d’Anglejan

Un idiot. Voilà tout. Et rien d’autre. Et tout ce qu’on a pu raconter ou inventer, ou essayer de déduire ou d’expliquer, ça ne fait encore que confirmer ce que n’importe qui pouvait voir du premier coup d’œil. Rien qu’un simple idiot. Seulement, lui, avec le droit de se promener en liberté, de parler aux gens, de signer des actes et de déclencher les catastrophes. Parce qu’il paraît que les médecins classent les types comme ça dans les inoffensifs. Très bien. C’est leur affaire. Mais si, au lieu de se contenter de leur avis, on demandait aussi celui des gens comme nous qui en savent peut-être un peu plus long sur l’espèce humaine que tout ces types de la Faculté… Parce que, écoutez moi : en fait de spécimens humains, tous défile ici, vous pouvez me croire, et en ce qui concerne les mobiles auxquels obéissent les gens, si j’ai appris quelque chose pendant les vingt ans que j’ai passés dans cette étude, c’est ceci : il n’en existe qu’un seul et unique : l’intérêt. Et alors, voilà ce que je dis… » Et tandis que le notaire me parlait, se relançait encore – peut-être pour la dixième fois – sur cette histoire (ou du moins ce qu’il en savait, lui, ou du moins ce qu’il en imaginait, n’ayant eu des événements qui s’étaient déroulés depuis sept mois, comme chacun, comme leurs propres héros, leurs propres acteurs, que cette connaissance fragmentaire, incomplète, faite d’une addition de brèves images, elles-mêmes incomplètement appréhendées par la vision, de paroles, elles-mêmes mal saisies, de sensations, elles-mêmes mal définies, et tout cela vague, plein de trous, de vide, auxquels l’imagination et une approximative logique s’efforçaient de remédier par une suite de hasardeuses déductions - hasardeuses mais non pas forcément fausses, car ou tout n’est que hasard et alors les mille et une version, les mille et un visage d’une histoire sont aussi ou plutôt sont, constituent cette histoire puisque telle elle est, fut, reste dans la conscience de ceux qui la vécurent la souffrirent, l’endurèrent, s’en amusèrent, ou bien la réalité est douée d’une vie propre, superbe, indépendante de nos perceptions et par conséquent de notre connaissance et surtout de notre appétit de logique – et alors essayer de la trouver, de la découvrir, de la débusquer, peut-être est-ce aussi vain, aussi décevant que ces jeux d’enfants, ces poupée gigognes d’Europe centrale emboîtées les unes dans les autres, chacune contenant, révélant une plus petite, jusqu’à quelque chose d’infime, de minuscule, insignifiant : rien du tout ; et maintenant, maintenant que tout est fini, tenter de rapporter, de reconstituer ce qui s’est passé, c’est un peu comme si on essayait de recoller les débris dispersés, incomplets, d’un miroir, s’efforçant maladroitement de les réajuster, n’obtenant qu’un résultat incohérent, dérisoire, idiot ou peut-être notre seul esprit ou plutôt notre orgueil, nous enjoint sous peine de folie et en dépit de toute évidence de trouver à tout prix une suite logique de causes et d’effets là où tout ce que la raison parvient à voir, c’est cette errance, nous-mêmes ballottés de droite et de gauche, comme un bouchon à la dérive, sans direction, sans vue, essayant seulement de surnager est souffrant, et mourant pour finir, et c’est tout…)

Claude Simon, Le Vent, (Minuit, 1957, incipit, p. 9-11)
Réédition en Minuit « Double » et numérique le 7 février 2013

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Le Vent