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David Fowler. Hommage à Jean Ricardou (2016)

mardi 13 décembre 2016, par Christine Genin

En me mettant à rédiger cette nécrologie de Jean Ricardou, j’ai conscience d’écrire pour un groupe de lecteurs qui dans une certaine mesure connaît déjà un moment de la carrière de Ricardou. Bien des récits, certains plus tendancieux que d’autres, racontent l’implication de Ricardou dans le nouveau roman et on voit difficilement comment un lecteur sérieux de Simon aurait évité de se faire une opinion sur les effets favorables ou nuisibles de cet engagement. Plutôt que de reprendre l’histoire du nouveau roman, il sera plus éclairant de mettre l’accent sur des aspects de l’activité de Ricardou qui ont succédé à son « excommunion » du nouveau roman en 1982.

D’abord, il faut se remettre en mémoire que Ricardou était par profession instituteur et qu’en tant que tel il avait des connaissances précieuses quant aux mécanismes de l’apprentissage de la lecture et de l’écriture aux étapes les plus élémentaires. De plus, il a commencé à remettre en question la pratique – aucunement limitée, il faut le dire, au système scolaire français – d’encourager la création littéraire au niveau de l’école primaire et de la négliger par la suite. Il en a tiré la conclusion – aucunement déraisonnable, on le sent – que des facteurs idéologiques étaient en jeu. Si l’écrivain est « inspiré » ou « doué », comme le veut l’idéologie dominante, vouloir enseigner comment écrire n’a aucun sens et la critique littéraire se trouve réduite à admirer l’écrivain inspiré et doué. Je propose que pour comprendre Ricardou il faut savoir que supprimer cette doctrine arbitraire l’a motivé pour le restant de sa vie. C’était un projet explicitement politique, car Ricardou croyait fermement que si les membres de la classe ouvrière étaient nombreux à se rendre compte qu’aucun mystère ne s’attache à écrire et que, comme tout autre compétence, celle-ci se laisse acquérir en y consacrant suffisamment de temps et d’application, cette démystification s’étendrait nécessairement à d’autres domaines idéologiques. À ce propos on pense au mot de Marx selon lequel il y a une plus grande différence biologique entre un chien bâtard et un lévrier qu’entre un éboueur et un philosophe.

Et puis, Ricardou était matérialiste et en se posant la question esthétique – en quoi un texte littéraire se distingue-t-il d’un mode d’emploi pour une machine à laver ? – il a conclu que le premier attire l’attention sur sa matérialité textuelle, tandis que le second fait tout ce qui se peut pour occulter la matérialité. La façon dont il a d’abord formulé cela a entrainé une certaine confusion en ce qu’il a parlé de « représentation » d’une part et d’« anti-représentation » de l’autre – ce qui a fait penser que Ricardou croyait que le roman devrait s’auto-générer de façon totalement autonome et entièrement détachée de la représentation. La prédominance du structuralisme à cette époque a pu encourager cette appréciation erronée car bon nombre de ses partisans semblait être d’avis que les structures de la langue déterminent celles du réel, ce qui est manifestement un concept idéaliste très éloigné des vues de Ricardou. En fait, les théories de Ricardou présupposaient toujours un rapport, aussi ténu qu’il soit, entre d’une part langue et littérature et d’autre part le réel, comme peut le constater tout lecteur qui aborde ses romans et ses nouvelles sans parti pris. Par exemple, dans La prise de Constantinople revient à plusieurs reprises une description de l’électroconvulsivethérapie subie par Ricardou au moment de la guerre d’Algérie. Oui, Ricardou était formaliste mais on peut préciser en ajoutant qu’il était matério-formaliste.

Ensuite - et ceci est souvent négligé lors de discussions sur l’histoire du nouveau roman – en tant que membre du comité de rédaction de Tel quel, Ricardou occupait une position charnière. À l’époque il se donnait pour tâche de fusionner le nouveau roman avec Tel quel et seul le veto de Sollers l’a empêché d’intituler un de ses recueils d’essais « Nouveau Roman, Tel quel ». Il a également œuvré en vain pour l’accession au comité de rédaction de Pinget et d’Ollier. Ses tentatives d’unification ont été frustrées par deux événements. La décision, prise en son absence, d’aligner Tel quel sur le maoïsme – décision, comme il s’est avéré par la suite, fondée sur une ignorance totale des réalités chinoises – a amené la démission immédiate de Ricardou. La seconde était, bien sûr, ce qu’on pourrait appeler le congrès de la dissolution du nouveau roman organisé par Tom Bishop à New York en 1982, lors duquel Ricardou, absent, fut dénoncé comme un « fou » et un « stalinien ». Car en dépit des affirmations répétées du contraire par Robbe-Grillet et malgré ses vaines tentatives de rallier Duras sous la bannière, cela a signifié la fin du Nouveau roman en tant que projet collectif, fait que Celia Britton attribue au déclin d’enthousiasme révolutionnaire après 1968 et à la croissante réussite individuelle de certains de ces auteurs. Ricardou et quelques associés ont pourtant décidé de continuer sur la ligne qu’ils avaient choisie, c’est-à-dire, l’élaboration d’une esthétique matérialiste et la démocratisation et la socialisation de l’écriture. Dans un premier temps, cela entrainait la parution, malheureusement passagère, de deux revues, Conséquences et Texte en main. Pour la première, qui publiait des articles dont la grande gamme de sujets comprenaient, en plus de la littérature, la musique, l’architecture et l’art, Ricardou rédigeait une série d’articles introduisant une théorie matérialiste de l’écriture, dénommée Textique, discipline collaborative qu’il développait dans une série de séminaires tenus pendant de nombreuses années à Cerisy-la-Salle. Dans Texte en main, consacré au développement des ateliers d’écriture, il présentait des idées qui sont devenues influentes dans ce domaine. Parallèlement aux séminaires de Textique, Ricardou tenait le soir des ateliers d’écriture fondés sur l’idée paradoxale que les possibilités illimitées proposées par la page blanche bloquent l’auteur néophyte tandis qu’une « contrainte » aide à libérer sa créativité. Ainsi pendant bien des années les adhérents de Textique passaient les soirées à Cerisy-la-Salle en discutant leurs contributions à un Bestiaire : autant de lettres que possible du mot bestiaire devaient s’utiliser pour former le nom d’un animal imaginaire, à décrire en neuf lignes de neuf mots dans un style pseudo-scientifique ou savant. Maurice de Gandillac y prenait tellement de plaisir qu’en 2003 il a publié un recueil de ces bêtes fictives, préfacé par Ricardou.

Ni Conséquences ni Texte en main ne se sont avérées viables mais la maison d’édition Les Impressions nouvelles, lancée en même temps, a eu beaucoup plus de succès, amenant la parution de la revue Formules qui existe encore aujourd’hui. Dans la mesure où Impressions nouvelles ainsi que Formules sont dirigées par des personnes attachées aux idées de Ricardou, il est probable qu’elles continueront à influencer un certain public. La mort de Ricardou rend plus difficile de prédire l’avenir de Textique en tant que groupe constitué, encore que, d’après ce que je comprends, les membres du groupe se soient sentis dans tous les cas près de terminer leurs recherches. De telles activités ont eu pour conséquence que Ricardou n’a publié aucune œuvre de fiction après 1988, année de la parution de La Cathédrale de Sens et d’une nouvelle édition de Révolutions minuscules, augmentée par une nouvelle, « Révolutions minuscules, en guise de préface à la gloire de Jean Paulhan », qui multipliait par deux le nombre de pages du livre. La couverture de La Cathédrale de Sens annonçait un livre à venir intitulé « Le centre de gravité, roman ». Et dans Une maladie chronique, une œuvre théorique publiée en 1989, on annonçait un recueil de nouvelles : Le polygone de sustentation. Quand je l’ai questionné sur la non parution de ces volumes, Ricardou restait évasif sur le roman et il m’a dit qu’il n’avait terminé que deux d’entre les nouvelles. Il y a pourtant des perspectives réalistes de voir des œuvres posthumes publiées par Impressions nouvelles. Cette maison d’édition a déjà fait paraître deux ouvrages théoriques de Ricardou issus de travail de Textique sur des années : Intelligibilité structurale du trait et une étude sur Proust intitulée Grivèlerie, parue en même temps qu’une introduction à la Textique, Un aperçu de la Textique, rédigée par un collaborateur de Ricardou de longue date, Gilles Tronchet.

J’ai rencontré Ricardou pour la première fois en 2001 et par conséquent je n’ai eu aucune expérience de son comportement au moment où il était au faîte de son influence. Certains l’ont caractérisé comme un despote qui rudoyait ceux qui ne partageaient pas ses avis au point de les faire taire. Tout ce que je peux dire, c’est que d’après mon expérience il était généreux de son temps, courtois, patient et totalement dévoué à la tâche déjà mentionnée de démocratiser et socialiser l’écriture dans toutes ses formes, et son thème récurrent était le devoir de politesse dû par l’auteur au lecteur.

David Fowler

Au moment de rédiger sa thèse de doctorat sur les dernières œuvres de Jean Ricardou, (Université de Stirling, 2006) David Fowler a assisté trois années de suite à partir de 2001 aux séminaires de Textique à Cerisy-la-Salle.

David Fowler se trouve à gauche de Jean Ricardou sur la photo ci-dessus.

Jean Ricardou avec Édith Heurgon, Directrice du Centre Cuturel International de Cerisy, que nous remercions de nous autoriser à publier ces photographies des Archives Pontigny-Cerisy.

 Voir aussi la page sur Jean Ricardou et de ses rapports avec Claude Simon et la page consacrée à Jean Ricardou sur le site de Cerisy

Une journée d’hommage sera organisée fin avril 2017 au Collège international de philosophie, un recueil des quelque trente conférences de Jean Ricardou à Cerisy paraîtra à l’automne prochain aux éditions Hermann et un colloque international lui sera consacré en août 2019 à Cerisy.

 Le séminaire de Textique s’est poursuivi avec Jean Ricardou jusqu’en 2015 et se poursuivra les années prochaines, animé par le Collectif Textique.